Déclaration de M. frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication, sur l'économie numérique du cinéma et la sauvegarde du patrimoine cinématographique, Paris le 13 octobre 2011.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque international sur le cinéma numérique à Paris le 13 octobre 2011

Texte intégral


Le monde de la pellicule en train de disparaître, et la suprématie des disques durs ?
La chaleur de l’argentique et la froideur de l’encodage immatériel ?
Adieu Cinéma Paradiso, adieu les petites étoiles sur l’écran qui marquaient les changements de bobine et donnaient aux spectateurs le signe d’une présence humaine dans la salle de projection, et Bienvenue à Gattaca ?
Pour tout vous dire, je ne suis pas persuadé de la pertinence de ces oppositions tranchées.
Serions-nous en train de rejouer la partition des craintes qui accompagnent toutes les transitions technologiques majeures ? Je ne le crois pas non plus, même si je ressens moi-même une certaine nostalgie pour le monde du 35 mm, qui aura constitué pendant tant d’années la matérialité même de l’univers du cinéma, de sa production, de sa distribution, de sa conservation patrimoniale, du plaisir aussi de sa manipulation, pour le projectionniste occasionnel que j'ai pu être dans le passé.
Mais parfois, jouer à se faire peur peut s’avérer très utile. Derrière les mythologies actuelles de la dématérialisation, il y a une nouvelle géographie, très réelle, des lieux et des supports de stockage physique, et de leurs conditions de conservation ; il y a les incertitudes sur la durée de vie de nos nouveaux supports. Tout cela pose des questions plus que légitimes pour tous les métiers du cinéma.
Être avec vous aujourd’hui à la Cinémathèque, c’est pour moi l’occasion de revenir sur quelques éléments de notre politique, au ministère de la Culture et de la Communication, en matière de numérique. À Cannes, a été signé sous mon égide un accord cadre sur la numérisation des films de patrimoine avec les détenteurs de catalogue, le Commissariat général à l’investissement et la Caisse des Dépôts. Depuis la signature de cet accord, les discussions avancent entre la Caisse des Dépôts et ces grands détenteurs. Nous pouvons espérer d’ici à la fin de l’année que ce dispositif permettra de numériser environ 500 films. Je mesure la technicité de ces discussions, et le diable se niche souvent, comme on dit, dans les détails : néanmoins, il faut que les grands catalogues puissent avancer et être les plus réactifs possibles, afin d’inventorier leurs films de patrimoine les plus attractifs, pour saisir l’opportunité du « grand emprunt ». J’ai également l’espoir qu’une fois cette dynamique enclenchée, notamment avec la participation pionnière de Gaumont et de Pathé, les détenteurs de catalogue de taille plus modeste puissent rejoindre le mouvement.
Il s’agit là, en effet, d’un enjeu culturel majeur. La diffusion ce ces oeuvres patrimoniales, leur réédition et leur remasterisation, sur l’ensemble des supports et des réseaux, y compris les salles de cinéma, avec la norme numérique « 2K » commune pour tous, permettra de leur donner une nouvelle jeunesse. Elle vient répondre bien sûr à une attente du public cinéphile ; elle va aussi la susciter chez un public plus large.
À ce titre, je tiens à saluer chaleureusement ceux qui se sont engagés, éditeurs et détenteurs de catalogues, depuis quelques années désormais, dans le mouvement global de réédition de grands classiques dans des versions restaurées et remasterisées. Cette formidable dynamique pour notre patrimoine cinématographique, c’est aussi celle de Cannes Classics, du Festival Lumière qui vient de se tenir à Lyon et qui a été un formidable succès populaire. C’est aussi bien sur le remarquable travail des cinémathèques. Ces dernières vont d’ailleurs être désormais aidées directement par le Centre national de la cinématographie et de l’image animée.
Parallèlement, le CNC, véritable cheville ouvrière de cette politique globale, a mis en place un dispositif pour numériser et restaurer les oeuvres patrimoniales les plus fragiles et aux perspectives d’exploitation plus risquées suivant une procédure qui a été notifiée cet été à Bruxelles. Je tiens à remercier le CNC pour ce remarquable travail de recensement des oeuvres, qui permet parallèlement d’établir des normes d’inventaire et de catalogue utiles à tous, et notamment au niveau international. Dans ce domaine, comme dans d’autres relatifs au cinéma, la France fait office de pionnier, afin que nous puissions à nouveaux frais, pour reprendre la belle expression d’Eric Garandeau, « éditorialiser notre mémoire ».
Le tournant technologique que notre cinéma connaît aujourd’hui suscite bien des inquiétudes concernant notamment les capacités de conservation ; cela a été l’une des questions principales qui ont animé vos réflexions aujourd’hui. Je sais que certains d’entre vous proposent la mise en place d’un dispositif pour conserver les films tournés en numérique sur des supports photochimiques. Il est vrai que la question de la durée de vie et de la conservation des supports numériques se pose de manière de plus en plus évidente, comme le montre l’étude réalisée par le CNC. Elle se pose d’ailleurs pour tous les secteurs directement concernés par la concentration de leurs données sur ces nouveaux supports. L’enthousiasme suscité par les gains en termes de place, de coût de stockage, a laissé la place à une certaine inquiétude légitime. Mon ministère reste particulièrement attentif à ces questions, et j’invite les industries techniques, et notamment les laboratoires, à ne pas tourner le dos définitivement aux supports chimiques.
Cela étant dit, et sans vouloir minorer ces interrogations légitimes, je tiens à rappeler que le numérique représente aussi pour nos laboratoires, pour nos industries techniques, une formidable opportunité de développement et de modernisation en termes économiques et commerciaux, avec un marché considérable qui s’ouvrent à eux. C'est pour eux un « deuxième souffle » très attendu.
Depuis mon arrivée rue de Valois, j’ai toujours veillé, de manière générale, à ce que la convergence avec le monde de l’internet ne se fasse pas au détriment de nos créateurs et de nos industries techniques : c’est précisément aux pouvoirs publics de s’assurer que cette convergence ne devienne pas concurrence sauvage, en préservant et en garantissant notamment la diversité de l’offre culturelle légale.
L’aspect lissé, il y a encore quelques années, des images tournées en numérique, qui rebutait les amateurs de pellicules, n’est plus d’actualité, tant les progrès réalisés dans ce domaine sont importants. Qu’il s’agisse de filmer, de diffuser ou de conserver, les supports numériques sont de moins en moins incompatibles avec ce qu’on pourrait appeler « le retour du grain », tant pour les oeuvres restaurées que les oeuvres « natives » numériques. Et je crois que la projection ce soir de Taxi Driver dans sa version restaurée en est l’illustration.
Le plus profond de la vidéosphère, c’est l’oeil. C’est lui - et non pas l’argentique ni les lignes de code -, le support final de toutes les émotions que le cinéma porte et portera encore longtemps.
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 18 octobre 2011