Texte intégral
« Quelle place accorder à la vulnérabilité dans nos sociétés modernes qui érigent la performance, la jeunesse et la beauté esthétique en dogme absolu ? Quel regard porter sur la fragilité dans une civilisation du contrôle et du paraître ? Ny a-t-il de vie que dans la vitalité ?
Cest à ces interrogations et à bien dautres encore que vous nous avez invités à réfléchir dans le cadre de ce colloque organisé à loccasion de la Journée mondiale de la maladie dAlzheimer.
Dépendance, vulnérabilité, souffrance : autant de réalités qui, dans notre époque, nont pas ou plus vraiment droit de cité, parce que, chez chacun dentre nous, elles suscitent la peur. Peur de voir son corps se dégrader et sa santé décliner. Peur dêtre affaibli psychologiquement ou de perdre sa liberté, sa capacité dagir et de choisir. Peur, en quittant son lieu de vie habituel, de connaître le déracinement, la souffrance ou la maltraitance.
En réalité, le grand âge nous renvoie, collectivement, au tabou ultime : celui de sa propre finitude.
Aussi, plutôt que de laffronter dans ce quil a de plus terrifiant Qui, en effet, na pas peur de mourir ? , faisons-nous le choix, lâche, de lescamoter, en rendant invisibles celles et ceux qui pourraient nous le rappeler : nos aînés.
Mais nier cette vulnérabilité, nest-ce pas nier lessence même de notre condition humaine ? Si nous existons, cest précisément parce que nous sommes vulnérables. Et Simone Weil ne dit pas autre chose lorsquelle écrit dans La Pesanteur et la grâce que « La vulnérabilité des choses précieuses est belle parce que la vulnérabilité est une marque dexistence ».
Dès lors, que dire dun monde qui nierait la souffrance et la vulnérabilité ?
Comment ce monde peut-il être accessible à lempathie, à la compassion, au soutien et au soin, sil se rend aveugle et sourd aux plus fragiles, et donc à tous ?
En cela, la vieillesse nous enseigne sans doute un rapport au monde et aux êtres dont nous avons besoin pour construire un « être-ensemble juste », pour reprendre les termes, auxquels je souscris pleinement de Corine Pelluchon.
La vieillesse et la dépendance nous poussent ainsi à interroger notre rapport à nous-mêmes et notre rapport à lautre, dans un questionnement à la fois éthique et politique.
Cest à cet exercice, ô combien difficile, que se consacre quotidiennement lEspace de réflexion éthique sur la Maladie dAlzheimer (EREMA). Cétait une exigence du Plan Alzheimer, dont vous avez su vous emparer ( ) grâce à lengagement de ses équipes, que je salue également, vous avez donné à cette structure originale tout son sens et toute sa noblesse. Soyez-en ici profondément remercié.
Je le disais il y a un instant : être mortel par excellence, le vieillard ne fait plus partie, paradoxalement, du « commun des mortels ». Et pourtant, dans quelle catégorie aristotélicienne situer lhumanité, la condition même dêtre humain ? Est-ce une substance ou lun des neuf accidents décrits par Aristote ? Difficile de nier que nous sommes toutes et tous des femmes et des hommes, partout et toujours.
Pourtant, la question de lautonomie notamment, cette faculté de se gouverner soi-même selon ses propres lois, prouve à quel point nos certitudes sont ébranlées. Est-on toujours autonome lorsque lon est dépendant ?
Nous le savons, la maladie dAlzheimer, par exemple, entraîne une perte progressive des fonctions mentales. Dès lors, il nest sans doute pas toujours possible de laisser la personne âgée déterminer elle-même ses propres choix. Mais qui peut, alors, décider pour elle, et à quel titre ? Quand la mémoire est défaillante ou perdue, quand le domicile est quitté, lui qui incarne, bien souvent, la mémoire matérielle de notre histoire familiale, que reste-t-il encore de notre identité ?
Force est de le constater : facteur de dissemblance, le temps fait son uvre, irrésistiblement, irrémédiablement. Et pourtant, les deux temps sont-ils réellement irréconciliables ? Malgré le passage du temps, nexiste-t-il pas en moi quelque chose qui résiste et demeure à lidentique ?
Marchant dans les pas de Paul Ricur , je serais tentée dinvoquer ici la un « invariant relationnel », qui considère bien la personne comme une continuité ininterrompue. Or, pour Ricur, cest dans la parole donnée que se disent le maintien de soi, et donc lidentité. La définition de lidentité passe ainsi par la relation à autrui, et par ce quon lui doit.
Le rapport à soi et le rapport à lautre sont donc inévitablement liés. Et cela nest guère étonnant : la dépendance, ou linterdépendance, nest-elle pas le propre de lhumain ? Toutes et tous, nous sommes dépendants les uns des autres. Toutes et tous, en tant quêtres humains, nous interagissons.
Etre humain, être soi, cest donc être en lien avec les autres. Autrement dit, être homme, cest être débiteur, en dette par rapport à autrui. Telle est la définition quEmmanuel Levinas donne de lhumanité.
Par conséquent, dès quil existe quelque part une souffrance, nous devons nous en sentir responsables.
Le seul fait que lautre soit là, avec son « visage » qui commande et qui interpelle, suffit à affirmer cette « éthique de la responsabilité », qui est aussi, en quelque sorte une « éthique de la vulnérabilité ».
Levinas résume cet impératif dans cette belle formule : « limpossible indifférence à légard de lhumain ».
Et Paul Ricur, lui, le dit à sa manière : « Lobjet de la responsabilité, cest le fragile, le périssable qui nous requiert, parce que le fragile est, en quelque sorte, confié à notre garde, il est remis à notre soin ».
Jen suis convaincue : se demander comment accueillir le grand âge et construire une société solidaire ne peut se faire sans un détour par cette notion, précisément, de « responsabilité ». Cette responsabilité à légard des personnes âgées est dautant plus forte que, du regard que notre société porte sur elles, dépend le regard quelles portent sur elles-mêmes.
Si les personnes âgées déplorent leur perte dautonomie, cest bien sûr pour elles-mêmes, pour ce quelles se trouvent empêchées de faire. Mais cest aussi par peur une autre facette de cette peur que jévoquais tout à lheure.
Peur dêtre un fardeau, une charge, et de le lire dans le regard de lautre. Pour autant, rien ninterdit, bien au contraire, de sinterroger sur cette responsabilité.
Sommes-nous responsables de nos parents, parce que ce sont nos parents ? Sommes-nous responsables des êtres qui nous entourent parce quils sont humains et vulnérables ?
La réponse na rien dévident.
Sans doute est-ce dans lopposition entre responsabilité et devoir quil faut la chercher. Le devoir, norme imposée de lextérieur, peut nous accabler. Lexercice de notre responsabilité, lui, est intériorisé et ressenti, puisé dans notre éthique personnelle et dans le regard damour que nous portons sur nos proches. Comment cette responsabilité se manifeste-t-elle ? Nous le savons bien et la journée mondiale Alzheimer de demain le soulignera certainement , il existe dinnombrables façons de venir en aide à son prochain.
Jen veux dailleurs pour preuve toutes les formes que peut prendre linfini dévouement des aidants, auxquels, ici, je veux rendre un hommage appuyé. Si jévoque ici la famille, cest que, quelle que soit sa forme, elle est évidemment au cur du débat. Ce sont en effet les familles qui rencontrent des difficultés dordre pratique, psychologique ou financier lorsquelles sont confrontées à la dépendance dun proche. Ce sont elles qui, souvent, accompagnent la personne âgée dépendante, en soccupant delle à son domicile ou en prenant une part active dans la recherche dun établissement adapté, où, par la suite, elles viendront la soutenir et laimer. En ce sens, les solidarités familiales sont essentielles, même si elles ne sexercent plus tout à fait comme avant. Car ne nous y trompons pas : la dépendance a ceci de particulier quelle nous oblige à repenser les liens qui nous unissent les uns aux autres. Elle vient percuter nos modèles familiaux, alors même que ceux-ci ont largement évolué. Ils ne sarticulent plus forcément, comme cétait le cas depuis la naissance de nos politiques familiales dans les années 1930, autour du couple triangulaire constitué par lenfant et ses parents.
De nouveaux acteurs doivent être aujourdhui reconnus : des femmes et des hommes de 50 ans ou plus, encore en activité ou jeunes retraités, qui se trouvent au cur du lien intergénérationnel. Soutenant leurs enfants et leurs petits-enfants, grâce à des dons financiers ou en nature, mais aussi grâce à leur disponibilité, ils jouent également un rôle essentiel dans laccompagnement au quotidien de leurs parents dépendants. A laune de ce noyau familial inédit, cest toute larchitecture de notre politique familiale que nous devons repenser, pour mieux larticuler à celle de la vieillesse, et en particulier à celle du maintien à domicile.
Dautres questions se posent également : comment, par exemple, accueillir la personne dépendante lorsque les liens familiaux sont éclatés ou distendus, du fait de léloignement géographique, de lindépendance croissante des membres dune famille ou des recompositions familiales ? Pour autant, loin de moi lidée de dénoncer un délitement du lien social, auquel je ne crois pas. Les solidarités sexercent, mais elles sexercent différemment. Le lien nest plus imposé, parce que naturel ; il est créé, parce que choisi. Ces « affinités électives » créent de nouveaux modes de solidarités. La solidarité nationale, bien sûr, doit jouer pleinement son rôle dans lattention aux plus vulnérables et la prise en charge de la dépendance.
Pour autant, elle ne doit pas être le paravent de nos égoïsmes. Son rôle est aussi de soutenir, dencourager les autres formes de solidarités. Et cest lun des enjeux de la réforme de la dépendance. Cette dernière, je veux le dire dailleurs avec force, nest pas enterrée, contrairement à ce que daucuns ont pu prétendre. Véritable enjeu pour demain, elle ne fait au contraire que commencer.
Pour conclure, je voudrais voir dans la journée mondiale Alzheimer une occasion privilégiée dappeler chacun à faire preuve dune attention bienveillante à légard de nos aînés. « Bienveillante » au sens où nous devons « bien les voir », les voir tels quils sont et tels que, dailleurs, ils aspirent à être vus. Pour cela, il est indispensable de faire évoluer nos représentations du grand âge, en refusant la fatalité et en promouvant une vision positive du vieillissement.
Cest ainsi et ainsi seulement que, véritablement, nous parviendrons à « faire société ».
Cela na aucun sens de dresser une barrière entre les jeunes et les plus âgés, le « grand âge » et le « bel âge ». Chacun a besoin de lautre et senrichit de lautre. Car, en définitive, cest bien cette vulnérabilité que nous avons en partage qui, précisément, fait de nous des hommes et non des dieux.
Source http://www.fondapol.org, le 26 septembre 2011