Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, dans "RTL" le 6 décembre 2011, sur l'accord franco-allemand de sauvetage de la zone euro, sur l'hypothèse d'un nouveau traité d'organisation de l'Europe.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral


Q - Angela Merkel et Nicolas Sarkozy en sont convenus hier, un nouveau traité organisera le fonctionnement de l’Europe et des sanctions automatiques seront instituées contre les États qui ne respecteront pas les limites fixées au déficit public. L’idée d’une mutualisation de la dette des eurobonds, naguère défendue par la France, a été abandonnée. Visiblement hier l’esprit allemand a triomphé de l’esprit français, mais de cela peut-être vous n’en conviendrez pas, Alain Juppé.
R - Non. Je ne veux surtout pas jouer à ce petit jeu : qui a perdu ? Qui a gagné ? On sait où cela mène. Je ne veux pas m’engager dans ce genre de dérapage.
Q - Mais la logique allemande a quand même dominé hier.
R - Non. Je vais prendre deux ou trois exemples. La logique allemande, c’était de placer les budgets nationaux sous tutelle de la Cour de justice de l’Union européenne. La France ne l’a pas accepté et cela n’a pas été fait. Ce qui a été accepté, c’est que la Cour de justice vérifie la Règle d’or, qui est une idée française.
Q - Sera-t-elle appliquée ou pas ?
R - Bien sûr, la Règle d’or sera appliquée parce qu’elle sera sous le contrôle de la Cour de justice.
Deuxième exemple qui montre que c’est beaucoup plus compliqué : il y a deux ans, l’Allemagne était allergique à l’idée d’un gouvernement économique. Que s’est-il passé hier ? C’est la chancelière elle-même qui l’a dit : le Conseil des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro devrait se réunir tous les mois pendant la période de crise ; voilà, le gouvernement économique est en place.
Je pourrais citer d’autres exemples qui montrent que chacun y a mis du sien et que l’on est arrivé à un compromis qui me paraît vraiment décisif aujourd’hui pour faire avancer la gouvernance européenne.
Q - Pensez-vous que ce compromis peut modifier l’état d’esprit des marchés, faire cesser ou diminuer la spéculation ?
R - Je le crois. On entend beaucoup parler, à juste titre, de l’annonce de Standard & Poor’s. D’abord, je voudrais rappeler qu’il ne s’agit pas d’une dégradation mais d’une menace de rétrogradation. Cela concerne l’ensemble de la zone euro avec, peut-être, une mention particulière pour la France, mais nous savons que nous avons plus d’efforts à faire que d’autres.
Ensuite, ce qui me frappe, c’est le décalage de cette annonce. Nous savions ce qu’allait décider Standard & Poor’s ne savait pas ce qui allait se passer dans la journée d’hier, c’est-à-dire l’accord franco-allemand. Cet accord franco-allemand, qui, j’en suis convaincu, nous permettra d’avancer au prochain Conseil européen, est précisément la réponse à l’une des interrogations majeures de cette agence de notation qui parlait de l’insuffisance de la gouvernance économique européenne. Nous allons considérablement l’améliorer avec la discipline budgétaire, comme vous l’avez dit vous-même.
Q - Excusez-moi, je n’ai pas bien compris : nous savions ce qui allait se passer hier matin, c’est-à-dire ?
R - J’étais à Bonn, hier, et j’ai appris hier dans la journée que Standard & Poor’s allait publier un communiqué, alors que le Conseil franco-allemand n’avait pas donné ses résultats. Je le répète, ce qui a été dit hier - ce qui a été salué, je crois, par tous les observateurs comme un pas en avant véritablement important - est en grande partie la réponse aux interrogations de l’agence.
Q - Peut-on considérer ce matin, Alain Juppé, que le triple A est déjà perdu pour la France ?
R - Évidemment non, puisque je vous ai dit qu’il s’agissait d’une menace et non pas d’une décision.
Q - Une menace grave tout de même, semble t-il.
R - Bien sûr, il faut la prendre au sérieux.
Q - Il faut éviter la perte du triple A, il faut prendre des mesures pour l’éviter.
R - Nous les avons prises. Nous avons prévu, en particulier, une trajectoire de réduction de nos déficits publics que nous tenons.
Q - Faut-il l’accélérer ? Un troisième plan de rigueur est-il nécessaire ?
R - Le ministre des Finances a indiqué que non et que nous avions pris des mesures nécessaires pour geler des crédits dans l’hypothèse où nous aurions besoin d’accentuer les mesures de redressement.
Q - Cela n’a donc rien changé de fondamental, nous pouvons préserver, d’après vous, notre triple A.
R - Nous continuons sur la trajectoire que nous avons adoptée. Je le répète, ce qui va se passer au niveau européen est de nature à rassurer les marchés. Vous avez vu, d’ailleurs, que, dans les jours qui viennent de s’écouler - je ne vais pas rentrer dans les considérations techniques -, les conditions auxquelles nous empruntons se sont améliorées parce que la confiance est en train de revenir.
Q - Ce serait grave de perdre le triple A ou, après tout, ce ne serait pas si grave que cela ?
R - Ce serait embêtant parce que cela voudrait dire que l’on s’endetterait avec un taux d’intérêt plus élevé. Mais, je le répète, nous sommes tous solidaires. Souvenez-vous, les États-Unis sont aussi la cible des agences de notation. Tout cela nous invite à poursuivre sur la ligne que nous avons adoptée. Je voudrais aussi insister sur un point important - une autre idée française -.
Q - Vous ne vouliez pas faire le match France-Allemagne, mais vous le faites un petit peu.
R - Vous avez affirmé que c’était un succès allemand. Je ne vais pas laisser se développer cette idée, même si cela ne me paraît pas être le débat essentiel. Je voudrais simplement rappeler que les chefs d’État et de gouvernement ont dit très clairement que l’abandon de la moitié des créances des prêteurs en Grèce ne se reproduirait pas ailleurs. Je pense que c’est un point très important pour rassurer les marchés.
Q - L’intervention du secteur privé était en effet une volonté il y a un an de la chancelière Merkel.
R - Vous voyez que c’est équilibré.
Q - Revenons sur un point précis : sanction automatique en cas de dépassement de 3 % du déficit. Peut-on parler d’une perte de souveraineté pour un État ?
R - Je ne comprends pas bien ce débat. Il n’y a pas d’Union européenne sans transfert de souveraineté. Si on ne veut pas de transfert de souveraineté, il faut sortir de l’Union européenne. Dès le début de la construction européenne, nous avons accepté des transferts de souveraineté, comme la Politique agricole commune, sous la présidence du général de Gaulle. Et puis, ensuite, avec le président Mitterrand, il y a eu ce transfert de souveraineté majeur qu’est la monnaie unique. Eh bien, il faut consentir ces transferts - les encadrer bien entendu - et faire en sorte que la gouvernance fonctionne.
Q - Donc, la sanction automatique est bien une perte de souveraineté ?
R - Non, ce n’est pas une perte de souveraineté, c’est un transfert consenti pour essayer d’atteindre l’objectif qui est le nôtre, c’est-à-dire la stabilité de la zone euro.
Q - C’est parfois dur de nommer les choses tout simplement.
R - Non, je crois que ce n’est pas vrai. Il s’agit, précisément, de sanction automatique sauf décision contraire à la majorité qualifiée.
Q - Ce n’est donc pas si automatique que cela alors.
R - Ce n’est en effet pas si automatique que cela, il y a bien un verrou de sécurité.
Q - C’est comme les accords politiques, chacun à ses lectures.
R - Bien sûr. Nous recherchons l’équilibre ; nous sommes aussi intelligents que possible et pas trop schématiques. On parle de sanction automatique, mais il y a effectivement des possibilités de réviser la décision si une majorité qualifiée de pays considère qu’elle n’est pas bonne.
Q – Vous l’avez dit au début de cet entretien, Alain Juppé, vous ne voulez pas rentrer dans le match France-Allemagne parce que des propos qualifiés de germanophobes ont été tenus.
R - Quand on vous parle de Munich - qui était à Munich du côté allemand -, quand on vous parle de la droite prussienne… J’étais hier à Bonn et je préfère vous dire que cela a semé un certain émoi dans la presse allemande. Il faut donc se garder à tout prix de ce genre de dérapage uniquement motivé par des considérations politiciennes.
(…)
Q - La mémoire sonore nous a restitué ceci. Nicolas Sarkozy en mars 2007 - il n’était pas encore président de la République - : «La France est un des rares pays au monde à n’avoir jamais cédé à la tentation totalitaire. La France n’a pas inventé la solution finale. La France n’a pas commis de crime contre l’humanité». La germanophobie est assez vite de retour dans le débat public français.
R - Je crois qu’on était dans un contexte tout à fait différent et je pense qu’il faut éviter de rajouter des choses dans cette direction. N’envenimons pas à nouveau le débat. S’il n’y a pas une solide amitié entre la France et l’Allemagne, nous ne sortirons pas des difficultés qui sont les nôtres aujourd’hui. Cette volonté est là et ce qui me paraît beaucoup plus important, c’est ce qui s’est passé hier. J’ai d’ailleurs lu ce matin dans la presse le titre «Merkozy» ; vous voyez que l’alliance entre la France et l’Allemagne, entre la chancelière Merkel et le président de la République est solide.
Q - Vous êtes donc confiant ce matin. Vous êtes un ministre des Affaires étrangères confiant pour la suite ?
R - Confiant mais absolument vigilant ; nous avons des efforts à faire. Il faut faire des efforts et personne n’y échappera. (…) Je vous rappelle qu’au mois d’août dernier je déclarais que la création d’euro-obligations serait la fin du parcours et pas le début ; nous n’avons pas changé d’avis là-dessus. (…).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 décembre 2011