Conférence de presse de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, sur la stratégie de l'Union européenne à l'international, notamment le rôle du Service européen d'Action extérieure, sa position à l'égard de la Syrie, et les dossiers européens dont la crise de la zone euro et la défense européenne, Copenhague le 10 mars 2012.

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Circonstance : Réunion informelle des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne "Gymnich" à Copenhague le 10 mars 2012

Texte intégral

Nous avons eu des débats intéressants sur la stratégie de l’Union européenne dans le domaine international et particulièrement sur le rôle du Service européen d’Action extérieure. Comme je n’avais pu participer à la réunion d’hier, j’ai fait parvenir à Mme Ashton un document dans lequel je faisais un certain nombre de suggestions. Certains y ont vu des critiques. Ce n’était pas du tout l’esprit dans lequel j’ai rédigé ce document. Pensez bien en effet que Mme Ashton assume sa tâche difficile, il me semble, avec grande efficacité. Elle joue un rôle très important, par exemple dans les négociations avec l’Iran, en Bosnie aussi et dans bien d’autres cas.
Le Service européen d’Action extérieure est encore un «petit enfant», si je puis dire. Cet «enfant» se renforce, grandit et nous souhaitons qu’il améliore encore sa coordination, d’abord avec les services diplomatiques nationaux et puis aussi, sur le terrain, dans chaque pays. Nous souhaitons que les délégations de l’Union européenne et les ambassades puissent travailler la main dans la main dans chaque pays pour coordonner aussi l’aide au développement multilatérale et bilatérale, bref pour travailler dans le même sens. Nous avons eu un débat intéressant sur les sanctions. Est-ce que les sanctions sont utiles ou inutiles ? Ce n’est certainement pas une panacée. Certaines peuvent être efficaces, d’autres moins mais dans certaines situations, le choix était très clair : soit ne rien faire ; soit utiliser cette arme des sanctions qui peut présenter une certaine efficacité. Nous nous sommes finalement retrouvés sur cette analyse.
J’ai eu l’occasion aussi de rappeler la position de la France sur la Syrie, car je ne voudrais pas que notre capacité d’indignation faiblisse au fur et à mesure que le temps passe. Cette capacité d’indignation doit garder toute sa place. Je vous signale qu’au moment même où M. Kofi Annan arrive à Damas, le régime bombarde une nouvelle ville, Idleb, et continue à faire des dizaines de morts. Il ne faut donc pas renoncer à atteindre nos objectifs. Ces objectifs, c’est bien sûr la cessation des violences, l’accès à l’aide humanitaire, mais c’est aussi la possibilité de donner l’occasion au peuple syrien de s’exprimer, de conquérir sa liberté et de bâtir une véritable démocratie, selon le processus qui a été proposé par la Ligue arabe.
C’est la raison pour laquelle nous agissons sur plusieurs fronts.
D’abord, bien entendu, en soutenant Kofi Annan qui a pour mission de mettre en œuvre la résolution de l’Assemblée générale, qui elle-même endosse le plan de la Ligue arabe. Ensuite nous continuons à soutenir le processus du Groupe des Amis du peuple syrien. En troisième lieu, nous poursuivons le travail sur nos positions, qui vont se fédérer, s’unir, se renforcer.
Enfin, il y a le Conseil de sécurité : je serai lundi à New York à l’occasion du débat organisé par la Présidence britannique. Actuellement, toute possibilité de parvenir à un accord sur une résolution du Conseil de sécurité est bloquée et nous n’accepterons jamais que soient renvoyés dos à dos ou mis sur le même plan le régime et ceux qui se battent contre la répression du régime. C’est au régime de prendre l’initiative d’arrêter la répression, de faire cesser l’ensemble des violences, de permettre l’acheminement de l’aide humanitaire, mais aussi de permettre la mise en œuvre de la solution de transition politique. Sur ce point là, nous avons une vision cohérente et claire à laquelle nous resterons fidèles. Voilà ce que je voulais vous dire brièvement sur cette réunion. Nous avons eu plus de temps que d’habitude - une discussion un peu plus stratégique. Je remercie la Présidence danoise de son accueil et de sa parfaite organisation.
Q - La France a rappelé son ambassadeur en Syrie. Beaucoup d’États membres de l’UE ne l’ont pas fait. Qu’en pensez-vous ?
R - Nous espérions que le rappel d’ambassadeurs soit une décision collective. Nous avons appelé nos partenaires à prendre ensemble cette décision. Cela n’a pas été possible. Certains États membres avaient une appréciation différente de la situation. La France a pris cette décision parce que la sécurité de nos diplomates était en cause. Notre ambassadeur est revenu à Paris il y a quelques jours.
Q - Le ministre allemand a suggéré hier qu’il était temps de reconsidérer le concept d’une Constitution européenne. Il se fait des soucis… Quel est votre avis ?
R - Je crois que M. Westerwelle doit organiser bientôt un séminaire à Berlin ; il m’a invité, j’essaierai d’y être. Cette réflexion est tout à fait utile. Je suis absolument convaincu que quand nous allons sortir de cette crise - parce que nous allons en sortir - il faudra aller plus loin dans l’intégration européenne, entre ceux qui voudront bien le faire, notamment au sein des pays de l’Eurogroupe. De ce point de vue, je pense qu’une réflexion sur une nouvelle constitution, l’amélioration des procédés, une meilleure gouvernance de la zone euro - à laquelle la France est très attachée - s’impose.
Il faut aussi une progression dans la Politique de sécurité et de défense commune. Je le disais ce matin : quels sont les objectifs de l’action extérieure de l’Union européenne ? D’abord, notre voix dans le monde doit être porteuse de valeurs et les promouvoir : la démocratie, les droits de l’Homme, la paix aussi. Ensuite, notre objectif, c’est de défendre nos intérêts, sans naïveté. Vous savez que la France est attachée au principe de la réciprocité dans les échanges commerciaux. Enfin, pour atteindre ces objectifs, il faut que nous soyons des acteurs à part entière sur la scène internationale pour ne pas nous limiter à être un «guichet». Nous distribuons beaucoup d’argent. Nous avons beaucoup d’actions positives pour l’aide au développement. Mais il faut aussi que nous participions à la décision et, pour cela, il faut que nous améliorions encore notre cohésion et nos mécanismes de gouvernance ; je vais parler de cela à mon collègue allemand.
Q - Concernant le refus russe, que peut faire la diplomatie européenne et la France pour, au moins, ramener la Russie à une résolution qui soit acceptée par tout le monde ?
R - Persévérer. Continuer. Ne pas renoncer. Je vous ai dit quelle est l’action que nous menions. Il y a d’abord Kofi Annan, qui a pris des contacts avec les Russes, les Chinois, les Syriens, et avec nous bien sûr. Je lui fais confiance pour trouver des amorces de solution. Il faut maintenir la pression de la communauté internationale. Il y avait 60 pays et un certain nombre d’organisations internationales réunis à Tunis ; il y en aura encore plus à Ankara.
Il faut aider l’opposition, je le dis encore. Ce régime ne pourra pas survivre. Quand un chef d’État massacre des milliers de ses concitoyens, en faisant bombarder ses villes, il est condamné à disparaître de la scène politique. Donc, c’est avec beaucoup de ténacité que nous allons continuer notre action. Le plus tôt sera le mieux, bien entendu, parce que malheureusement les morts s’ajoutent aux morts.
Q - (Sur la Syrie)
R - Je vous ai dit ce que nous étions en train de faire. Nous allons continuer sur cette voie. Nous pensons que l’option militaire, d’autant plus qu’il n’y a pas de mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, n’est pas à l’ordre du jour. La Syrie n’est pas la Libye. J’ai eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises. Ce qui me préoccupe le plus, c’est le risque d’une guerre civile entre les communautés syriennes et ce sera une nouvelle responsabilité extrêmement lourde du régime syrien si ce risque de guerre civile se confirmait.
Q - (Sur les corridors humanitaires en Syrie)
R - Vous savez, il y a plusieurs semaines maintenant, pour ne pas dire plusieurs mois, que j’ai rencontré le président du Conseil national syrien et un certain nombre de ses amis. Ils m’ont dit : «vous devriez demander l’organisation de corridors humanitaires pour permettre l’acheminement de l’aide». À l’époque, cette idée n’a pas eu beaucoup de succès et je crois qu’il faut la remettre à l’ordre du jour. Cela fait d’ailleurs partie des travaux que nous faisons au Conseil de sécurité. La difficulté, c’est qu’il faut concevoir ces corridors humanitaires dans deux situations : ou bien le régime syrien accepte que la communauté internationale organise ces corridors et que les grandes ONG humanitaires, la Croix-Rouge et d’autres, puissent accéder aux sites dans lesquels la situation humanitaire est épouvantablement dégradée ; ou bien le régime ne l’accepte pas et on se retrouve à ce moment-là devant une difficulté de caractère militaire.
Q - Sur la Russie. Est-ce que vous pensez que l’arrivée de M. Poutine va faciliter les choses ou pas. Comment voyez-vous l’évolution de nos relations ?
R - Vous voulez plutôt dire le retour de M. Poutine. Je pensais qu’une fois les élections passées, le dialogue avec les autorités russes pourrait s’engager de façon un peu plus consensuelle. Pour l’instant, cette attente de ma part, ne se vérifie pas.
Q - On a eu des informations ces derniers jours sur des défections à la fois au niveau politique et au niveau militaire. Est-ce que vous croyez en un délitement du régime dans les semaines ou dans les mois qui viennent ?
R - Je vous l’ai dit : ce régime ne pourra pas survivre et je pense en effet qu’il sera lâché de plus en plus par certains nombres de responsables, peut-être par davantage de militaires. Simplement, il exerce une véritable terreur sur tous les responsables y compris sur leur famille. Je pense que si cette terreur n’existait pas, il y a bien longtemps que le régime se serait effondré.
C’est une situation extraordinairement difficile, mais il faut tenir. J’ai une pensée bien sûr pour la population syrienne qui est soumise à un traitement scandaleux. Nous avons eu des témoignages de ce qui s’est passé à Homs et de ce qui est en train de se passer dans d’autres villes. Il est scandaleux de mettre sur le même plan des citoyens qui essaient de se défendre et puis un régime qui les bombarde et fait tirer des snipers. Dans Homs, il y a eu des snipers qui tiraient sur tout - femmes, enfants - pour créer la terreur. Voilà la réalité de ce qui se passe en Syrie et qui mérite d’être dénoncé. Je vous ai dit ce que l’on essayait de faire. Un de mes amis français a dit récemment que la Syrie l’empêchait de dormir. Il s’agissait de Dominique de Villepin. Moi aussi.
Q - Si les Européens et si la communauté internationale n’arrivent pas à changer les choses en Syrie, quel genre de message envoie-t-on sur la capacité d’intervention des Européens ?
R - Vous savez, on critique beaucoup les Européens parce qu’ils sont impuissants. Est-ce que les Américains sont plus puissants que nous ? C’est difficile pour tout le monde. Je crois que l’Europe avance bien et qu’elle est capable de prendre des initiatives.
Ce qu’a fait Catherine Ashton vis-à-vis de l’Iran, dans les différentes réunions qu’elle a animées, a été bien fait. Son action dans les Balkans, particulièrement en Bosnie, est également positive. L’octroi du statut de candidat à la Serbie l’est également. Bref, l’Union européenne est attractive et elle agit dans beaucoup d’autres secteurs aussi. Nous menons par exemple des actions dans la Corne de l’Afrique ; nous nous préparons à monter une opération dans le Sahel.
Cette idée que l’Europe serait totalement impuissante et ne servirait à rien est véhiculée par des gens qui ne nous veulent pas de bien. On sait très bien qu’il y a différentes visions de l’Europe. Pour certains - je lisais certains articles de la presse britannique tout à l’heure - le seul avenir, c’est l’élargissement indéfini de l’Europe. Je ne pense pas cela. Je pense que c’est l’intégration plus poussée de ceux qui veulent aller plus loin dans le domaine économique, dans le domaine de la politique étrangère, dans le domaine de la politique de sécurité.
Ne perdons pas notre foi européenne, même si c’est difficile.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 mars 2012