Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, avec France Culture le 24 septembre 2012, sur la situation en Syrie.

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Circonstance : Déplacement à New York (Etats-Unis) à l’occasion de la 67e Assemblée générale des Nations unies, du 24 au 28 septembre 2012

Média : France Culture

Texte intégral

Q - Que dit la France à ces rebelles qu'elle refuse toujours d'armer ?
R - J'ai rencontré des combattants quand je suis allé visiter les camps en Turquie et, évidemment, on les comprend. Bachar assassine son peuple et beaucoup de Syriens n'ont qu'une idée, c'est de faire en sorte qu'ils puissent vivre libres. Il est très difficile de répondre parce que ce qu'ils nous demandent, ce sont des armes.
Cela pose évidemment un double problème. D'abord, il n'y a aucune autorisation internationale de livrer des armes et notre principe, c'est la légalité internationale. Et puis, livrer des armes, j'entends des armes puissantes - parce que des armes ordinaires, certains en livrent - cela pose le problème suivant : à qui les livre-t-on ? Car il ne faut pas que dans le désordre syrien, qui est quand même considérable, elles puissent ensuite se retourner contre ceux qui les ont livrées.
Q - Vous voulez dire que vous avez en tête, par exemple, le précédent libyen ? Des armes circulent maintenant et sont, éventuellement, aux mains des djiadistes.
R - Bien sûr, il faut l'avoir en tête. On est à la fois le pays sans doute le plus en pointe dans la lutte contre Bachar Al-Assad mais, en même temps, nous sommes des gens responsables et on ne veut pas que cela puisse se retourner contre les pays qui veulent la chute de Bachar Al-Assad. Mais il faut rendre hommage, en même temps, au courage extraordinaire de ces hommes et de ces femmes, beaucoup de médecins notamment qui agissent d'une façon admirable.
Q - Mais alors justement, quand vous dites : on craint un péril islamiste, a-t-on des pistes sérieuses de crainte ? Connait-on un certain nombre de combattants qui seraient effectivement des « barbus » pour dire simplement, et dont il faudrait plus tard se méfier ?
R - Oui, c'est sûr. Et je dirais que le drame, c'est que plus le conflit dure, plus il risque d'y avoir une exacerbation et plus il peut y avoir de djihadistes. On sait qu'il y a des gens venus de différent pays qui sont des djihadistes. D'ailleurs, récemment, un des médecins français qui est allé soigner les blessés en Syrie disait de manière très honnête que parmi les gens qu'il a soignés, il y avait des djihadistes.
Faisons attention, il ne faut pas non plus inverser la règle et l'exception. La masse des combattants sont des Syriens qui veulent la liberté de leur pays. Mais il est très difficile d'empêcher, dans un conflit qui comme celui-ci qui dure depuis plus d'un an, dans une région déjà très divisée, qu'il n'y ait en même temps des extrémistes qui se mêlent.
Je vous parle des Nations unies où je me trouve en ce moment. C'est un crève-coeur de voir que les Nations unies sont paralysées, alors qu'il y a tous les jours des morts sur le terrain.
Q - Quand François Hollande dit : «on est prêt à reconnaître un gouvernement provisoire». Cela veut dire que l'on demande à l'opposition de s'unir, mais ne venez-vous pas de dire vous-même que plus on laisse le conflit dégénérer sur le terrain, plus il va y avoir éclatement de l'opposition ?
R - C'est pour cela qu'il faut aller vite. Quand on parle de l'opposition, on fait référence à la fois à l'opposition de l'intérieur et de l'extérieur. Il y a des gens qui ont des opinions et des histoires différentes. Si on veut contrer Bachar Al-Assad et répondre son argumentation qui consiste à dire qu'il y aura, après lui, un chaos encore plus épouvantable, il est absolument nécessaire que l'opposition s'allie. La France avec plusieurs pays - les Britanniques, les Allemands, avec les Turcs et d'autres - travaille dans ce sens, parce que c'est absolument indispensable. Cela rejoint la question que je soulevais tout à l'heure : à qui donne-t-on les armes ? À partir du moment où vous avez une armée nouvelle unie, vous avez une opposition unie, et la question de la sécurité de ceux auxquels on donne les armes ne se pose plus.
Q - L'Assemblée générale des Nations unies va s'ouvrir aujourd'hui. C'est un crève-coeur pour vous. Il y a blocage, on le sait, côté russe et côté chinois. En même temps, si vraiment personne ne bouge, peut-on envisager une action hors du cadre onusien ?
R - Quand je parle de ce conflit, je dis toujours : «voilà ce que l'on décide en ce moment». Si la catastrophe devient encore plus grande, si par exemple il y avait la menace effective d'utilisation d'armes chimiques, à ce moment-là la question changerait de dimension. Aujourd'hui, la règle des Européens est de s'en tenir à la légalité internationale.
Compte tenu du blocage de la Russie et de la Chine, la légalité internationale, aujourd'hui, c'est qu'on ne peut pas utiliser «le chapitre 7» de la Charte des Nations unies et rendre nos résolutions applicables. C'est la raison pour laquelle je parle de crève-coeur.
Vous avez raison de souligner que si les choses restent en l'état, il y aura une exacerbation et un risque de partition de la Syrie..Dans le contexte déjà extrêmement divisé de la région - Liban, etc. -, c'est un gage de conflits futurs. La solution, c'est évidemment d'avoir une opposition unie et un renversement de Bachar Al- Assad.
Q - Alors que fait-on concrètement ? On a parlé un moment de zones d'exclusion aériennes. Est-ce que vous réfléchissez encore à cette question ?
R - Oui, nous avons étudié cette possibilité de façon très concrète et précise. Ce sont les Turcs qui ont lancé cette idée. Il y a de plus en plus de réfugiés et il est très difficile pour les Turcs de continuer à les accueillir, même si le doit international leur en fait obligation. Ce sont donc les Turcs qui ont proposé une zone protégée contre les bombardements des avions de Bachar Al-Assad. Nous avons étudié cela très précisément, en comparant la situation de la Syrie avec celle qui prévalait en Libye.
Cela pose deux problèmes. Le premier, encore une fois, c'est qu'il n'y a pas de décision internationale l'autorisant. Le deuxième, surtout, c'est qu'il faudrait déployer, compte tenu des forces de Bachar Al-Assad, des moyens militaires qui seraient - je situe les ordres de grandeur - de quatre à cinq fois plus importants que ceux qui ont été engagés dans l'affaire libyenne. Et en Libye, ce sont les Américains qui avaient fourni beaucoup de moyens.
Q - On n'a plus les moyens, même financièrement, de faire cela ?
R - Je n'exclus aucune piste parce que je suis, comme vous, révolté par ce qui se passe, par le comportement d'un certain nombre de pays au Conseil de sécurité. En même temps, je dois rester ouvert sur la suite. Dans l'état actuel des choses, il n'y a pas de résolution internationale pour soutenir tout cela, et des moyens militaires qui ne sont absolument pas disponibles.
Q - Mais cela donne un sentiment d'impuissance vraiment hallucinant !
R - On ne peut évidemment pas, à nous seuls, les Français, malheureusement, renverser la table. Mais nous faisons - vous y faites sûrement allusion - beaucoup de choses sur le plan humanitaire. Je crois que l'on est en pointe dans ce domaine.
Nous essayons de rassembler l'opposition, mais le problème de fond c'est que face à des crises comme celles-ci, vous n'avez plus aujourd'hui de régulateur international. Le Conseil de sécurité devrait jouer ce rôle. Je suis allé moi-même présider le Conseil de sécurité que la France avait convoqué expressément, au mois d'août dernier, mais les Russes et les Chinois bloquent la situation. Donc, il faut qu'il y ait une pression de l'opinion internationale -l'opinion internationale, c'est vous, c'est moi, c'est tout le monde - pour faire en sorte que leur attitude change.
Q - Mais que dites-vous encore aux Russes, par exemple ? On sait qu'on vend encore des armes à la Russie. Que leur dit-on ? Ils sont inflexibles. Que peut-on encore leur apporter comme parole ?
R - Bien sûr, on parle avec la Russie. Il faut le faire si on veut que les attitudes changent. L'argument des Russes, premièrement, c'est de dire qu'il s'agit d'une affaire intérieure et non internationale. Deuxièmement, si ce n'est pas Bachar, ce sera le chaos.
Je leur réponds que ce n'est pas une affaire intérieure mais une affaire régionale et internationale. Quant au deuxième argument, je leur réponds que le chaos est aujourd'hui une réalité : 30.000 morts, c'est quand même un massacre épouvantable dont il faudra que chacun soit responsable devant l'Histoire. Voilà ce qu'en permanence, nous disons. Mais les États, comme on dit, sont souvent des monstres froids.
Q - Ne sommes-nous pas un peu seul ? N'aurait-on pas une carte européenne à jouer dans cette crise en particulier ? Vous avez donné une interview en juillet où vous rappeliez que, par exemple, les sanctions économiques ne sont même pas respectées de façon totale par l'ensemble de l'Union européenne.
R - Les sanctions économiques ne sont pas assez fortes. C'est pour cela qu'à Chypre, récemment, j'ai demandé, avec les Allemands, qu'elles soient beaucoup plus dures. L'Europe dans cette affaire - comme dans d'autres - est pleinement engagée sur le plan humanitaire, et c'est son rôle, mais sur le plan politique, elle est extrêmement faible. Alors, ce n'est pas un élément pour se décourager parce qu'il faut en permanence remonter la machine, si je puis dire. Mais c'est vrai - je reprends votre expression - que la France se sent un peu seule.
Q - Vous citiez la Grèce qui, par exemple, importe encore du phosphate syrien, c'est toujours d'actualité ?
R - C'est toujours vrai, malheureusement. Les Grecs, qui sont dans une situation difficile, disent : «mais vous comprenez, on a déjà des difficultés, s'il n'y a plus le phosphate, on va en avoir davantage». Les sanctions, quand on les applique, ne sont jamais indolores, ni pour le peuple auquel on les applique, ni pour le peuple qui les applique, mais c'est la seule manière de bouger les choses. Je l'ai vu, cela remonte à très longtemps, dans l'affaire de l'Apartheid en Afrique du Sud. À l'époque, j'étais Premier ministre et on a pris des sanctions extrêmement dures, notamment pour le peuple d'Afrique du Sud, mais c'est quand même comme cela que l'on est arrivé à faire bouger les choses.
Q - À l'Assemblée générale des Nations unies, vous vous attendez à un progrès quelconque sur le terrain syrien ?
R - La Syrie, la crise, les crimes seront évidemment évoqués dans beaucoup de discours, mais je ne pense pas qu'il y aura de décision prise en Assemblée générale. En revanche, il y a des discussions prévues. Une réunion est en particulier prévue, mercredi ou jeudi, avec les Amis du peuple syrien. Lakhdar Brahimi, le médiateur, doit nous rendre compte. J'espère que cela va créer un climat plus fort par rapport à Bachar Al-Assad. En même temps, il y a l'élection américaine qui gèle un petit peu les positions des uns et des autres ; il y a la perspective du nucléaire iranien. Tout cela évidemment n'est pas du tout favorable, mais je pense qu'il ne faut pas se décourager. La France n'a pas d'agenda caché dans cette affaire. Nous, ce que l'on souhaite, c'est que le peuple syrien retrouve ses droits et la paix. Donc, avec quelques pays, trop peu nombreux, on va continuer à aller très fortement en ce sens.
Ce qui se passe, c'est que vous avez un conflit sur le terrain, extrêmement violent, mais aussi, d'une certaine manière, un conflit par procuration entre certains grands États.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 septembre 2012