Déclaration de M. Daniel Vaillant, ministre de l'intérieur, sur la vie de Jean Moulin et sur son action au sein de la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale, Paris le 17 juin 2001.

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Circonstance : Cérémonie en hommage à Jean Moulin, au Panthéon le 17 juin 2001

Texte intégral

Le 17 juin 1940 Jean MOULIN est préfet de la République depuis un peu plus d'un an en Eure-et-Loir. Quelques mois plus tôt il a vainement sollicité l'autorisation de rejoindre une unité combattante.
C'est donc à CHARTRES qu'il fera son devoir au milieu des populations civiles.
Ce soir du 17 juin il reçoit en uniforme des officiers allemands venus exiger de lui qu'il signe un document attestant qu'un détachement de tirailleurs sénégalais aurait violé et massacré des femmes et des enfants.
Jean MOULIN refuse et préférera s'ouvrir la gorge pour, comme il l'écrira lui-même, "empêcher l'ennemi de nous déshonorer".
Ce 17 juin 1940, Jean MOULIN était déjà prêt au sacrifice. En livrant son premier combat, il a rejoint son destin, mais il vient aussi d'entrer dans l'Histoire.
En ce 17 juin 2001, 61 ans après, il me revient, au nom du Gouvernement, de rendre un hommage solennel à celui que le Général de GAULLE décrit dans ses mémoires comme un homme "rempli, jusqu'aux bords de l'âme, de la passion de la France".
Issu d'un milieu profondément patriote, républicain et humaniste dont il portera toute sa vie les valeurs, Jean MOULIN mène cependant une jeunesse ordinaire.
Louis JOXE dira de lui que "c'était un homme séduisant, un ami fidèle, un administrateur exemplaire, mais rien ne laissait prévoir en lui le destin d'un héros national".
Fort des enseignements de son père Antonin MOULIN, président de la ligue des droits de l'homme de Béziers et conseiller général de l'Hérault, qui lui a inculqué l'amour de la patrie, l'attachement à la République, à la laïcité, et le sens des responsabilités, il choisit très tôt le service de l'Etat.
Nommé en octobre 1925 sous-préfet d'Albertville, il devient ainsi le plus jeune sous-préfet de France. Haut fonctionnaire compétent et plein d'ambition, Jean MOULIN s'adonne cependant volontiers dans ses jeunes années à sa passion pour la peinture.
A Chateaulin où il est nommé en 1930, il fréquente un groupe d'artistes et d'intellectuels parmi lesquels Max JACOB dont il prendra dans la Résistance le prénom comme nom de guerre. Et ce sera plus tard à Nice une galerie de peinture qui servira de couverture à cet amateur d'art, tour à tour aquarelliste, dessinateur et caricaturiste.
Jean MOULIN est déjà un homme qui "détonne et étonne". Il le sera jusqu'au bout quand, au Fort Monluc à Lyon où après avoir été torturé par l'agent de la Gestapo Klaus BARBIE, et que celui-ci lui tend de quoi écrire puisqu'il ne peut plus parler, il dessinera alors la caricature de son bourreau.
C'est en juillet 1936 que la vie de Jean MOULIN connaît un tournant essentiel.
Celui qui est alors volontiers décrit comme un bon vivant, aux manières courtoises et raffinées, mais aussi sportif à l'énergie implacable, va jouer auprès du ministre de l'Air, Pierre COT, un rôle important dans la fourniture secrète d'armes aux républicains espagnols en dépit de la politique officielle de non-intervention.
Plus que toutes ses expériences passées de bon administrateur et d'artiste provincial, cette expérience ci sera déterminante pour la suite de sa vie.
Pour Jean MOULIN et quelques autres, la guerre civile espagnole a marqué le vrai début de la guerre des fascismes contre les démocraties.
En 1940, cette guerre a bel et bien frappé notre pays. Jean MOULIN est préfet d'Eure-et-Loir depuis février 1939.
Préfet de la République, il en applique, comme en Aveyron auparavant, les principes et déclare ainsi devant l'Assemblée départementale : "J'entends servir sans faiblesse un idéal qui m'est cher et mon administration s'efforcera en toute occasion de demeurer équitable et éloignée de tout sectarisme".
Révoqué par le régime de Vichy le 2 novembre 1940 comme près de la moitié des préfets, Jean MOULIN quitte ses fonctions après avoir écrit à ses administrés : "Après 23 années passées au service de la République je pars sans amertume, conscient d'avoir rempli ma tâche sans défaillance".
Ce régime, né de la défaite, ne peut exprimer la France. Jean MOULIN choisit alors le camp du défi, celui de la Résistance.
Il gagne Londres en octobre 1941 et se met à la disposition du Général de GAULLE. Entre ces deux hommes que tout sépare, le général catholique et barrésien, et le préfet laïc de gauche, c'est la passion de la Nation et le sens de l'Etat qui les unissent.
Jean MOULIN devient le seul délégué en France du chef de la France Libre.
Désormais, Jean MOULIN sera l'organisateur de la Résistance intérieure, son incarnation, son véritable chef.
Il devient en quelque sorte le "super-préfet" de l'Armée de l'ombre, le "CARNOT de la Résistance" a-t-on dit justement, qui va mettre en place successivement en 1943 les "Mouvements unis de la Résistance" puis le Conseil national de la Résistance.
Avant Jean MOULIN, il y avait "des" résistants, après lui, il y a eu la Résistance dont il est devenu le principal fédérateur.
Comme l'a puissamment évoqué ici-même André MALRAUX, alors que le 1er janvier 1942, avant son parachutage en Provence, "la Résistance n'est encore qu'un désordre de courage, si ce n'est pas lui qui a fait les régiments, c'est lui qui a fait l'armée".
Mais Jean MOULIN ne limite pas sa mission d'unificateur de la Résistance aux organisations militaires. La résistance doit être à ses yeux le ferment d'une France nouvelle.
Il va alors montrer une volonté et une ténacité à la hauteur de l'enjeu : réaliser l'union des forces de droite et de gauche, dépasser les clivages politiques des dernières années de la IIIème République et préparer le retour de la légalité républicaine et de la démocratie dans la France libérée.
Mais la réussite de cette entreprise, Jean MOULIN l'a payée de sa vie.
Trahi, il est arrêté le 21 juin 1943. Torturé, le martyr de Jean MOULIN commence. Ecoutons sa sur: "Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine sans jamais trahir un seul secret, lui qui savait tout". Il ne dira rien.
Après sa mort dans le train qui le déporte en Allemagne le 8 juillet 1943, le Général de Gaulle dira de lui : "Jean MOULIN mourait pour la France, comme tant de bons soldats qui, sous le soleil ou dans l'ombre, sacrifièrent un long soir vide pour mieux remplir leur matin."
Et si l'ennemi espérait avoir décapité la résistance française, il fut détrompé et au-delà.
L'uvre de Jean MOULIN lui survivait et allait triompher.
Avec celui de Jean MOULIN, il est juste de rappeler le sacrifice d'autres qui surent refuser l'abandon et firent comme lui le sacrifice de leur vie. Il y avait dans la Résistance "ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n'y croyaient pas" ; il y avait dans "cette épopée terrifiante et lumineuse" des personnalités de tous les bords, Honoré d'Estienne d'Orves comme Pierre Brossolette.
D'autres, issus comme Jean MOULIN de la carrière préfectorale, suivirent aussi son chemin.
Je n'en citerai que deux admirables figures, Fred SCAMARONI, qui se suicide à la citadelle d'Ajaccio en mars 1943 pour ne pas livrer les noms de ses compagnons, et Valentin ABEILLE, délégué des Mouvements unis de la Résistance pour l'ouest de la France, torturé par la Gestapo rue des Saussaies et qui meurt le 2 juin 1944, quelques jours avant le débarquement.
Ils ont aussi, comme Jean MOULIN, donné du corps préfectoral l'image du dévouement poussé jusqu'à l'abnégation.
Ce matin où nous célébrons la mémoire de Jean MOULIN, où le souvenir de ce "pauvre roi supplicié des ombres", si bien exalté en ces lieux par André MALRAUX, nous submerge, efforçons-nous d'être chacun un peu l'héritier de cet homme admirable, qui ce 17 juin 1940 sous les coups de ses bourreaux leur oppose l'honneur de son devoir et de la France qu'il sert avant tout.
Que cet hommage solennel soit pour nous l'occasion de nous souvenir du sacrifice de Jean MOULIN, serviteur de la République, et de ses compagnons, pour la Patrie.
Sachons être digne de leur engagement, sachons être digne de leur sacrifice, sachons être digne de leur espérance.

(source http://www.interieur.gouv.fr, le 21 juin 2001)