Texte intégral
Est-ce qu'avec le recul, vous ne regrettez pas d'avoir dit mardi dernier, que cette affaire n'était pas une affaire d'Etat mais une affaire de l'Etat ? On ne met pas en garde à vue un préfet sans raisons sérieuses.
- "Oui. Nous n'en étions pas là la semaine dernière et surtout, je crois qu'il vaut mieux ne pas s'en tenir à des formules aujourd'hui. Ce qu'on constate, c'est que la Corse, décidément, c'est difficile. Eh bien, j'en fait l'expérience à mon tour, dans mon poste de responsabilité. L'essentiel, c'est que nous arrivions à tirer des conclusions positives et utiles."
En tout cas, on est loin de l'idée d'un simple pataquès, selon l'expression employée par votre ministre de l'Intérieur ?
- "C'est évident. Nous sommes dans une crise très sérieuse. Un acte illégal, criminel, a été commis par des gendarmes. Il y a une mise en cause du préfet de région par certains de ses officiers de gendarmerie, sans que l'on puisse dire encore aujourd'hui si cette mise en cause est fondée ou non. Et de toute façon, le fait de mettre le feu, la nuit, à une paillote, quand cela est fait en outre par des forces dont la mission est d'assurer la sécurité et l'ordre dans l'île en respectant l'Etat de droit, c'est de toute façon un fait extrêmement grave."
J.-P. Chevènement disait ce matin sur RTL qu'il n'avait appris que tout récemment l'existence de ce fameux GPS qui a quand même été créé le 27 juillet dernier. Vous-même, vous en connaissiez l'existence et les spécificités ?
- "Oui. Il faut se rappeler les conditions humaines, politiques, psychologiques qui existaient au lendemain de l'assassinat du préfet Erignac, le 6 février 1998, alors qu'en outre, des menaces se répandaient sur un certain nombre de hautes responsabilités de l'île, sur des fonctionnaires. C'est dans ce contexte que nous avons été amenés, simplement, à rechercher, à renforcer les forces de la gendarmerie, de même que les forces de police. Je voudrais rappeler ici, pour qu'on ne croie pas que seule la gendarmerie exécute en Corse des tâches d'ordre public, que c'est aussi naturellement la mission de la police nationale, représentée sur place."
On a quand même le sentiment qu'elle a été écartée depuis l'arrivée du préfet Bonnet.
- "Je rappelle d'abord que la gendarmerie et la police existent en France, chacune dans leur zone et généralement, la gendarmerie plutôt dans les zones rurales. Et en dehors de Bastia ou d'Ajaccio, l'essentiel du territoire de la Corse est rural, d'où la présence forte de la gendarmerie."
Mais là, il y a vraiment une guerre des polices ?
- "Je ne sais pas s'il y a une guerre des polices et mon propos n'est pas de l'entretenir. Ce que nous avons voulu faire effectivement, c'est rassembler des missions qui de toute façon devaient être exécutées par la gendarmerie : protection de personnalités, renseignement - qui est le travail de tout gendarme ou de tout policier dans un travail de prévention -, et puis, capacité d'intervention pour des interpellations qui ont été faites sur des cas graves. Mais, alors que ces missions étaient réparties dans les structures habituelles de la gendarmerie, c'est vrai que nous avons voulu les concentrer, ou plutôt la gendarmerie a voulu les concentrer. Moi, j'ai essentiellement accepté l'idée qu'il fallait renforcer nos moyens en Corse face à la situation et cette décision a été prise."
Donc, vous avez encouragé la création de ce GPS ?
- "Oui, mais je veux rappeler que c'était une structure d'action sur le terrain au sein de la gendarmerie corse. Ca n'est en rien comparable avec une structure spécifique de caractère national. Mais, comme telle, je pense qu'elle a pu jouer un rôle dans les dérives qui se sont produites. Et donc, j'en tire les conclusions. C'est pourquoi j'ai demandé au ministre de la Défense, aujourd'hui même, comme je l'avais déjà laissé entendre la semaine dernière, que ce Groupement des pelotons de gendarmerie soit dissout et que les missions qui doivent être assumées et qui continueront à l'être, le soient dans le cadre des structures, des formations traditionnelles de la gendarmerie."
Pensez-vous avoir été suffisamment informé par les deux ministères directs, c'est-à-dire de l'Intérieur et de la Défense ?
- "Informé à propos de quoi ?"
De l'affaire qui nous intéresse, c'est-à-dire : de ce qui s'est passé dans la fameuse nuit du 20 avril.
- "Cette intervention, dont on a cru qu'elle était une intervention criminelle, comme il y en a malheureusement un certain nombre en Corse - même si le nombre en a diminué au cours de ces deux dernières années, et dont il s'est révélé progressivement que des gendarmes y avaient pris leur part -, disons, d'abord, qu'ils étaient, qu'ils faisaient une mission de surveillance, qu'ils avaient été confrontés à un accident, au feu, dans la paillote, puis avouant, hier, seulement..."
Hier...
- "...devant le procureur que, en réalité ils avaient agi, ils avaient mené cette action eux-mêmes, eh bien un acte de cette nature est un acte extrêmement grave. Il s'est produit dans la nuit du 19 au 20 avril 1999, et j'en ai été informé à partir du moment où la gendarmerie nationale a informé elle-même le cabinet du ministre de la Défense et le ministre de la Défense, le 23, c'est-à-dire exactement cinq jours après. Et c'est à partir de là, que j'ai commencé à agir. Je précise que, auparavant déjà, une enquête judiciaire avait commencé."
Alors contrairement à ce qui se passait dans d'autres gouvernements - par exemple : quand MM. Joxe, Pasqua, ou Debré étaient à l'Intérieur -, vous semblez, vous, à Matignon, copiloter ce dossier corse. Il y a, je crois, une réunion qui a lieu deux fois par mois et aujourd'hui une fois par mois, avec votre directeur de cabinet. Est-ce qu'on peut dire qu'il y a un cabinet noir qui, à Matignon, s'occupe du dossier corse ?
- "Distinguons deux choses : distinguons le pilotage et les supposés cabinets noirs."
Ce sont deux questions différentes.
- "Bien sûr. Il n'y a pas de copilotage de la politique de sécurité. La politique de sécurité relève des autorités préfectorales et de police dans l'île et relève du ministre de l'Intérieur. Et je n'ai jamais discuté, moi, de problèmes de sécurité en l'absence de J.-P. Chevènement. Dans les six mois où il a été, comme vous le savez, si gravement malade, accidenté, j'en parlais avec J.-J. Queyranne qui assurait son intérim. Le pilotage dont vous parlez, au niveau de Matignon, il est un pilotage interministériel de l'ensemble des aspects du dossier corse. Et c'est la logique de tout gouvernement, d'une part, et c'est bien justement parce que nous ne voulions pas réduire le traitement des problèmes corses à sa dimension purement sécuritaire, qu'il y avait ces réunions de mon directeur de cabinet. C'est ce directeur, mon directeur de cabinet, qui réunissait, une fois par mois, tous les 15 jours d'abord, puis une fois par mois ensuite, l'ensemble des directeurs de cabinet des ministres concernés, c'est-à-dire : le ministre de l'Intérieur, le ministre de la Défense ; mais le ministre de l'Economie et des Finances ; mais le ministre de l'Emploi et des Affaires sociales ; mais le ministre de l'Agriculture quand on avait à traiter, par exemple, du dossier de la Caisse agricole ; ou le ministre de l'Education nationale lorsqu'on avait à envisager tel ou tel projet d'équipement universitaire, ou à parler du développement de la langue corse. Donc il faut comprendre que ça a été une action gouvernementale normale, conduite de façon interministérielle, parce que nous ne voulions pas réduire le traitement du problème corse à sa pure dimension sécuritaire, contrairement à ce qu'on a pu dire autrefois."
Est-ce que vous avez songé...
- "Alors le cabinet noir, je ne voulais pas qu'on l'oublie..."
Oui.
- "Il n'y a aucun cabinet noir naturellement à Matignon ; il n'y a même aucun spécialiste de la Corse à Matignon, au sens où il y aurait telle ou telle personne qui serait spécialisée sur le dossier corse. Cela..."
Il y a un spécialiste des affaires de sécurité mais pas de spécialiste de l'état de la Corse...
- "...il y a des gens du domaine de sécurité, ils s'en occupent en Seine-Saint-Denis comme en Corse, comme en Nouvelle-Calédonie ; il y a des hommes et des femmes qui s'occupent d'environnement, d'aménagement du territoire, de développement économique, de problèmes fiscaux. Et l'ensemble des membres du cabinet, qui peuvent avoir dans leurs compétences à traiter des problèmes de la Corse, ont vocation à le faire. Donc il n'y a aucune structure spécifique, particulière, et dissimulée qui pourrait ressembler à un quelconque cabinet noir. Je m'honore que mon cabinet ministériel fonctionne sous l'autorité de celui qui le conduit, selon un esprit totalement républicain, dans le respect des règles et des procédures de notre état de droit."
Avez-vous un instant songé à la démission ?
- "Mais je ne vois pas en quoi la question pourrait se poser. Nous sommes à l'évidence, face à une crise ; le problème c'est de la surmonter. Je constate que, pour la première fois, sans doute, avec une telle célérité, avec une telle netteté, la justice peut faire son travail en toute indépendance. Elle ne s'arrête à aucun privilège, notons-le. Bien sûr, c'est pour nous une blessure que de constater qu'un colonel commandant d'une légion de gendarmerie en Corse, ou tel capitaine, plus encore - ne disons pas plus encore, il n'y a pas de hiérarchie parmi les postes d'autorité dans l'Etat - mais un préfet peut être mis en cause et en garde à vue. Mais en même temps, c'est la démonstration que personne n'est au-dessus de l'Etat de droit. Et c'est quand même sous l'égide de la justice, mais avec un Gouvernement qui la seconde à tout moment, je crois, ce que fais le Gouvernement que je dirige. Et je pense que de cela aussi, peut-être, il faudrait nous donner acte, parce que ça n'a pas toujours été le cas dans le passé. Je rappelle en outre, que nous avons pris des mesures administratives. Dès que la justice elle-même avait établi soit des responsabilités, soit des présomptions ou des suspicions, qu'il restera naturellement à clarifier - par exemple : en suspendant les gendarmes concernés, et ils ont révélé avoir effectivement agi dans ce sens - ; mettant fin aux fonctions du préfet Bonnet en Corse, qui sera remplacé demain au Conseil des ministres ; ou en dissolvant ce GPS, ce groupement des pelotons de sécurité qui ne se révèle pas être tout à fait la structure adaptée."
J'ai du mal à penser que le préfet, qui est l'émanation de l'Etat dans un département, puisse agir sans en référer à sa hiérarchie. Est-ce que vous avez demandé, est-ce que vous êtes sûr de ce que vous ont à la fois dit J.-P. Chevènement et A. Richard ? Est-ce que vous êtes sûr qu'aucun de leurs collaborateurs n'a pu être au courant, auparavant, de l'opération de la paillote ?
- "Je suis absolument sûr d'A. Richard et de J.P. Chevènement ; je suis sûr de mes collaborateurs, et je laisse à A. Richard et J.-P. Chevènement, dans leurs missions - et ce n'est nullement d'ailleurs l'expression d'une arrière-pensée, mais simplement le champ de leurs responsabilités - le soin de s'en assurer eux-mêmes, ce qu'ils ont fait, et je voudrais vous dire qu'en aucun cas, ce gouvernement, à travers ses responsables politiques et moi-même ou à travers le cabinet, n'avons donné une instruction de ce type."
Dans la note d'étape qui vous a été remise hier par J.-P. Chevènement, est-ce qu'on vous dit par exemple à qui le colonel Mazères, qui a fait deux déplacements à Paris, après cette opération ratée, à qui a-t-il rendu compte ? Est-ce qu'il a parlé au patron de la gendarmerie, est-ce qu'il a parlé à d'autres personnes à Paris ?
- "En ce qui concerne le rapport d'étape sur la gendarmerie, cela n'émane pas de J.-P. Chevènement et du ministère de l'Intérieur ; c'est une responsabilité du ministère de la Défense et d'A. Richard. Ce que je crois savoir, c'est que M. Mazères se rendant compte qu'il avait fait une énorme bêtise, a voulu rendre compte à sa hiérarchie. Ce que je sais, c'est que sa hiérarchie, dès qu'elle l'a appris, lui a demandé de se rendre en Corse se mettre à la disposition de la justice."
Il a fait deux déplacements à Paris ?
- "Il a fait un deuxième déplacement en fin de semaine - c'est un homme qui est coupé de sa famille, il faut le savoir - pour voir sa femme, avec l'autorisation du procureur."
Vous avez choisi le remplaçant du préfet Bonnet ?
- "Oui. J'en ai parlé au président de la République. La décision sera prise formellement demain matin au Conseil des ministres. Donc, on ne peut pas la considérer comme prise mais cette décision sera prise demain, naturellement."
Je peux savoir qui vous allez proposer comme nom ?
- "Non, je ne peux pas annoncer des décisions avant que le Conseil des ministres se soit prononcé lui-même."
Est-ce que, et on le voyait bien à travers tous ces reportages, on ne pourrait pas se comporter avec les Corses comme avec des gens je dirais "normaux", adultes, responsables, au lieu en permanence de leur coller des structures spéciales, des opérations spéciales ?
- "Je vais y venir mais je voudrais revenir sur un point, parce que je ne voudrais pas l'avoir laissé dans l'ombre. Cette question des ordres : un capitaine de gendarmerie ne pourrait pas agir sans obéir à un ordre ! Il semble bien que le colonel commandant la légion, c'est ce qu'on nous dit en tout cas, aurait donné cet ordre. Ce colonel de la légion ne pourrait pas lui-même agir sans avoir reçu un ordre du préfet qui lui-même ne pourrait pas agir sans avoir reçu un ordre du ministre ou, pourquoi pas, du Premier ministre. C'est une vision qui ne peut pas exister dans un Etat de droit et dans une démocratie. Je voudrais le redire ici à tous, à ceux qui m'écoutent, parce que la question de l'ordre dans une démocratie, elle est simple : si un ordre est absurde et illégal, c'est-à-dire qu'il porte atteinte à l'intérêt public, le devoir de celui qui le reçoit est de dire non."
Apparemment, c'est ce qu'a fait l'un de ces hommes, le lieutenant colonel Cavalier ?
- "Il faudra lui reconnaître cette vertu d'avoir su réagir ainsi. M. Poivre d'Arvor, nous ne sommes pas dans un régime totalitaire. Nous sommes dans une démocratie. Refuser un ordre illégal, eut-il été donné, c'est justement respecter l'Etat de droit, et l'idée qu'il y aurait une sorte d'empilement de l'obéissance à l'ordre depuis l'exécutant jusqu'aux plus hautes autorités de l'Etat est une idée absurde, parce qu'elle ne prend pas en compte toute la chaîne des responsabilités et elle ne prend pas en compte non plus le fait de la responsabilité personnelle. Chacun est responsable de ses actes. Par rapport à la question que vous posiez tout à l'heure, je ne pourrais me sentir responsable que si moi-même j'étais engagé dans une instruction ou dans un ordre de cette nature. Mais enfin, M. Poivre d'Arvor ..."
Ou si vous vous êtes trompé sur le choix des hommes ?
- "... M. Poivre d'Arvor, je suis obligé d'ajouter à mon travail de Premier ministre, qui est quand même beaucoup centré sur les problèmes nationaux, toute la gestion, au côté du Président de la République, de cette crise dramatique du Kosovo ; nous sommes engagés dans une politique gouvernementale qui se développe tous azimuts : le chômage recule, nous sommes en train d'avancer la Couverture maladie universelle, je suis en train de me saisir du dossier des retraites.
Le Gouvernement, dans sa démarche, est quand même, jusqu'à maintenant, après deux ans, plutôt apprécié par l'opinion, est-ce que vous croyez vraiment que cela a un sens pour moi ou quiconque de ceux qui travaillent avec moi, ou de mes ministres, que de demander à un préfet de région de demander à des gendarmes d'aller brûler une paillote ? Tout cela n'a aucun sens. C'est pourquoi je pense que les responsabilités doivent être établies - c'est le rôle de l'enquête - mais que cela n'est pas sérieux et que cela n'autorise pas l'opposition, pour des raisons purement partisanes, d'essayer de situer des responsabilités à un niveau où à l'évidence elles ne sont pas et où à l'évidence personne en France ne peut penser qu'elles sont.
Moi, je peux vous dire en tant que citoyen, en tant qu'individu et en tant que Premier ministre, j'ai été blessé par ce qui vient de se produire. Tout cela est à l'opposé de ma conception de la politique, de la vie publique, de ma vision de la République et, en plus, c'est un démenti, d'une certain façon, que je reçois de la réalité de ces dysfonctionnements qui se sont produits, c'est un démenti apporté à ce que je fais depuis deux ans, et qui est inspiré par un tout autre esprit. Quand je mets en place des commissions pour que l'on fasse, qu'on vérifie comment on fait des interceptions de sécurité, quand je mets en place une commission indépendante pour permettre de lever le secret-défense quand cela est nécessaire, je vais dans le sens de l'ouverture et de la transparence. Pourquoi voulez-vous que nous nous engagions dans ce sens ? Ce serait en plus totalement à l'opposé de ce que nous disons et de ce que nous faisons dans tous les domaines, au-delà de ces dysfonctionnements dramatiques en Corse, à savoir le rétablissement de l'Etat de droit."
Cette démission que vous avez demandée au préfet Bonnet, le ministre de l'Intérieur ne la considère pas comme une sanction. Alors qu'est-ce que c'est ?
- "Nous ne lui avons pas demandé sa démission, nous avons mis fin à ses fonctions."
C'est une sanction, non ?
- "Naturellement. De toute façon, le préfet Bonnet n'est pas en état, aujourd'hui, d'assumer sa mission en Corse, c'est clair pour tout le monde. Il y a la garde à vue. Et même, sans doute, indépendamment de cela, il y a des imputations graves qui sont portées contre lui, il a droit à la présomption d'innocence. Et je voudrais dire, à cet égard, que le Gouvernement, dans ses affaires, ne peut pas aller aussi vite que la presse. La presse, elle fait des enquêtes, on lui dit des choses, elle dévoile des choses ; elle le fait très vite et c'est sa mission, je n'en discute pas. La justice avance. Le Gouvernement, lui, il ne peut pas avancer tout à fait au même rythme, bien qu'en l'espèce, je considère, si je compare au passé, que nous avons avancé justement très vite pour faire la lumière. Pour deux raisons. La première, c'est que nous respectons la présomption d'innocence, mais c'est aussi que vis-à-vis d'un homme comme le préfet Bonnet, que vis-à-vis du colonel Mazères, commandant la légion de Corse, ou de son adjoint, le capitaine Ambrosse, vis-à-vis de ces hommes qui ont mené des missions légales, cette fois-ci - celles que je peux connaître, moi - dans un climat tout à fait difficile, qui sont face à la pression, qui représentent l'Etat. Je ne les condamne pas avant la justice, je laisse la justice faire son travail."
Vous avez été touché par la lettre qu'il a adressée par Chronopost à J. P. Chevènement et que J.-P. Chevènement a lue tout à l'heure devant l'Assemblée ?
- "Oui, j'ai été touché. Cela dit, la justice devra établir quelle est la réalité puisqu'il est mis en cause par le lieutenant-colonel Cavalier, qui était d'ailleurs un de ses proches à l'origine. Je ne sais pas pourquoi cela mais il y a cette mise en cause : il devra y répondre. La deuxième raison, elle est presque plus fondamentale, bien que le principe de présomption d'innocence soit fondamental, c'est que justement parce qu'il y a crise, justement parce qu'il y a tumulte - et je ne discute pas ce tumulte, je pense qu'il est normal, les faits sont graves, c'est normal que ça soit présenté comme une crise extrêmement sérieuse -, eh bien même dans cette situation, je pense que le rôle du Gouvernement est d'agir, lui, pas à pas, avec méthode, il est d'agir avec sang-froid. Et donc, c'est ce que nous allons continuer à faire. Moi, je ne sais pas ce qui s'est passé. Vous disiez, dans un des reportages : "Mais qu'est-ce qui s'est produit ? Pourquoi brûler une paillote ? Qui a donné cet ordre ?"
On se pose réellement la question, on ne voit pas trop l'intérêt.
- "Oui, bien sûr, comme vous dîtes, oui. Mais si on ne le voit pas pour ceux qui l'ont fait, c'est encore plus difficile de le voir pour ceux qui sont au Gouvernement, honnêtement. Or qu'est-ce que je me dis, au fond ? Je me dis : peut-être que dans le climat de passion, dans le climat de menace, d'inquiétude, dans ce monde un peu fermé où il y a aussi des coups fourrés, il est possible que des hommes aient cédé à une tentation de régler des comptes - j'ai utilisé, j'ai entendu ce mot tout à l'heure, cette phrase : "régler des comptes". Mais je peux vous dire : le Gouvernement et celui qui vous parle, lui, il n'est pas en Corse ; même s'il se préoccupe de la Corse, lui n'est pas dans la passion, ne vit pas au milieu de ces passions contradictoires. Et lui, il a la tête froide. Eh bien il examine ces choses la tête froide et c'est pour cela, en plus, que ce type d'acte, naturellement il le condamne, il le réprouve, il le sanctionne et il en tire des leçons."
Et pour répondre à la question que je vous posais sur la fierté légitime des Corses, auxquels très souvent Paris n'apporte qu'une réponse qui est souvent pleine de morgue, vous ne trouvez pas que ces services spéciaux, toutes ces opérations spéciales...
- "Pas moi, jamais. J'ai été à plusieurs reprises en Corse, j'y ai vécu à plusieurs reprises, régulièrement, plusieurs semaines. Je m'y suis toujours bien senti, j'ai toujours eu du respect pour ce peuple, pour son authenticité, même si je connais un certains nombre de moeurs et de dysfonctionnements qui existent dans l'île. Je suis sensible à sa culture que grâce à une certaine pratique de l'italien... Même si je ne veux pas confondre l'italien et le corse, il y a des matrices communes, quand même, personne ne le niera. Il y a une authenticité corse..."
Quand même, vous savez qu'il y a des susceptibilités.
- "Oui, très bien, mais disons les choses. Moi, cette musique, je l'entends, je suis sensible à ses chants. Donc c'est un peuple que je respecte. Je n'ai jamais abordé la Corse de haut, je ne l'ai jamais abordée par une vision purement sécuritaire. Vous faisiez allusion à cette notion de peuple corse. Quand elle a été discutée au Conseil des ministres, vous évoquez P. Joxe, j'ai été un des quelques ministres, à l'époque, à être à ses côtés pour dire : "Oui, on peut faire ça." C'est le Conseil constitutionnel, vous vous en souvenez, qui ne l'a pas voulu. Donc je n'ai pas cette vision des choses. Et les idées nationalistes, parlons-en un instant. Moi, les idées nationalistes, je ne les partage pas, je ne les approuve pas, je ne suis pas corse. La grande majorité des Corses n'approuve pas non plus les idées nationalistes, mais en tant qu'idées, elles peuvent faire l'objet d'un débat, ce que je n'accepte pas, et ce qu'aucun Etat républicain ne peut accepter, c'est que à l'appui d'idées, on utilise le plasticage, on utilise des attentats, on utilise des méthodes violentes."
Mais vous ne dites pas, comme l'un de vos prédécesseurs, R. Barre : "Mais s'ils veulent l'indépendance, qu'ils la prennent !"
- "Non, je ne le dis pas parce que je pense que cette question n'est pas posée ; je pense que les Corses ne la veulent pas et donc, je pense tout simplement qu'il faut aborder la question corse dans toute sa dimension. Je l'ai dit à l'Assemblée nationale, je le redis devant vous : ce qui vient de se produire est un coup dur, un coup dur pour le Gouvernement, je le reconnais, un coup dur pour l'Etat de droit, l'Etat, et pour la Corse aussi, mais ça n'est pas un coup d'arrêt à la politique d'établissement de la légalité républicaine en Corse, à condition, effectivement de ne pas la réduire à sa dimension sécuritaire mais de faire comme nous avons commencé à le faire, comme nous allons continuer à le faire en négociant par exemple le contrat de Plan, en faisant sa place au développement économique et à l'épanouissement de la personnalité de cette île."
Enième grève à la SNCF, même R. Hue trouve qu'elle ne s'impose pas, vous non plus ?
- " Je ne veux pas porter un jugement sur un conflit en cours. Ce que je peux dire simplement, c'est que ce n'est pas un blocage, c'est une négociation qui dure depuis quatre mois entre la direction de la SNCF et les syndicats pour faire avancer le projet des 35 heures. C'est, en trois ans, la perspective de créer 25 000 emplois ; c'est une politique favorable du Gouvernement pour le transport public. Il y a un mouvement, plutôt chez les conducteurs, assez minoritaires - mais je ne porte pas de jugement sur les mouvements... "
Avec de grosses perturbations, même s'ils ne sont pas très nombreux à être en grève.
- " Jusqu'à maintenant, c'est vrai. Moi, je pense qu'il faut prendre la mesure de ce qui est proposé à la SNCF comme perspective, qui n'a jamais été proposé au cours des 10 dernières années où l'on réduisait en permanence les effectifs ; qu'il reste plusieurs jours pour conclure la négociation sur ce projet des 35 heures, et j'espère bien que c'est ce qui va se conclure. "
Et pas de service minimum dans les transports publics si jamais...
- " Cela ne se fait pas sans loi, et l'on n'a pas l'intention de proposer une telle loi. "
Vous êtes allé dans un camp de Blace. En ce moment, l'Otan passe son temps à confirmer ou à infirmer ce que l'on appelle, d'ailleurs improprement, des bavures. Elle parle assez peu de succès militaires sur des chars ou des blindés ou des avions. Est-ce que vous n'avez pas peur qu'avec le temps, le soutien des opinions publiques occidentales commence à s'émousser et à vous manquer ?
- "Je ne crois pas que ce soit le cas. Je constate que les autorités serbes indiquent immédiatement lorsqu'il y a des victimes civiles, mais qu'elles ne parlent jamais des pertes militaires. Nous n'avons jamais d'information, comme si jamais un soldat..."
Mais l'Otan n'en donne pas non plus.
- "C'est plus difficile pour nous, reconnaissez-le, encore que nous avons nos propres bilans et que nous avançons dans l'enfermement, en quelque sorte, et l'affaiblissement du potentiel serbe. Je crois que les opinions publiques, lorsqu'elles voient la politique que continue à développer M. Milosevic - cette politique de purification ethnique et de déportation massive de ses propres citoyens, parce que c'était des habitants de la République fédérale de Yougoslavie -, je pense qu'elles comprennent que nous devons en rester à la détermination absolue qui est la nôtre pour, par les frappes, amener M. Milosevic ou d'autres, à la table de négociation. En même temps, les opinions souhaitent que nous soyons ouverts à des issues diplomatiques, si elles existent. De ce point de vue-là, le fait que les Russes rentrent dans le jeu est, je crois, une bonne chose."
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 05 mai 1999)
- "Oui. Nous n'en étions pas là la semaine dernière et surtout, je crois qu'il vaut mieux ne pas s'en tenir à des formules aujourd'hui. Ce qu'on constate, c'est que la Corse, décidément, c'est difficile. Eh bien, j'en fait l'expérience à mon tour, dans mon poste de responsabilité. L'essentiel, c'est que nous arrivions à tirer des conclusions positives et utiles."
En tout cas, on est loin de l'idée d'un simple pataquès, selon l'expression employée par votre ministre de l'Intérieur ?
- "C'est évident. Nous sommes dans une crise très sérieuse. Un acte illégal, criminel, a été commis par des gendarmes. Il y a une mise en cause du préfet de région par certains de ses officiers de gendarmerie, sans que l'on puisse dire encore aujourd'hui si cette mise en cause est fondée ou non. Et de toute façon, le fait de mettre le feu, la nuit, à une paillote, quand cela est fait en outre par des forces dont la mission est d'assurer la sécurité et l'ordre dans l'île en respectant l'Etat de droit, c'est de toute façon un fait extrêmement grave."
J.-P. Chevènement disait ce matin sur RTL qu'il n'avait appris que tout récemment l'existence de ce fameux GPS qui a quand même été créé le 27 juillet dernier. Vous-même, vous en connaissiez l'existence et les spécificités ?
- "Oui. Il faut se rappeler les conditions humaines, politiques, psychologiques qui existaient au lendemain de l'assassinat du préfet Erignac, le 6 février 1998, alors qu'en outre, des menaces se répandaient sur un certain nombre de hautes responsabilités de l'île, sur des fonctionnaires. C'est dans ce contexte que nous avons été amenés, simplement, à rechercher, à renforcer les forces de la gendarmerie, de même que les forces de police. Je voudrais rappeler ici, pour qu'on ne croie pas que seule la gendarmerie exécute en Corse des tâches d'ordre public, que c'est aussi naturellement la mission de la police nationale, représentée sur place."
On a quand même le sentiment qu'elle a été écartée depuis l'arrivée du préfet Bonnet.
- "Je rappelle d'abord que la gendarmerie et la police existent en France, chacune dans leur zone et généralement, la gendarmerie plutôt dans les zones rurales. Et en dehors de Bastia ou d'Ajaccio, l'essentiel du territoire de la Corse est rural, d'où la présence forte de la gendarmerie."
Mais là, il y a vraiment une guerre des polices ?
- "Je ne sais pas s'il y a une guerre des polices et mon propos n'est pas de l'entretenir. Ce que nous avons voulu faire effectivement, c'est rassembler des missions qui de toute façon devaient être exécutées par la gendarmerie : protection de personnalités, renseignement - qui est le travail de tout gendarme ou de tout policier dans un travail de prévention -, et puis, capacité d'intervention pour des interpellations qui ont été faites sur des cas graves. Mais, alors que ces missions étaient réparties dans les structures habituelles de la gendarmerie, c'est vrai que nous avons voulu les concentrer, ou plutôt la gendarmerie a voulu les concentrer. Moi, j'ai essentiellement accepté l'idée qu'il fallait renforcer nos moyens en Corse face à la situation et cette décision a été prise."
Donc, vous avez encouragé la création de ce GPS ?
- "Oui, mais je veux rappeler que c'était une structure d'action sur le terrain au sein de la gendarmerie corse. Ca n'est en rien comparable avec une structure spécifique de caractère national. Mais, comme telle, je pense qu'elle a pu jouer un rôle dans les dérives qui se sont produites. Et donc, j'en tire les conclusions. C'est pourquoi j'ai demandé au ministre de la Défense, aujourd'hui même, comme je l'avais déjà laissé entendre la semaine dernière, que ce Groupement des pelotons de gendarmerie soit dissout et que les missions qui doivent être assumées et qui continueront à l'être, le soient dans le cadre des structures, des formations traditionnelles de la gendarmerie."
Pensez-vous avoir été suffisamment informé par les deux ministères directs, c'est-à-dire de l'Intérieur et de la Défense ?
- "Informé à propos de quoi ?"
De l'affaire qui nous intéresse, c'est-à-dire : de ce qui s'est passé dans la fameuse nuit du 20 avril.
- "Cette intervention, dont on a cru qu'elle était une intervention criminelle, comme il y en a malheureusement un certain nombre en Corse - même si le nombre en a diminué au cours de ces deux dernières années, et dont il s'est révélé progressivement que des gendarmes y avaient pris leur part -, disons, d'abord, qu'ils étaient, qu'ils faisaient une mission de surveillance, qu'ils avaient été confrontés à un accident, au feu, dans la paillote, puis avouant, hier, seulement..."
Hier...
- "...devant le procureur que, en réalité ils avaient agi, ils avaient mené cette action eux-mêmes, eh bien un acte de cette nature est un acte extrêmement grave. Il s'est produit dans la nuit du 19 au 20 avril 1999, et j'en ai été informé à partir du moment où la gendarmerie nationale a informé elle-même le cabinet du ministre de la Défense et le ministre de la Défense, le 23, c'est-à-dire exactement cinq jours après. Et c'est à partir de là, que j'ai commencé à agir. Je précise que, auparavant déjà, une enquête judiciaire avait commencé."
Alors contrairement à ce qui se passait dans d'autres gouvernements - par exemple : quand MM. Joxe, Pasqua, ou Debré étaient à l'Intérieur -, vous semblez, vous, à Matignon, copiloter ce dossier corse. Il y a, je crois, une réunion qui a lieu deux fois par mois et aujourd'hui une fois par mois, avec votre directeur de cabinet. Est-ce qu'on peut dire qu'il y a un cabinet noir qui, à Matignon, s'occupe du dossier corse ?
- "Distinguons deux choses : distinguons le pilotage et les supposés cabinets noirs."
Ce sont deux questions différentes.
- "Bien sûr. Il n'y a pas de copilotage de la politique de sécurité. La politique de sécurité relève des autorités préfectorales et de police dans l'île et relève du ministre de l'Intérieur. Et je n'ai jamais discuté, moi, de problèmes de sécurité en l'absence de J.-P. Chevènement. Dans les six mois où il a été, comme vous le savez, si gravement malade, accidenté, j'en parlais avec J.-J. Queyranne qui assurait son intérim. Le pilotage dont vous parlez, au niveau de Matignon, il est un pilotage interministériel de l'ensemble des aspects du dossier corse. Et c'est la logique de tout gouvernement, d'une part, et c'est bien justement parce que nous ne voulions pas réduire le traitement des problèmes corses à sa dimension purement sécuritaire, qu'il y avait ces réunions de mon directeur de cabinet. C'est ce directeur, mon directeur de cabinet, qui réunissait, une fois par mois, tous les 15 jours d'abord, puis une fois par mois ensuite, l'ensemble des directeurs de cabinet des ministres concernés, c'est-à-dire : le ministre de l'Intérieur, le ministre de la Défense ; mais le ministre de l'Economie et des Finances ; mais le ministre de l'Emploi et des Affaires sociales ; mais le ministre de l'Agriculture quand on avait à traiter, par exemple, du dossier de la Caisse agricole ; ou le ministre de l'Education nationale lorsqu'on avait à envisager tel ou tel projet d'équipement universitaire, ou à parler du développement de la langue corse. Donc il faut comprendre que ça a été une action gouvernementale normale, conduite de façon interministérielle, parce que nous ne voulions pas réduire le traitement du problème corse à sa pure dimension sécuritaire, contrairement à ce qu'on a pu dire autrefois."
Est-ce que vous avez songé...
- "Alors le cabinet noir, je ne voulais pas qu'on l'oublie..."
Oui.
- "Il n'y a aucun cabinet noir naturellement à Matignon ; il n'y a même aucun spécialiste de la Corse à Matignon, au sens où il y aurait telle ou telle personne qui serait spécialisée sur le dossier corse. Cela..."
Il y a un spécialiste des affaires de sécurité mais pas de spécialiste de l'état de la Corse...
- "...il y a des gens du domaine de sécurité, ils s'en occupent en Seine-Saint-Denis comme en Corse, comme en Nouvelle-Calédonie ; il y a des hommes et des femmes qui s'occupent d'environnement, d'aménagement du territoire, de développement économique, de problèmes fiscaux. Et l'ensemble des membres du cabinet, qui peuvent avoir dans leurs compétences à traiter des problèmes de la Corse, ont vocation à le faire. Donc il n'y a aucune structure spécifique, particulière, et dissimulée qui pourrait ressembler à un quelconque cabinet noir. Je m'honore que mon cabinet ministériel fonctionne sous l'autorité de celui qui le conduit, selon un esprit totalement républicain, dans le respect des règles et des procédures de notre état de droit."
Avez-vous un instant songé à la démission ?
- "Mais je ne vois pas en quoi la question pourrait se poser. Nous sommes à l'évidence, face à une crise ; le problème c'est de la surmonter. Je constate que, pour la première fois, sans doute, avec une telle célérité, avec une telle netteté, la justice peut faire son travail en toute indépendance. Elle ne s'arrête à aucun privilège, notons-le. Bien sûr, c'est pour nous une blessure que de constater qu'un colonel commandant d'une légion de gendarmerie en Corse, ou tel capitaine, plus encore - ne disons pas plus encore, il n'y a pas de hiérarchie parmi les postes d'autorité dans l'Etat - mais un préfet peut être mis en cause et en garde à vue. Mais en même temps, c'est la démonstration que personne n'est au-dessus de l'Etat de droit. Et c'est quand même sous l'égide de la justice, mais avec un Gouvernement qui la seconde à tout moment, je crois, ce que fais le Gouvernement que je dirige. Et je pense que de cela aussi, peut-être, il faudrait nous donner acte, parce que ça n'a pas toujours été le cas dans le passé. Je rappelle en outre, que nous avons pris des mesures administratives. Dès que la justice elle-même avait établi soit des responsabilités, soit des présomptions ou des suspicions, qu'il restera naturellement à clarifier - par exemple : en suspendant les gendarmes concernés, et ils ont révélé avoir effectivement agi dans ce sens - ; mettant fin aux fonctions du préfet Bonnet en Corse, qui sera remplacé demain au Conseil des ministres ; ou en dissolvant ce GPS, ce groupement des pelotons de sécurité qui ne se révèle pas être tout à fait la structure adaptée."
J'ai du mal à penser que le préfet, qui est l'émanation de l'Etat dans un département, puisse agir sans en référer à sa hiérarchie. Est-ce que vous avez demandé, est-ce que vous êtes sûr de ce que vous ont à la fois dit J.-P. Chevènement et A. Richard ? Est-ce que vous êtes sûr qu'aucun de leurs collaborateurs n'a pu être au courant, auparavant, de l'opération de la paillote ?
- "Je suis absolument sûr d'A. Richard et de J.P. Chevènement ; je suis sûr de mes collaborateurs, et je laisse à A. Richard et J.-P. Chevènement, dans leurs missions - et ce n'est nullement d'ailleurs l'expression d'une arrière-pensée, mais simplement le champ de leurs responsabilités - le soin de s'en assurer eux-mêmes, ce qu'ils ont fait, et je voudrais vous dire qu'en aucun cas, ce gouvernement, à travers ses responsables politiques et moi-même ou à travers le cabinet, n'avons donné une instruction de ce type."
Dans la note d'étape qui vous a été remise hier par J.-P. Chevènement, est-ce qu'on vous dit par exemple à qui le colonel Mazères, qui a fait deux déplacements à Paris, après cette opération ratée, à qui a-t-il rendu compte ? Est-ce qu'il a parlé au patron de la gendarmerie, est-ce qu'il a parlé à d'autres personnes à Paris ?
- "En ce qui concerne le rapport d'étape sur la gendarmerie, cela n'émane pas de J.-P. Chevènement et du ministère de l'Intérieur ; c'est une responsabilité du ministère de la Défense et d'A. Richard. Ce que je crois savoir, c'est que M. Mazères se rendant compte qu'il avait fait une énorme bêtise, a voulu rendre compte à sa hiérarchie. Ce que je sais, c'est que sa hiérarchie, dès qu'elle l'a appris, lui a demandé de se rendre en Corse se mettre à la disposition de la justice."
Il a fait deux déplacements à Paris ?
- "Il a fait un deuxième déplacement en fin de semaine - c'est un homme qui est coupé de sa famille, il faut le savoir - pour voir sa femme, avec l'autorisation du procureur."
Vous avez choisi le remplaçant du préfet Bonnet ?
- "Oui. J'en ai parlé au président de la République. La décision sera prise formellement demain matin au Conseil des ministres. Donc, on ne peut pas la considérer comme prise mais cette décision sera prise demain, naturellement."
Je peux savoir qui vous allez proposer comme nom ?
- "Non, je ne peux pas annoncer des décisions avant que le Conseil des ministres se soit prononcé lui-même."
Est-ce que, et on le voyait bien à travers tous ces reportages, on ne pourrait pas se comporter avec les Corses comme avec des gens je dirais "normaux", adultes, responsables, au lieu en permanence de leur coller des structures spéciales, des opérations spéciales ?
- "Je vais y venir mais je voudrais revenir sur un point, parce que je ne voudrais pas l'avoir laissé dans l'ombre. Cette question des ordres : un capitaine de gendarmerie ne pourrait pas agir sans obéir à un ordre ! Il semble bien que le colonel commandant la légion, c'est ce qu'on nous dit en tout cas, aurait donné cet ordre. Ce colonel de la légion ne pourrait pas lui-même agir sans avoir reçu un ordre du préfet qui lui-même ne pourrait pas agir sans avoir reçu un ordre du ministre ou, pourquoi pas, du Premier ministre. C'est une vision qui ne peut pas exister dans un Etat de droit et dans une démocratie. Je voudrais le redire ici à tous, à ceux qui m'écoutent, parce que la question de l'ordre dans une démocratie, elle est simple : si un ordre est absurde et illégal, c'est-à-dire qu'il porte atteinte à l'intérêt public, le devoir de celui qui le reçoit est de dire non."
Apparemment, c'est ce qu'a fait l'un de ces hommes, le lieutenant colonel Cavalier ?
- "Il faudra lui reconnaître cette vertu d'avoir su réagir ainsi. M. Poivre d'Arvor, nous ne sommes pas dans un régime totalitaire. Nous sommes dans une démocratie. Refuser un ordre illégal, eut-il été donné, c'est justement respecter l'Etat de droit, et l'idée qu'il y aurait une sorte d'empilement de l'obéissance à l'ordre depuis l'exécutant jusqu'aux plus hautes autorités de l'Etat est une idée absurde, parce qu'elle ne prend pas en compte toute la chaîne des responsabilités et elle ne prend pas en compte non plus le fait de la responsabilité personnelle. Chacun est responsable de ses actes. Par rapport à la question que vous posiez tout à l'heure, je ne pourrais me sentir responsable que si moi-même j'étais engagé dans une instruction ou dans un ordre de cette nature. Mais enfin, M. Poivre d'Arvor ..."
Ou si vous vous êtes trompé sur le choix des hommes ?
- "... M. Poivre d'Arvor, je suis obligé d'ajouter à mon travail de Premier ministre, qui est quand même beaucoup centré sur les problèmes nationaux, toute la gestion, au côté du Président de la République, de cette crise dramatique du Kosovo ; nous sommes engagés dans une politique gouvernementale qui se développe tous azimuts : le chômage recule, nous sommes en train d'avancer la Couverture maladie universelle, je suis en train de me saisir du dossier des retraites.
Le Gouvernement, dans sa démarche, est quand même, jusqu'à maintenant, après deux ans, plutôt apprécié par l'opinion, est-ce que vous croyez vraiment que cela a un sens pour moi ou quiconque de ceux qui travaillent avec moi, ou de mes ministres, que de demander à un préfet de région de demander à des gendarmes d'aller brûler une paillote ? Tout cela n'a aucun sens. C'est pourquoi je pense que les responsabilités doivent être établies - c'est le rôle de l'enquête - mais que cela n'est pas sérieux et que cela n'autorise pas l'opposition, pour des raisons purement partisanes, d'essayer de situer des responsabilités à un niveau où à l'évidence elles ne sont pas et où à l'évidence personne en France ne peut penser qu'elles sont.
Moi, je peux vous dire en tant que citoyen, en tant qu'individu et en tant que Premier ministre, j'ai été blessé par ce qui vient de se produire. Tout cela est à l'opposé de ma conception de la politique, de la vie publique, de ma vision de la République et, en plus, c'est un démenti, d'une certain façon, que je reçois de la réalité de ces dysfonctionnements qui se sont produits, c'est un démenti apporté à ce que je fais depuis deux ans, et qui est inspiré par un tout autre esprit. Quand je mets en place des commissions pour que l'on fasse, qu'on vérifie comment on fait des interceptions de sécurité, quand je mets en place une commission indépendante pour permettre de lever le secret-défense quand cela est nécessaire, je vais dans le sens de l'ouverture et de la transparence. Pourquoi voulez-vous que nous nous engagions dans ce sens ? Ce serait en plus totalement à l'opposé de ce que nous disons et de ce que nous faisons dans tous les domaines, au-delà de ces dysfonctionnements dramatiques en Corse, à savoir le rétablissement de l'Etat de droit."
Cette démission que vous avez demandée au préfet Bonnet, le ministre de l'Intérieur ne la considère pas comme une sanction. Alors qu'est-ce que c'est ?
- "Nous ne lui avons pas demandé sa démission, nous avons mis fin à ses fonctions."
C'est une sanction, non ?
- "Naturellement. De toute façon, le préfet Bonnet n'est pas en état, aujourd'hui, d'assumer sa mission en Corse, c'est clair pour tout le monde. Il y a la garde à vue. Et même, sans doute, indépendamment de cela, il y a des imputations graves qui sont portées contre lui, il a droit à la présomption d'innocence. Et je voudrais dire, à cet égard, que le Gouvernement, dans ses affaires, ne peut pas aller aussi vite que la presse. La presse, elle fait des enquêtes, on lui dit des choses, elle dévoile des choses ; elle le fait très vite et c'est sa mission, je n'en discute pas. La justice avance. Le Gouvernement, lui, il ne peut pas avancer tout à fait au même rythme, bien qu'en l'espèce, je considère, si je compare au passé, que nous avons avancé justement très vite pour faire la lumière. Pour deux raisons. La première, c'est que nous respectons la présomption d'innocence, mais c'est aussi que vis-à-vis d'un homme comme le préfet Bonnet, que vis-à-vis du colonel Mazères, commandant la légion de Corse, ou de son adjoint, le capitaine Ambrosse, vis-à-vis de ces hommes qui ont mené des missions légales, cette fois-ci - celles que je peux connaître, moi - dans un climat tout à fait difficile, qui sont face à la pression, qui représentent l'Etat. Je ne les condamne pas avant la justice, je laisse la justice faire son travail."
Vous avez été touché par la lettre qu'il a adressée par Chronopost à J. P. Chevènement et que J.-P. Chevènement a lue tout à l'heure devant l'Assemblée ?
- "Oui, j'ai été touché. Cela dit, la justice devra établir quelle est la réalité puisqu'il est mis en cause par le lieutenant-colonel Cavalier, qui était d'ailleurs un de ses proches à l'origine. Je ne sais pas pourquoi cela mais il y a cette mise en cause : il devra y répondre. La deuxième raison, elle est presque plus fondamentale, bien que le principe de présomption d'innocence soit fondamental, c'est que justement parce qu'il y a crise, justement parce qu'il y a tumulte - et je ne discute pas ce tumulte, je pense qu'il est normal, les faits sont graves, c'est normal que ça soit présenté comme une crise extrêmement sérieuse -, eh bien même dans cette situation, je pense que le rôle du Gouvernement est d'agir, lui, pas à pas, avec méthode, il est d'agir avec sang-froid. Et donc, c'est ce que nous allons continuer à faire. Moi, je ne sais pas ce qui s'est passé. Vous disiez, dans un des reportages : "Mais qu'est-ce qui s'est produit ? Pourquoi brûler une paillote ? Qui a donné cet ordre ?"
On se pose réellement la question, on ne voit pas trop l'intérêt.
- "Oui, bien sûr, comme vous dîtes, oui. Mais si on ne le voit pas pour ceux qui l'ont fait, c'est encore plus difficile de le voir pour ceux qui sont au Gouvernement, honnêtement. Or qu'est-ce que je me dis, au fond ? Je me dis : peut-être que dans le climat de passion, dans le climat de menace, d'inquiétude, dans ce monde un peu fermé où il y a aussi des coups fourrés, il est possible que des hommes aient cédé à une tentation de régler des comptes - j'ai utilisé, j'ai entendu ce mot tout à l'heure, cette phrase : "régler des comptes". Mais je peux vous dire : le Gouvernement et celui qui vous parle, lui, il n'est pas en Corse ; même s'il se préoccupe de la Corse, lui n'est pas dans la passion, ne vit pas au milieu de ces passions contradictoires. Et lui, il a la tête froide. Eh bien il examine ces choses la tête froide et c'est pour cela, en plus, que ce type d'acte, naturellement il le condamne, il le réprouve, il le sanctionne et il en tire des leçons."
Et pour répondre à la question que je vous posais sur la fierté légitime des Corses, auxquels très souvent Paris n'apporte qu'une réponse qui est souvent pleine de morgue, vous ne trouvez pas que ces services spéciaux, toutes ces opérations spéciales...
- "Pas moi, jamais. J'ai été à plusieurs reprises en Corse, j'y ai vécu à plusieurs reprises, régulièrement, plusieurs semaines. Je m'y suis toujours bien senti, j'ai toujours eu du respect pour ce peuple, pour son authenticité, même si je connais un certains nombre de moeurs et de dysfonctionnements qui existent dans l'île. Je suis sensible à sa culture que grâce à une certaine pratique de l'italien... Même si je ne veux pas confondre l'italien et le corse, il y a des matrices communes, quand même, personne ne le niera. Il y a une authenticité corse..."
Quand même, vous savez qu'il y a des susceptibilités.
- "Oui, très bien, mais disons les choses. Moi, cette musique, je l'entends, je suis sensible à ses chants. Donc c'est un peuple que je respecte. Je n'ai jamais abordé la Corse de haut, je ne l'ai jamais abordée par une vision purement sécuritaire. Vous faisiez allusion à cette notion de peuple corse. Quand elle a été discutée au Conseil des ministres, vous évoquez P. Joxe, j'ai été un des quelques ministres, à l'époque, à être à ses côtés pour dire : "Oui, on peut faire ça." C'est le Conseil constitutionnel, vous vous en souvenez, qui ne l'a pas voulu. Donc je n'ai pas cette vision des choses. Et les idées nationalistes, parlons-en un instant. Moi, les idées nationalistes, je ne les partage pas, je ne les approuve pas, je ne suis pas corse. La grande majorité des Corses n'approuve pas non plus les idées nationalistes, mais en tant qu'idées, elles peuvent faire l'objet d'un débat, ce que je n'accepte pas, et ce qu'aucun Etat républicain ne peut accepter, c'est que à l'appui d'idées, on utilise le plasticage, on utilise des attentats, on utilise des méthodes violentes."
Mais vous ne dites pas, comme l'un de vos prédécesseurs, R. Barre : "Mais s'ils veulent l'indépendance, qu'ils la prennent !"
- "Non, je ne le dis pas parce que je pense que cette question n'est pas posée ; je pense que les Corses ne la veulent pas et donc, je pense tout simplement qu'il faut aborder la question corse dans toute sa dimension. Je l'ai dit à l'Assemblée nationale, je le redis devant vous : ce qui vient de se produire est un coup dur, un coup dur pour le Gouvernement, je le reconnais, un coup dur pour l'Etat de droit, l'Etat, et pour la Corse aussi, mais ça n'est pas un coup d'arrêt à la politique d'établissement de la légalité républicaine en Corse, à condition, effectivement de ne pas la réduire à sa dimension sécuritaire mais de faire comme nous avons commencé à le faire, comme nous allons continuer à le faire en négociant par exemple le contrat de Plan, en faisant sa place au développement économique et à l'épanouissement de la personnalité de cette île."
Enième grève à la SNCF, même R. Hue trouve qu'elle ne s'impose pas, vous non plus ?
- " Je ne veux pas porter un jugement sur un conflit en cours. Ce que je peux dire simplement, c'est que ce n'est pas un blocage, c'est une négociation qui dure depuis quatre mois entre la direction de la SNCF et les syndicats pour faire avancer le projet des 35 heures. C'est, en trois ans, la perspective de créer 25 000 emplois ; c'est une politique favorable du Gouvernement pour le transport public. Il y a un mouvement, plutôt chez les conducteurs, assez minoritaires - mais je ne porte pas de jugement sur les mouvements... "
Avec de grosses perturbations, même s'ils ne sont pas très nombreux à être en grève.
- " Jusqu'à maintenant, c'est vrai. Moi, je pense qu'il faut prendre la mesure de ce qui est proposé à la SNCF comme perspective, qui n'a jamais été proposé au cours des 10 dernières années où l'on réduisait en permanence les effectifs ; qu'il reste plusieurs jours pour conclure la négociation sur ce projet des 35 heures, et j'espère bien que c'est ce qui va se conclure. "
Et pas de service minimum dans les transports publics si jamais...
- " Cela ne se fait pas sans loi, et l'on n'a pas l'intention de proposer une telle loi. "
Vous êtes allé dans un camp de Blace. En ce moment, l'Otan passe son temps à confirmer ou à infirmer ce que l'on appelle, d'ailleurs improprement, des bavures. Elle parle assez peu de succès militaires sur des chars ou des blindés ou des avions. Est-ce que vous n'avez pas peur qu'avec le temps, le soutien des opinions publiques occidentales commence à s'émousser et à vous manquer ?
- "Je ne crois pas que ce soit le cas. Je constate que les autorités serbes indiquent immédiatement lorsqu'il y a des victimes civiles, mais qu'elles ne parlent jamais des pertes militaires. Nous n'avons jamais d'information, comme si jamais un soldat..."
Mais l'Otan n'en donne pas non plus.
- "C'est plus difficile pour nous, reconnaissez-le, encore que nous avons nos propres bilans et que nous avançons dans l'enfermement, en quelque sorte, et l'affaiblissement du potentiel serbe. Je crois que les opinions publiques, lorsqu'elles voient la politique que continue à développer M. Milosevic - cette politique de purification ethnique et de déportation massive de ses propres citoyens, parce que c'était des habitants de la République fédérale de Yougoslavie -, je pense qu'elles comprennent que nous devons en rester à la détermination absolue qui est la nôtre pour, par les frappes, amener M. Milosevic ou d'autres, à la table de négociation. En même temps, les opinions souhaitent que nous soyons ouverts à des issues diplomatiques, si elles existent. De ce point de vue-là, le fait que les Russes rentrent dans le jeu est, je crois, une bonne chose."
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 05 mai 1999)