Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux et très fier de pouvoir évoquer avec vous quelques-unes des facettes de ce que je suis tenté d'appeler " une vision européenne de la mondialisation."
Il est en effet légitime, je crois, de parler d'une " vision européenne commune " qui va bien au-delà d'une simple convergence d'intérêts ou d'alliances de circonstances, dans les négociations commerciales par exemple.
Cette " vision commune " se nourrit de valeurs partagées, celles de la démocratie, et d'un héritage culturel ancien et infiniment précieux. Des valeurs, un héritage, qui ont un même creuset : la Grèce. Vous comprendrez donc qu'il ne m'est pas indifférent d'évoquer les valeurs de l'Europe à Athènes même, dans cette cité qui inventa la démocratie et qui peuple depuis les rêves de nos penseurs, de nos poètes, de nos artistes et de nos architectes.
*
En quoi les Européens ont-ils alors une vision propre de la mondialisation ? Comment, en d'autres termes, adapter les grands principes de la pensée grecque qui ont nourri le génie européen, au monde contemporain ?
Nous avons d'abord cette conviction profonde, qui remonte à Aristote, que l'homme est un animal politique, et non simplement un " homo economicus ", que l'homme est un citoyen et non simplement un consommateur ou un producteur. Ce qui revient à dire que nous considérons toujours l'économie comme un moyen et non comme une fin.
La seconde certitude est que la seule source légitime de l'organisation de la société est la démocratie ; cette démocratie qui atteint le juste équilibre de la liberté et de l'égalité en édictant ses règles et ses lois, le " nomos basiléos " selon la belle formule de Pindare.
Quelles sont les conséquences de ces principes ?
Je dirais d'abord que si nous acceptons les promesses économiques de la mondialisation nous ne voulons pas en méconnaître les défis politiques.
Nous acceptons évidemment les promesses du libre-échange, qui permet aujourd'hui une création de richesses sans précédent. La spécialisation assure une meilleure allocation des ressources et entraîne des gains d'efficacité, et donc une augmentation du bien-être national: les consommateurs ont accès à des gammes de produits plus larges et à des prix inférieurs, en comparaison d'une situation d'autarcie. Serions-nous prêts à payer le prix de l'autarcie : moindre pouvoir d'achat, moindre choix pour les consommateurs que nous sommes, moindre bien-être collectif et moins de croissance?
Je ne le crois pas, et d'ailleurs, nous autres Européens, avons en mémoire l'exemple du défunt COMECON et de l'ex-URSS : une économie protectionniste offre des biens et des produits moins nombreux, de moins bonne qualité tout en étant moins respectueuse de la nature. Faut-il pour autant passer à des politiques brutales de déréglementation et de dérégulation internationales ?
Evidemment non. Le marché, même s'il est globalement efficace, connaît des défaillances à l'échelle nationale. On le découvre de façon éclatante aux Etats-Unis dans le domaine de l'énergie, en Californie ou bientôt à New York. Il est donc naturel qu'au niveau mondial les forces du marché se révèlent également insuffisantes.
Pour répartir les bénéfices de la croissance de manière plus équitable, comme pour faire face réchauffement climatique lié aux gaz à effet de serre, ou permettre aux malades du sida en Afrique d'avoir accès aux traitements efficaces, une volonté politique doit accompagner et encadrer l'intégration économique.
Une société civile européenne, et au-delà, mondiale se dessine et prend vie à travers un grand nombre d'organisations non-gouvernementales, de syndicats, d'élus et de parlementaires. Le sentiment d'un destin commun à tous les citoyens du monde apparaît moins utopique que jamais et dans le même temps, la nature inégalitaire de la mondialisation n'en apparaît que plus insupportable.
Pour répondre à ce paradoxe, l'Europe doit aider à construire une mondialisation politique qui fasse pendant à la mondialisation économique.
Cette mondialisation politique que l'Europe appelle de ses vux repose donc sur deux principes : la régulation et la solidarité. Il s'agit de donner des règles à l'échange international pour en garantir l'équité. Il s'agit d'être solidaire avec les plus pauvres pour être fidèles à nos valeurs.
I. Construire une mondialisation politique.
" Si nous savons la maîtriser, la mondialisation peut être une nouvelle étape dans la progrès de la civilisation. " C'était le message du Premier Ministre Lionel Jospin aux étudiants brésiliens le mois dernier ; c'est je crois bel et bien le défi que l'Europe doit relever.
Pour maîtriser la mondialisation, nous devons lui donner des règles. Je prendrai un exemple que la Grèce connaît bien et qui lui tient à cur : celui du transport maritime qui s'est développé au rythme du commerce mondial. Les naufrages récents de l'Erika ou du Ievoli Sun au large des côtes françaises après bien d'autres, ont démontré une fois encore la nécessité de mieux encadrer les pratiques de certains armateurs qui exploitent les régimes fiscaux avantageux des pavillons de complaisance comme ils exploitent leurs matelots sri-lankais ou philippins et qui n'hésitent pas à vidanger leurs cuves en pleine mer.
Je me réjouis que grâce au dialogue franco-grec, la présidence française de l'Union ait pu, il y a quelques mois, faire progresser le dossier de la sécurité maritime. De même, plus récemment, les négociations sur l'élargissement de l'Union à Chypre ont pu être conclues positivement.
Je veux également souligner que le Parlement européen a adopté mercredi dernier de nouvelles propositions pour renforcer la sécurité maritime. L'une prévoit l'obligation pour les bateaux faisant escale dans les ports de l'Union européenne d'être dotés d'une sorte de boîte noire qui permette de vérifier les données du voyage. L'autre disposition va dans le sens d'une plus grande responsabilité, notamment financière, des sociétés de classification qui sont chargées d'inspecter les navires.
Mais beaucoup reste à faire à l'échelle internationale, notamment dans l'enceinte de l'Organisation maritime internationale.
Edicter des règles qui s'imposent à tous apparaît tout aussi nécessaire pour parvenir à limiter la production mondiale des gaz à effet de serre. Sommes-nous prêts à répondre de manière concertée aux problèmes liés à l'intensification des échanges et à la croissance industrielle, bref aux externalités négatives de l'activité économique ?
Le climat apparaît désormais comme un bien public international : depuis le sommet de Rio en 1992, les Etats ont reconnu la nécessité d'une démarche de coopération qui dépasse les intérêts particuliers. Des instruments économiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ont été définis : incitations, taxations, crédits d'émissions, technologies propres.
Mais la difficulté reste avant tout politique : il s'agit de faire accepter l'idée que ces bénéfices à long terme justifient des contraintes immédiates. Même lorsque la volonté politique existe, ne soyons pas naïfs : il y a toujours des arbitrages délicats entre l'objectif de réduction des émissions et les objectifs de compétitivité industrielle ou de politique intérieure. En refusant d'honorer les engagements pris à Kyoto, la nouvelle administration américaine a clairement privilégié ce deuxième objectif sur le premier. Je suis toutefois persuadé qu'elle sera nécessairement amenée à retrouver, sur ces questions, le chemin du dialogue avec la communauté internationale.
La réponse européenne devrait aller dans le sens d'un rééquilibrage entre l'économique et le politique. Si nous appelons à ce rééquilibrage en faveur du politique, c'est d'abord au nom du développement et en dernière instance de l'efficacité économique elle-même. La misère, l'exclusion et les inégalités se nichent trop souvent dans les absences de l'Etat.
Progrès juridique.
Les crises financières en Turquie et en Argentine ont mis en lumière les déficiences structurelles propres aux Etats, à commencer par les béances ou les imperfections du droit. Ce sont bel et bien des défaillances juridiques qui ont déclenché la crise économique et financière. Ce sont ces même défaillances qui menacent la pérennité du progrès économique. Elles permettent en effet, le développement du " crony capitalism ", ce capitalisme de larrons, dans lequel l'allocation du capital n'obéit plus à des données objectives mais à des jeux d'influences.
Il est donc important de renforcer les droits bancaires ou boursiers, le droit de la concurrence et celui des faillites. Et, qui dit règle de droit dit juge qui l'interprète et la fait respecter. En un mot, il s'agit d'établir partout les bases de l'Etat de droit économique : ce qu'on appelle désormais la bonne gouvernance. On comprend bien aussi pourquoi une action efficace de lutte contre la corruption, comme celle initiée par l'OCDE, constitue une priorité absolue pour assurer la rationalité des choix économiques collectifs.
Elle peut aussi rassurer les investisseurs étrangers. Dans le contexte de concurrence globalisée, cette bonne gouvernance, la qualité du droit et des institutions, devient un élément décisif dans l'allocation des capitaux à l'échelle mondiale. Le progrès juridique est une condition du progrès économique et reste sous-tendu par un progrès démocratique. Mais il n'y pas que le droit économique, il y a aussi le droit social au sens large, le droit du travail, le droit de la sécurité sociale, le droit fiscal. Dans ces domaines, il ne peut être question seulement de compétitivité : il faut prendre en compte les impératifs de solidarité et de cohésion sociale.
Mais il faut parallèlement favoriser le progrès juridique au niveau international, non pas au profit d'Etats-nations jaloux de leurs prérogatives mais dans l'élaboration de nouveaux cadres, supranationaux ou multilatéraux qui redonnent aux peuples le pouvoir d'influer sur le cours de la mondialisation, le pouvoir de la maîtriser, de lui donner des règles.
Pour y parvenir, les Etats doivent construire ensemble une architecture internationale de régulation.
Les crises financières nous rappellent justement que l'intégration financière croissante est aussi facteur d'instabilité. Elles mettent en évidence un certain nombre de failles évidentes du système monétaire et financier international. Toutefois, depuis 3 ans des progrès significatifs ont été accomplis, en particulier dans la lutte contre la délinquance financière.
Le blanchiment d'argent, les pratiques fiscales dommageables des territoires et pays non-coopératifs mettent en danger la stabilité du système. Le Groupe d'action financière internationale a identifié 15 de ces territoires dont certains ont d'ores et déjà adopté des mesures efficaces. Nous sommes donc étonnés de voir les Etats-Unis prendre leurs distances avec ce processus au moment même où ces efforts de régulation doivent se poursuivre avec énergie.
II. Solidarité
Mais, dans le même temps, trop de pays restent encore en marge des réseaux de l'économie mondialisée : leur permettre de s'intégrer et de bénéficier pleinement du développement des échanges doit être une des priorités de la prochaine conférence de l'OMC qui va se tenir au Qatar à l'automne.
Dans le domaine commercial, nous continuons à plaider au niveau européen pour un cycle global, permettant l'équilibre entre le libre échange et les règles. Nous voulons tout d'abord que le prochain cycle soit un "cycle de développement".
Nous continuons à demander à ce que l'investissement et la concurrence, domaines étroitement liés au commerce, soient régulés dans le cadre multilatéral de l'OMC. De mes récents contacts avec M. Zoellick, mon homologue américain, je retire l'impression que les jeux sont ouverts : un nouveau cycle peut encore être lancé à Doha.
D'ailleurs, pour contredire ceux qui décrivent l'Europe comme une " citadelle assiégée ", l'Union a décidé d'ouvrir son marché à l'ensemble des produits en provenance des pays les moins avancé, dans le cadre de l'initiative " Tout sauf les armes ". Pour parler franchement, ces pays ne pourront vraiment réduire la pauvreté qu'à condition d'avoir un plus large accès aux marchés des pays développés mais aussi à ceux des pays émergents les plus avancés.
L'abaissement progressif de ces barrières douanières et l'ouverture des marchés négociés à l'OMC sont donc des objectifs fondamentaux pour réduire la pauvreté.
Cette dynamique se heurte néanmoins à un obstacle paradoxal : les nations pauvres sont aussi celles qui tirent des recettes douanières la part la plus importante de leurs recettes fiscales. Nous avons donc proposé de créer au FMI une facilité financière qui permette de compenser les pertes de revenu liées à l'abaissement des tarifs douaniers et d'encourager ainsi les PMA dans la voie d'une ouverture commerciale dont ils pourront véritablement bénéficier.
J'ajoute que cette aide financière spécifique doit absolument s'accompagner d'une assistance technique et humaine qui permette à ces pays de maîtriser les enjeux et les conséquences de négociations complexes.
Ces propositions n'épuisent pas nos engagements envers les pays les plus pauvres. Ceux qui ne peuvent encore tirer du commerce des ressources suffisantes ont besoin de l'aide publique au développement. Mais, pour ces pays, le premier obstacle au développement reste le poids de la dette.
En ouverture du troisième sommet des PMA à Bruxelles lundi dernier, Romano Prodi, a annoncé l'abandon par l'Union européenne de ses créances sur les PMA à la suite de la convention de Lomé. Le président de la Commission a fort justement rappelé à cette occasion que l'année dernière l'Union avait déjà annulé pour plus d'un milliard d'euros de dettes des PMA.
A cet égard, le professeur Jeffrey Sachs a récemment proposé de convertir une partie de la dette en fonds destiné à lutter contre la pandémie de sida dans ces pays. C'est une proposition innovante qui rejoint parfaitement la priorité que nous accordons à ce sujet. Vous le savez, la Commission européenne s'est engagée en faveur d'un mécanisme de prix différenciés des traitements contre le sida. Cette tarification modulée est aujourd'hui la seule solution qui permette à la fois aux populations du Sud d'avoir accès à ces médicaments coûteux tout en préservant le droit de la propriété intellectuelle et donc la capacité de recherche et de développement des firmes pharmaceutiques.
*
Voici, Mesdames et Messieurs, les valeurs et les principes qui inspirent l'Europe aujourd'hui et guide son action dans la mondialisation. Je voudrais donc pour conclure vous faire passer un message de confiance dans l'avenir de l'Europe, qui se fonde sur les deux grands défis qui s'ouvrent à nous : la monnaie unique et l'élargissement. Dans sept mois, l'euro réel, l'euro tangible, sera dans nos poches et porte-monnaies !
Il s'agit de créer une monnaie partagée par 300 millions de personnes et peut-être demain par 500 ou 600 millions d'Européens. Il s'agit de créer un nouveau medium à nos échanges, un nouveau lien fondé sur la confiance, un nouvel espace monétaire.
J'évoquais à l'instant les Européens impatients de rejoindre l'Union européenne et la zone euro. Ils sont nombreux, vous le savez, en Europe centrale et orientale: je retiens que le récent somment de Nice a posé les jalons d'une Europe à 27 ou à 28, d'une Europe dans laquelle les peuples des Balkans trouveront, eux-aussi, demain la paix et la prospérité.
Si nous savons relever ces défis, nous serons plus forts et plus unis pour porter nos valeurs dans un monde en train de se réinventer.
Je vous remercie.
(Source http://www.commerce-exterieur.gouv.fr, le 30 mai 2001)