Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec le quotidien "Le Figaro" le 30 août 2001, sur les arrestations des chrétiens au Liban, les activité de M. Joschka Fischer au Proche-Orient, l'attitude des Etats-Unis face à la situation au Proche-Orient, les questions du sionisme et du dédommagement pour l'esclavage, les manifestations anti-mondialisation, la diplomatie européenne en Macédoine, en Yougoslavie et en Bosnie et l'avenir de l'Europe.

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Q - Des arrestations massives d'opposants chrétiens ont eu lieu au Liban. Cela ne risque-t-il pas de nuire au climat dans lequel se tiendra le sommet de la Francophonie à Beyrouth, fin octobre ?
R - Nous sommes très préoccupés par ces arrestations. Ce sont de mauvaises méthodes. C'est à se demander si certains ne craignaient pas précisément le retentissement positif du Sommet de la Francophonie pour le Liban au moment où les Libanais commencent à surmonter leurs divisions. J'espère que cette hypothèse est fausse. J'espère que ces mesures seront toutes rapportées et que nous n'aurons plus ces soucis au moment du sommet.
Q - Au Proche-Orient, votre homologue allemand, Joschka Fischer, vient d'effectuer une tournée remarquée. N'est-il pas en train d'occuper le terrain diplomatique qui devrait être celui de la France ?
R - Je préfère une Allemagne qui s'engage, qui rejoint l'effort des Européens, notamment de la France, en faveur de la paix au Proche Orient à une Allemagne qui freine les Européens en raison de ses complexes et des ses inhibitions. Je trouve très bien ce qu'a fait Joschka Fischer. Nous sommes très proches l'un de l'autre. C'est peut-être le sujet dont nous avons le plus parlé depuis trois ans. Sa contribution rend l'action de l'Europe plus cohérente.
Q - Plus efficace ?
R - Je le souhaite. La situation est monstrueuse et révoltante. Les attentats et le terrorisme sont une ignominie. Ils provoquent des souffrances sans fin, et c'est absurde car ils ont pour seul résultat de conduire les Israéliens à soutenir une politique de plus en plus répressive. Par ailleurs, la prise en otage d'un peuple entier, et son asphyxie méthodique, est également une autre forme d'ignominie qui alimente la haine aveugle et la volonté de vengeance. C'est absurde parce qu'Israéliens et Palestiniens n'ont pas d'autre solution qu'une coexistence politiquement organisée et pacifique. Je ne comprends pas qu'il ne se trouve pas de dirigeant palestinien capable d'avoir les propos pour toucher le cur des Israéliens et les rassurer. Je ne comprends pas qu'il ne se trouve pas de dirigeant israélien pour dire que la répression militaire ne résoudra pas le problème.
Q - Les Etats-Unis ne sont-ils pas en partie responsable par leur inaction ?
R - Leur attentisme risque de les faire ressembler à des Ponce Pilate. Nous attendons qu'ils s'engagent davantage, conformément à leurs responsabilités mondiales et à l'influence exceptionnelle qu'ils ont sur les protagonistes du conflit.
Q - Les polémiques sur le sionisme et sur les demandes de dédommagements pour l'esclavage ne risquent-elles pas de nuire à la Conférence de l'ONU contre le racisme, qui s'ouvre demain à Durban ?
R - Il serait tout à fait navrant que tous ceux dans le monde qui sont d'accord pour combattre le racisme se laissent diviser par des controverses historiques ou financières. C'est tout à fait contraire à ce que nous attendons de cette conférence : se concentrer sur ce qui est utile aujourd'hui. Nous appelons les participants à être constructifs.
Q - Comment répondez-vous aux pays arabes qui veulent faire adopter un texte établissant un parallèle entre le sionisme et le racisme ?
R - Nous ne pouvons pas accepter une telle assimilation. Compte tenu du contexte, le Proche-Orient est un sujet qui ne peut être évité. Mais on doit l'aborder autrement.
Q - Chaque sommet, chaque rencontre diplomatique suscite des manifestations violentes contre la mondialisation. La répression des casseurs est-elle la seule réponse possible ?
R - Les dirigeants doivent pouvoir se réunir pour travailler et ne peuvent renoncer aux sommets sous la pression de la rue. Les manifestants, eux, doivent pouvoir manifester dans le respect des lois sans que leur action soit dénaturée par de petites minorités violentes. Ils posent de vraies questions. Parfois avec maladresse, mais il faut y répondre. La mondialisation est la meilleure et la pire des choses en même temps. Il y a un paradoxe à voir les manifestants protester contre des rencontres qui visent précisément à maîtriser cette mondialisation. Nous devons intensifier le dialogue avec ceux qui posent de vraies questions : les ONG, les syndicats, et aussi naturellement au sein des Parlements. Pourquoi ne pas organiser chaque année des états généraux où ils débattraient avec le gouvernement des progrès de la régulation ?
Q - A l'heure d'Internet, la formule des G7 ou G8 inventée par Giscard d'Estaing vous paraît-elle convenir encore ?
R - Oui, l'un n'empêche pas l'autre. L'on ne peut renoncer à tout contact personnel entre les dirigeants des grands pays industrialisés. Mais il faut repenser complètement la préparation, le déroulement, le format et la médiatisation, aujourd'hui abusive, des G7, G8.
Q - En Macédoine, à la différence des précédents conflits dans les Balkans, la diplomatie européenne mène le jeu. N'est-ce pas une lourde responsabilité ?
R - Dans cette opération, c'est l'Union européenne qui tient le manche ; en coordination, bien sûr, avec les Etats-Unis et la Russie. L'Otan intervient en tant qu'instrument pour faire appliquer l'accord politique raisonnable conclu entre les Macédoniens et les Albanais de Macédoine et auquel les Européens, par l'intermédiaire de Javier Solana et de François Léotard, ont largement contribué. C'est pour l'Europe une lourde responsabilité. Mais elle est conforme à nos ambitions en matière de politique étrangère commune ou de capacité de gestion des crises. Pour faire une démonstration européenne, il n'y a pas de terrain facile et sans risque.
Q - Un déploiement de 3.500 hommes, limité à un mois, pour recueillir des armes seulement sur une base volontaire : est-ce suffisant ?
R - Oui. Il ne s'agit pas d'une expédition guerrière, mais du volet militaire d'un accord politique. L'important est de conforter, dans les deux camps, ceux qui ont milité pour cet accord. Nous connaissons les dangers mais nous connaissons aussi l'enjeu.
Q - En Yougoslavie, la France donne l'impression de soutenir le président Kostunica plutôt que le Premier ministre Djindjic, alors que c'est ce dernier qui a livré Milosevic au TPI. La France n'a-t-elle pas un temps de retard ?
R - C'est faux. La France s'est beaucoup engagée pour aider Kostunica à se faire élire à la présidence et ainsi faire tomber Milosevic. Nous l'avons invité à Paris, Djindjic aussi. Depuis que des problèmes politiques sont apparus entre eux, nous les incitons à se mettre d'accord pour reconstruire le pays. Nos partenaires européens sont sur la même ligne.
Q - Les anciens dirigeants nationalistes serbes de Bosnie, poursuivis pour crimes de guerre, Mladic et Karadzic, seront-ils bientôt transférés à leur tour devant le TPI ?
R - Nos partenaires savent très bien que nous sommes déterminés à ce qu'ils soient arrêtés et jugés. La mise en oeuvre de cette politique relève collectivement des forces de l'Otan qui sont sur place.
Q - Vos contacts avec Joschka Fischer se multiplient. De même pour les dîners à cinq avec le chancelier Schröder, le président Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin. Pourtant aucune initiative commune franco-allemande ne vient relancer le débat européen...
R - Depuis le début de l'année, ces rencontres régulières nous ont permis d'établir avec l'Allemagne des relations bien meilleures que celle qui régnaient depuis la fin 1998. Ainsi lors des deux conseils européens qui ont eu lieu sous présidence suédoise, il n'y a eu aucun désaccord franco-allemand.
Q - Peut-être mais au Sommet de Laeken en décembre, lorsqu'on abordera l'avenir de l'Europe, ce seront surtout les propositions allemandes qui seront étudiées...
R - Sur la question de fond de l'avenir de l'Europe, nous ne sommes pas encore dans la phase de synthèse. A Nice, le prochain rendez-vous a été fixé pour 2004. Dans chaque pays les responsables ont présenté leurs réflexions. En France, il y a les propositions de Jacques Chirac et celles de Lionel Jospin. A plus court terme, en décembre prochain, au Conseil de Laeken, nous devrons nous mettre d'accord sur le calendrier et la poursuite du débat.
Q - L'Euro va entrer bientôt bouleverser nos habitudes et pourtant l'on entend davantage ceux qui sont contre, plutôt que ceux qui sont pour...
R - Ils en profitent, parce qu'ils savent qu'après, ils ne pourront plus le faire. C'est la commodité formidable d'avoir une même monnaie dans toute l'Europe qui aura le dernier mot.
Q - Que faites-vous pour moderniser la diplomatie française ?
R - La Conférence des Ambassadeurs de France a pour but, chaque année, de faire le point sur cette indispensable modernisation. Depuis longtemps, les diplomates n'ont plus le monopole de l'action internationale, mais le Quai d'Orsay est la tour de contrôle de l'ensemble des relations extérieures de la France. Il en assure la cohérence et en orchestre le dynamisme. Il lui faut donc sans cesse évoluer et travailler plus encore avec les autres acteurs : les entreprises, les ONG, les médias et les parlementaires. C'est l'un des axes principaux de la conférence de cette année.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 août 2001)