Texte intégral
Q - Les sujets ne manquent pas, Europe, Tunisie, les Printemps arabes et le Mali. On a entendu, pendant le journal encore, qu'après deux attentats suicide qui ont été manqués à Gao, il y a eu des combats cet après-midi. Les jihadistes tentent de revenir ; la situation n'est pas totalement stabilisée ?
R - Il faut avoir à l'esprit que l'intervention des forces françaises date d'il y a un mois. Il est donc vrai qu'il y a des avancées positives et considérables. Mais ce n'est pas totalement sécurisé. Deux attentats suicide se sont produits, ainsi que des «incidents» cet après-midi.
Q - On redoute qu'il y ait des incursions, des coups de main des jihadistes ?
R - Il peut y en avoir. On ne prévoit pas de mouvements massifs parce que les groupes terroristes ont été durement frappés. Mais il convient de rester extrêmement prudent, car des éléments individuels peuvent mener des actions. La démarche des Français consiste à prendre les villes et, ensuite, de demander aux troupes maliennes et aux troupes de la MISMA de venir pour sécuriser. Cependant nous ne sommes pas loin.
Q - Dans le nord justement dans la région de Kidal, dans les Ifoghas, est-ce que l'on peut considérer désormais que la zone est sécurisée ?
R - Les villes ont été reprises mais il est probable que les groupes terroristes sont dans cette zone qui est plus grande que la France, l'Adrar des Ifoghas. Il faut donc quand même rester extrêmement vigilant.
Q - Juste une question concernant les otages. Est-ce que les troupes françaises dans cette région resteront présentes tant qu'on n'aura pas retrouvé les otages ?
R - Sur les otages, vous connaissez ma ligne qui est aussi celle du président de la République : détermination et discrétion parce que je crois que cela est plus efficace. Bien évidemment, nous nous préoccupons très fortement des otages.
Q - Je vous posais cette question parce que François Hollande l'autre jour au Mali a dit : les soldats français ne sont pas loin des otages.
R - Oui.
Q - Concernant la présence des soldats français au Mali, vous avez dit à partir du mois de mars, on va commencer à réduire le contingent mais on sent bien que du côté malien on n'a pas très envie de voir partir les soldats français même avec l'arrivée de la MISMA, ces forces africaines qui se déploient. C'est ce que nous disait le ministre malien des affaires étrangères, Tieman-Hubert Coulibaly.
R - C'est tout à fait ça. D'ailleurs, je me suis entretenu avec mon collègue au téléphone tout à l'heure. C'est un homme remarquable et nous sommes tout à fait en ligne. Ce déroulement est prévu. Les Français sont intervenus bien heureusement, sinon il n'y aurait plus de Mali, ou le Mali serait un État terroriste et tous les États autour seraient menacés. Dans le même temps, nous n'avons pas vocation à rester éternellement et notre ami Coulibaly le sait bien et le dit.
Q - On sent bien qu'il a envie que les soldats français restent plus ou moins présents pour sécuriser la zone ...
R - Non ...
Q - D'ailleurs, le président du Bénin que vous avez vu il y a peu de temps qui est président de l'Union africaine dit qu'il faut que la France garde son leadership.
R - Oui bien sûr, il faut que l'on garde notre leadership mais ça ne signifie pas que nous allons rester éternellement là-bas. Simplement, il faut qu'il y ait un relais et comme le dit le ministre M. Coulibaly, les choses doivent se passer progressivement.
Q - Mais en fonction de ce qui se passe sur le terrain aussi ?
R - Bien sûr, mais l'objectif est quand même clair. Les Français sont venus pour sauver, si je puis dire, le Mali du terrorisme, ensuite progressivement la MISMA et les troupes maliennes doivent prendre le relais. C'est ce qui est en train de se faire mais personne ne pouvait imaginer qu'en un mois, un pays dont la partie nord était entièrement contrôlée par les terroristes deviendrait un havre de paix. Il faut être raisonnable.
Q - Donc à partir du mois de mars, mais enfin ça peut être plus moins rapide en fonction des événements sur le terrain.
R - Bien sûr !
Q - Dans la sécurisation et le retour à l'intégralité territoriale du Mali, il y a eu au cours de cette opération un changement d'attitude important de l'Algérie qui, jusqu'à présent, disait : «mais il faut essayer de négocier, voire si on ne peut pas trouver un accord». Et là, l'Algérie s'implique à sa manière mais s'implique quand même dans un dispositif global. Cela, c'est un vrai changement ?
R - Oui. L'Algérie est un pays qui a terriblement souffert du terrorisme ; vous vous rappelez que dans la décennie 90, il y a eu, dit-on, plus de 150.000 morts à cause du terrorisme en Algérie. Lorsqu'elle l'Algérie a vu qu'à ses frontières se développait ce terrorisme qui menace tout le monde, elle a été obligée de prendre un certain nombre de mesures. Nous avons discuté avec les responsables algériens. Nos relations sont excellentes et ils ont décidé de fermer leurs frontières parce que - vous avez la carte dans les yeux -, évidemment, si les terroristes sont repoussés de plus en plus vers le nord, arrive à un moment où ils buttent sur des pays limitrophes, que ce soit l'Algérie, la Mauritanie, ou le Niger. Il est donc important que ces pays aussi prennent leurs dispositions. C'est ce que fait l'Algérie.
Q - Et c'est un vrai tournant parce que jusqu'à présent, elle ne voulait pas s'intégrer dans une opération globale.
R - C'est sans doute une évolution. Maintenant, Monsieur Mazerolle, conservons à l'esprit lorsque nous parlons du Mali qu'il n'y a pas un seul volet mais trois: il y a le volet sécuritaire, qui est absolument indispensable, le volet démocratique et politique et le volet du développement.
Q - Alors, le volet politique. Justement, comment va-t-on faire parce qu'on voit bien qu'il y a des distorsions, des confrontations, les Touaregs dans le Nord veulent toujours parle d'autodétermination ? À Bamako, on dit «mais les Touaregs ils ne sont pas majoritaires dans le nord, il n'y a aucune raison qu'on leur fasse ce cadeau». Comment va-t-on faire ? Et nous, Français, est-ce que l'on va participer à ce processus ?
R - Il y a une feuille de route qui a été décidée par le gouvernement malien et adoptée à l'unanimité par l'assemblée malienne. La feuille de route dit : «il faut qu'il y ait un dialogue politique et que ce dialogue politique débouche sur des élections». Il y a même une date qui a été citée, au mois de juillet. C'est exactement cela qu'il faut faire. Évidemment, ce n'est pas facile parce qu'il y a eu depuis très longtemps des oppositions entre les uns et les autres : le sud, le nord, les Touaregs bien sûr mais pas seulement les Touaregs. Vous avez aussi au nord les Bambaras, les Songhaï, des Arabes, des Peuls. Il faut que les discussions s'engagent et la France peut et doit y contribuer.
Q - De quelle manière ?
R - Nous avons des contacts avec les uns et les autres. Bien sûr, c'est aux Maliens qu'il appartient de décider, de mener le processus mais nous pouvons jouer un rôle de facilitateur. Nous le faisons d'ailleurs.
Q - Qui peut aller jusqu'à l'autodétermination pour les Touaregs ?
R - C'est tout à fait autre chose. Il va falloir trouver - c'est aux Maliens et à leurs interlocuteurs de décider - un mécanisme de dialogue pour que chacun se sente à l'aise au Mali. L'une des difficultés, en effet, c'est que depuis très longtemps, des populations du nord se sont senties à l'écart. Tout cela n'était pas équilibré. Ce travail est à mener, cela ne sera pas facile.
Q - Donc là, les Français sont à la manoeuvre ?
R - Ils facilitent.
Q - Sur le développement, on arrive toujours à la même question : d'où vient l'argent ? Et combien peut-on injecter au Mali pour permettre à ce pays qui est très pauvre, en effet, de se développer ?
R - Et aux pays voisins. D'abord, nous avons repris - quand je dis «nous», c'est à la fois la France et les pays d'Europe - notre aide au Mali qui avait été interrompue. Nous prévoyons pour le mois d'avril ou de mai une réunion coprésidée à la fois par Bruxelles et par nous-mêmes pour réunir tout ce qui est nécessaire, notamment des fonds en matière de développement. C'est indispensable. Il y aura de même en France une réunion, plus modeste, de toutes les collectivités qui sont en contact avec le Mali. Vous savez que de très nombreuses collectivités françaises travaillent en contact avec le Mali.
L'une des leçons que l'on tire de tout ce qui s'est passé dans d'autres pays ayant connu des conflits un peu voisins, c'est la nécessité de mener, comme je l'ai dit, un triple volet, sécuritaire, politique, et de développement. En matière de développement, il ne s'agit pas de bombarder des sommes absolument massives tout de suite. Il faut s'attaquer aux éléments fondamentaux, c'est-à-dire l'électricité, les transports, la santé, l'éducation parce qu'il y a un travail de fond à mener. Ce travail, ce n'est pas seulement la France qui va le faire, c'est évident, mais également l'Europe, et puis plus largement. L'autre jour, mes collègues norvégien et canadien me disaient qu'ils étaient prêts à y prendre part.
Q - Avons-nous des interlocuteurs au Mali parce que l'on parlait des conflits ethniques mais aussi des conflits politiques ? Là, on a vu que des soldats maliens se sont affrontés.
R - Le président malien, Dioncounda Traore, est intervenu à la télévision avant-hier pour dire : cela suffit. L'armée malienne doit se réunir pour faire son travail. Il faut petit à petit que l'État malien retrouve sa pleine souveraineté. Vous parliez tout à l'heure de l'Algérie qui joue un rôle effectivement important puisque c'est une puissance importante dans cette zone. Il va falloir discuter bien sûr avec les différents groupes mais ces groupes doivent respecter deux principes : premièrement, reconnaître l'intégrité du Mali. Deuxièmement, il faut que ces groupes récusent toute action terroriste. Il ne peut pas y avoir plusieurs forces armées au Mali. Voilà les principes sur lesquels le gouvernement malien, nous-mêmes et les pays de la région sont d'accord.
Q - On va parler de la Tunisie et plus largement des Printemps arabes. Pensez-vous que la Tunisie va surmonter cet état ?
R - Je l'espère. Les révolutions étaient une bonne chose. Ceux qui se sont révoltés se sont révoltés pour la dignité, pour la liberté contre les dictateurs mais les révolutions ne sont jamais linéaires. Regardez ce qui s'est passé en France en 1789 entre le moment où la Révolution était lancée, le moment où la République a été installée, c'est très long, trop long. Et donc les violences risquent de remettre en cause les révolutions. Maintenant si l'on regarde chaque pays que vous avez cité, la situation est différente.
Q - On peut commencer par la Tunisie.
R - Je pensais au départ que la Tunisie était peut-être le pays où la révolution pouvait aboutir à des résultats positifs le plus paisiblement parce que c'est un pays qui n'est pas très grand et qui a un niveau de développement élevé. C'est un pays où le niveau d'éducation est important, où les droits des femmes sont traditionnellement garantis. Nous n'avons pas, nous Français - faisons bien attention à cela -, à nous ingérer dans ce qui se passe en Tunisie mais nous sommes évidemment attentifs, inquiets parce que ce sont nos amis, nos cousins. Il faut en tout cas refuser les violences, condamner la mort de Chokri Belaïd qui était un homme tout à fait remarquable et souhaiter que les autorités, les élus trouvent les moyens, par le dialogue, de parvenir à une solution. La Tunisie est un pays pacifique.
Q - Justement quand on voit la confusion dans laquelle se trouve ce pays, le Premier ministre risque de démissionner, certains de ses ministres également, est-ce que vous savez, vous, Monsieur Fabius, qui gouverne ce pays aujourd'hui ?
R - Les personnes que nous avons en face de nous, c'est le président de la République, Moncef Marzouki, le Premier ministre et son gouvernement. Ce sont les responsables élus.
Il y a des tiraillements mais nous ne pouvons pas résoudre les choses à la place des Tunisiens. Simplement, nous devons en même temps être vigilants. Nous avons une forte présence française là-bas, et puis nous avons des aides, des appuis que nous donnons et nous devons demander que les droits soient respectés. Je pense aux droits des femmes, des minorités, et qu'il y ait toujours ce que j'appelle «le ticket de retour» possible.
Q - «Ticket de retour», c'est-à-dire ?
R - Regardez ce qui se passe en Iran, où il n'y a pas de ticket de retour.
Q - C'est le moins que l'on puisse dire.
R - Ce sont des pays différents des nôtres et c'est à eux de choisir leur régime, mais il faut qu'il y ait toujours le respect des droits.
Q - Justement, avant-hier, il y avait une manifestation au moment des obsèques de Chokri Belaïd et hier, il y a eu une contre-manifestation des partisans d'Ennahda, le parti islamiste. La France a été conspuée à l'occasion de cette manifestation parce que notamment les manifestants avaient retenu des propos de Manuel Valls qui avait parlé de «fascisme islamique». Alors un des manifestants a une question à vous poser.
Q - [Un manifestant tunisien] J'ai une question très précise à Monsieur Fabius : qu'est-ce qui vous dérange dans l'exemple tunisien modéré ?
R - L'exemple tunisien modéré, c'est très bien. Mais la question, c'est que lorsqu'il y a des assassinats - on ne sait pas qui a tué l'avocat d'opposition -, cela cesse d'être modéré.
Q - Mais à propos d'Ennahda, ce parti qui est au pouvoir ...
R - Qui lui-même d'après ce que l'on comprend a ses divisions.
Q - Est-ce qu'il faut parler de fascisme islamique comme l'a fait Manuel Valls ou bien croire Moncef Marzouki, le président tunisien qui dit : «mais non, Ennahda, finalement, dans son immense majorité, c'est quelque chose qui s'apparente à ce qu'était la démocratie chrétienne en Europe» ?
R - Il y a des différences entre les uns et les autres. Encore une fois, ce n'est pas à nous de nous ingérer mais nous en tant qu'amis de la Tunisie, nous devons demander que les droits soient respectés.
Q - Quel rôle doit jouer la France à votre avis dans cette mutation des pays arabes ?
R - La France doit essayer d'appuyer les demandes qui étaient à la base de ces révolutions, c'est-à-dire une aspiration à la dignité, à la lutte contre la corruption et une demande de renouvellement des générations au pouvoir. C'est tout à fait dans nos valeurs. Elle doit aussi être attentive au fait que les droits des minorités, les droits des femmes, etc., soient respectés. Mais elle n'a pas à dicter - elle ne pourrait pas d'ailleurs - les choix des uns et des autres. C'est au peuple à émettre ses choix.
Q - Tout à l'heure, vous parliez d'aide financière au Mali mais là, est-ce que vous pensez qu'on n'a pas un petit peu raté le coche entre guillemets en n'apportant pas une aide suffisante, justement financièrement et en termes d'éducation, à ces pays pour qu'ils puissent se développer ?
R - À quels pays pensez-vous ?
Q - À la Tunisie notamment.
R - Nous sommes très présents bien sûr en Tunisie. Alors on peut toujours souhaiter qu'il y ait plus d'appui mais nous avons eu des discussions avec le gouvernement tunisien qui demande la transformation des emprunts qu'il a faits à la France en programmes d'investissement et le ministère de l'économie est en train d'étudier cela. Nous sommes très présents.
Q - Est-ce que nous avons suffisamment apporté notre aide justement ?
R - Il faut toujours, bien sûr dans la limite de nos moyens financiers qui ne sont pas infinis, appuyer ces mouvements. En Tunisie excusez-moi, il y a beaucoup d'investissements français. C'est probablement le pays qui a le plus investi là-bas.
Q - François Hollande avait annoncé qu'il allait en Tunisie justement au mois de mai prochain. Est-ce que c'est remis en cause ?
R - Pas à ma connaissance, non.
Q - Un autre pays dans le chaos, la Libye ; Monsieur Fabius, mardi, vous avez une réunion internationale à ce sujet. Que peut-on en attendre ?
R - La Libye est un pays différent.
Q - Où règne également le chaos quand même !
R - Oui. C'est un pays qui n'est pas stabilisé. C'est également un pays qui a beaucoup de moyens financiers potentiels puisque c'est un pays producteur de pétrole. Le principal problème en Libye, c'est la sécurité parce que vous vous rappelez qu'auparavant, c'était M. Kadhafi. Et Kadhafi avait mis des armes partout. La France, la Grande-Bretagne, sont intervenues mais il n'y a pas eu de suivi de cette intervention, ce qui fait que toute une série de milices se sont emparées des armes. On a retrouvé d'ailleurs pas mal de ces armes au Mali et aujourd'hui, malgré la bonne volonté qui est évidente et le talent des gouvernants - j'ai rencontré là-bas en allant en Libye le président de l'Assemblée nationale et le Premier ministre qui sont des hommes vraiment tout à fait remarquables - il n'y a pas suffisamment de sécurité. La réunion de mardi, que je préside et où il y aura beaucoup de pays à travers le monde, a pour objectif à la demande des Libyens de les aider à retrouver leur sécurité.
Q - On va envoyer des forces ?
R - Non, on ne va pas envoyer de forces, il s'agit d'aspects matériels. Comment contrôler leurs frontières ? Comment faire en sorte qu'il y ait des moyens techniques qui puissent permettre d'éviter que les armes soient disséminées ? Ils nous ont demandé à nous et en particulier à l'Europe d'organiser cette réunion. Nous allons le faire.
Q - Parlons un petit peu maintenant de l'Égypte, Monsieur Fabius. Là aussi, il y a des affrontements, il y a des morts et ce sont les modérés, les laïcs et les démocrates qui font la révolution mais curieusement, au moment des élections, ce sont les islamistes qui l'emportent. Pourquoi ?
R - Alors, c'est encore une situation différente. D'abord, l'Égypte, c'est 85 millions d'habitants. Ce n'est pas du tout la même échelle que les deux autres pays dont nous avons parlé. Et c'est un pays clé à la fois par le rôle qu'il joue traditionnellement auprès des pays arabes et puis dans la relation avec Israël. L'Égypte connaît de grandes difficultés économiques et sociales et elle ne s'en sort aujourd'hui qu'avec toute une série de prêts ou de financements de pays extérieurs.
Q - Cela se nourrit mutuellement. Il y a une crise politique qui fait que les touristes ...
R - Voilà économique et sociale ...
Q - ...ne viennent plus et du coup, il n'y a plus d'économie et du coup, la crise politique s'amplifie.
R - Ce que vous dites, Monsieur Mazerolle, est très juste. Sur 83 ou 85 millions d'habitants, il y a 25 millions de personnes qui vivent du tourisme en Égypte et il n'y a plus de touristes. Quel est notre rôle là-dedans ? Encore une fois, il y a eu des élections, c'est M. Morsi qui a été élu, alors certains disent que si l'opposition avait été unie, cela aurait été différent mais il a été élu. Bon. À partir de là, un certain nombre de décisions ont été prises. Au moment où les décisions qui n'étaient pas conformes au droit ont été prises, nous avons, nous Français dit : «attention à la ligne rouge». Le chemin, là comme ailleurs, c'est d'essayer de retrouver le dialogue avec l'opposition. On ne peut pas s'en sortir par la violence.
Q - M Morsi, c'est un président avec qui on peut dialoguer ?
R - Oui bien sûr mais en même temps, dans le dialogue nous devons faire valoir nos principes.
Q - Nous allons passer maintenant à la Syrie et je voudrais vous faire écouter Antoine Sfeir, spécialiste donc du monde arabe. Au sujet de la Syrie, il dit qu'il a peut pour l'avenir de ce pays même s'il est totalement hostile au régime de Bachar AL-Assad. On l'écoute : «Je déteste ce régime. Je n'ai plus de dents, je n'ai plus d'ongles, j'ai sept cicatrices dans le dos à cause de ce régime. Je ne peux pas être suspecté d'amour pour ce régime mais la manière dont aujourd'hui les choses se passent, là, j'ai peur. J'ai peur de l'éclatement de la Syrie».
R - Ce que dit M. Sfeir est fort et juste en même temps. Quel est ce drame épouvantable en Syrie ? D'abord, tous les jours, nous avons des centaines de morts et tout délai supplémentaire avant le départ de Bachar Al-Assad augmente encore les risques de terrorisme et de chaos parce que bien évidemment, Bachar est un assassin et plus vite il partira, mieux ce sera.
Q - Vous pensez qu'il va partir ?
R - Je le souhaite.
Q - Dans combien de temps ?
R - Personne ne peut le dire. Ce qu'il ne faudrait pas, c'est que les choses durent à tel point que succède à Bachar Al-Assad un extrémisme, un terrorisme, Al-Qaïda et c'est la raison pour laquelle nous avons décidé de soutenir la coalition nationale syrienne que la France a été la première à reconnaître ; après, beaucoup d'autres pays l'ont fait. Son président, Moazz Al Khatib, un homme tout à fait remarquable, dit et c'est la réponse à ce que dit M. Sfeir : «attention, il doit y avoir une alternance mais cette alternance doit respecter les différentes communautés». Il ne s'agit pas de dire «non» aux Alaouites, «oui» aux Chrétiens.
Q - Il a proposé un dialogue avec ceux qui autour de Bachar Al-Assad n'ont pas de sang sur les mains.
R - C'est un élément nouveau très courageux ...
Q - ...mais pour l'instant ça n'a pas donné suite !
R - Oui mais c'est très courageux et c'est une ouverture que nous, Français, nous soutenons. De la même façon, vous avez vu sans doute qu'il y a peut-être une discussion qui est envisageable entre les Russes et la coalition nationale syrienne. C'est cela la piste qu'il faut soutenir car sinon ce que dit M. Sfeir peut se produire, c'est-à-dire un éclatement de la Syrie et non seulement ce serait dramatique pour la Syrie mais dramatique pour la région toute entière !
Q - Mais est-ce qu'on prépare cette transition ?
R - Oui. D'une part, nous travaillons très fortement au soutien de la Coalition nationale syrienne et, d'autre part, nous travaillons sur ce que l'on appelle le jour d'après. Mais évidemment, il y a tellement d'intérêts et de passions dans tout cela qu'il est extrêmement difficile de desserrer l'étau.
Q - Dans tous ces pays, est-ce que l'on aide vraiment les modérés parce que quand on voit que par exemple, les jihadistes grâce au Qatar et à l'Arabie saoudite sont armés et les autres, finalement, n'ont que leurs bras pour s'en sortir ? Est-ce que l'on ne fait pas la même erreur un peu partout ?
R - Non, je ne pense pas. Pour ce qui nous concerne, nous Français, nous sommes responsables de nous-mêmes. D'une part, nous respectons les embargos sur les armes. D'autre part, nous avons des appuis économiques à l'opposition, aux modérés et enfin, nous exigeons le respect d'un certain nombre de droits. C'est la mission de la France.
Q - Mais justement, est-ce qu'il ne faut pas les aider à s'armer, ces modérés ?
R - Prenez l'exemple de la Syrie. On est devant une contradiction très difficile. Si on ne les aide pas, notamment à obtenir des armes anti-aériennes, le déséquilibre risque d'être entier mais si on les aide, il faut savoir dans quelles mains est-ce que cela tombe. Regardez ce qui s'est passé en Libye où on retrouve un certain nombre d'armes au Mali. Et donc c'est cette contradiction qu'il faut arriver à réduire.
Q - Dernière question sur le Proche Orient. C'est le conflit israélo-palestinien dont on parle moins parce qu'il y a de l'actualité ailleurs.
R - Oui mais qui est très, très important.
Q - François Hollande disait qu'il fallait reprendre les négociations mais on voit que négociation après négociation, de toute façon, la Cisjordanie est de plus en plus démantelée par les Israéliens.
R - Oui mais nous ne sommes pas d'accord avec cela.
Q - Alors la France a voté pour l'admission de la Palestine comme État non membre à l'ONU.
R - Observateur, oui.
Q - Est-ce que l'on envisage de reconnaître l'État palestinien ?
R - Nous, nous avons fait le vote. Maintenant, quelle est l'étape supplémentaire ? Vous savez que nous dialoguons à la fois avec les Israéliens et les Palestiniens. Nous sommes un des seuls États à le faire et, donc, nous allons contribuer à cette reprise des négociations. J'ai eu mon collègue John Kerry. Nous sommes pour les deux États, c'est clair.
Q - Mais est-ce que l'on pourrait dire : la seule façon finalement, c'est de reconnaître l'État palestinien pour faire une avancée ?
R - Ce qui compte, c'est que sur le terrain, les deux États se mettent en place et se reconnaissent. Je vous donne une information. J'ai eu mon nouveau collègue John Kerry, secrétaire d'État américain, au téléphone l'autre jour. Je crois que le président Obama va se rendre là-bas et la France ira dans le sens d'initiatives pour la reprise des négociations rapidement.
Q - Séquence suivante, Laurent Fabius, Hedwige Chevrillon, «l'interview de BFM Business». On parle économie.
R - Volontiers
Q - Juste d'abord peut-être une question pour rebondir sur la séquence précédente, c'était sur le coût de cette guerre au Mali. Donc le ministre de la défense a dit à ce même micro, c'était autour de 70 millions d'euros et surtout, on a vu, vous avez parlé de différents conflits. Est-ce qu'il faudrait peut-être envisager une hausse du budget de la défense peut-être pour faire face à l'ensemble de ces conflits ?
R - Nous avons au budget déjà 650 millions d'euros prévus à titre prévisionnel dans ce que l'on appelle les OPEX, les opérations extérieures. Traditionnellement, c'est un chapitre qui est ouvert, c'est-à-dire que si l'on dépense plus, les sommes sont prévues. Mais pour le moment, nous sommes «dans les clous», comme on dit.
Q - Oui. Alors, on va parler de diplomatie ...
R - En revanche, ce qui est tout à fait vrai, c'est que ce qui se passe conforte notre stratégie sur un certain nombre de besoins qu'il va falloir satisfaire en matière de budget de défense.
Q - Oui, c'était ça en fait ma question.
R - On s'aperçoit que nous avons besoin de drones. Or, traditionnellement, malheureusement, les décisions n'avaient pas été prises dans le passé pour prévoir ces drones. Nous avons besoin de ravitailleurs et là, Jean-Yves Le Drian a pris les décisions nécessaires même si elles vont prendre un peu de temps. Nous avons besoin aussi d'avions transporteurs stratégiques et donc il y a un livre de la défense qui va être adopté bientôt et qui devra tenir compte de cela.
Q - Cela veut dire qu'il faudra quand même sans doute rallonger le budget de la défense en fonction ...
R - Pas nécessairement mais il y a des choses que l'on peut mutualiser avec l'Europe. Par exemple, il serait tout à fait normal que nous puissions avoir des avions transporteurs au niveau européen puisque ces opérations sont faites non pas pour la France mais dans l'intérêt de l'Europe et de la paix.
Q - Alors, on va parler beaucoup d'Europe. Peut-être juste une question d'actualité. Peut-être avez-vous quand même suivi cette affaire Findus. Il y a une réunion à Bercy avec les différents ministres concernés. Juste peut-être pour vous puisqu'il s'agit de viande de cheval qui a été abattue en Roumanie, rapatriée en France via les traders chypriotes, néerlandais. Bref, c'est toute l'Europe qui est en question. Est-ce que vous, vous pensez qu'au niveau européen, il faut une enquête administrative sur ce qui s'est passé ?
R - Non seulement, il faut une enquête mais il faut aussi des sanctions. C'est abominable. Si on en parlait autour de la table familiale, on dirait que «c'est dégueulasse» parce que les consommateurs n'y sont pour rien. Ils achètent quelque chose et on leur donne de la viande de vieille carne, d'après ce que j'ai compris. Il y a sûrement des gens qui là-dessus font leurs profits. Donc il faut la traçabilité, c'est que propose le gouvernement français. Il a raison. Et il faut des sanctions, des sanctions dures.
Q - Au niveau européen, alors, vous avez parlé beaucoup d'Europe tout à l'heure avec Yann-Anthony Noghes ...
R - Volontiers !
Q - ... mais là on va quand même, on va en parler un petit peu. On va parler d'harmonisation fiscale puisque le président de la République en a reparlé en disant «il faudrait une harmonisation fiscale au niveau européen».
R - Oui.
Q - Est-ce que c'est vraiment le moment à ce moment là pour la France de remettre sur le tapis cette taxe à 75 % ou à 70 %, enfin ça dépend des différentes ... qu'on peut connaître ...
R - Là, ce n'est pas proposé pour les autres pays.
Q - Non mais justement, il ya un décalage total parce que la France veut imposer une taxe pour les très, très hauts revenus et en même temps, on voit bien que pendant ce temps là, certains déroulent le tapis rouge pour ne pas citer les Anglais ...
R - Oui. Alors, prenons les choses une par une. Sur la taxe à 75 % elle a été proposée et puis, elle a été déclarée inconstitutionnelle par le Conseil ; donc le gouvernement va proposer un nouveau projet, je ne sais pas encore quel il sera mais évidemment, il faut tenir compte de ce qu'a dit le Conseil constitutionnel. Sinon, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Bon, sur l'harmonisation, oui, je pense que c'est une idée juste mais il faut commencer par quelques éléments. Par exemple en matière d'impôts sur les sociétés pour les entreprises, il faudrait que les bases, l'assiette ce que l'on appelle, soient harmonisées et puis qu'il y ait une fourchette de taux comme on le fait en matière de TVA.
Q - Mais en termes d'impôts sur le revenu vous voyez, rien que cette harmonisation n'a aucune chance de se faire surtout si la France met des taxes si élevées ?
R - On n'en est pas encore là, commençons déjà par les entreprises, prolongeons vers la TVA, etc. L'idée générale, c'est quoi ? C'est que si on a une monnaie unique et on a une monnaie unique, il faut aller vers une harmonisation de la politique économique.
Q - J'ai envie de dire un peu en particulier, ça fait quand même des disparités énormes et là, on est en train, la France est en train de rajouter une disparité.
R - Oui mais vous avez noté, c'est la position en tout cas que je défends, c'est que cette taxe est faite pour être ponctuelle, provisoire. Elle est liée au fait que le déficit budgétaire qui nous a été laissé est considérable et elle ne doit pas être éternelle.
Q - M. Giscard d'Estaing a une idée, c'est de fixer une date, il dit 2030 mais ça peut être 2025 pour arriver à l'harmonisation fiscale et chaque année, d'ici là, on fait un pas les uns vers les autres. Ca vous paraît une bonne idée ?
R - Cela peut être une bonne idée mais il faut commencer par exemple en matière d'entreprise parce que c'est là où il y a les mouvements les plus forts. Donc il faudrait avoir une harmonisation de l'assiette, ce que l'on appelle la base, et puis, créer un serpent fiscal européen, c'est-à-dire la mise en place d'un taux entre X % et Y % dont on réduit ensuite l'écart chaque année.
C'est une proposition que j'ai faite il y a quelques années, je pense que c'est intéressant.
(...)
Q - Alors, on va dire un mot du G20. Vous savez, il y a un G20 très important qui se déroule en fin de semaine à Saint-Pétersbourg en Russie. Vous parlez beaucoup de diplomatie économique. J'ai envie de dire, Laurent Fabius, il faudrait presque la diplomatie monétaire parce qu'on assiste à une guerre des monnaies entre notamment les Chinois, les Japonais, les Américains bien sûr, même la Grande-Bretagne et puis, nous les Européens, on est un petit peu de côté parce que ...avec notre euro fort. Est-ce que vous êtes d'abord d'accord pour dire qu'il y a une guerre des monnaies actuellement ?
R - Oui. Il y a une compétition qui est farouche et elle passe aussi par les monnaies, mais pas seulement par les monnaies : il y a aussi les obstacles non tarifaires ; il y a les normes environnementales, il y a toute une série de choses et il y a les monnaies. Par exemple, si vous avez un continent ou un pays qui regagne en compétitivité mais que, tout d'un coup, sa monnaie renchérit de 10 %, immédiatement, on perd en compétitivité. Alors, le problème européen, c'est lequel ? Je ne dis pas que c'est le seul problème de l'Europe.
Vous savez que j'ai été ministre de l'économie et des finances, ce sont donc des sujets que je connais bien. J'ai toujours trouvé ça magnifique. On dit : la Banque centrale américaine est indépendante. C'est vrai. Mais il se trouve que par je ne sais quel miracle, eh bien, l'évolution du dollar est toujours dans le sens de l'intérêt des États-Unis d'Amérique ...
Q - Dans le bon sens.
R - Eh bien moi, c'est exactement cette indépendance que je veux pour la Banque centrale européenne !
Q - Comment vous allez faire ?
R - Nous avons un excellent président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi. Seulement il y a un problème avec l'euro. Je vais essayer de l'expliquer simplement et rapidement. Quand l'Europe est en crise, l'euro est faible mais quand l'Europe va mieux, l'euro devient non pas fort mais cher et étant cher, il pénalise nos exportations. Donc on est pris en tenailles : quand ça ne va pas du tout, l'euro nous avantage, mais la crise est là ; et quand ça va mieux, l'euro nous pénalise.
Il est prévu dans les traités qu'il puisse y avoir une politique de change, c'est-à-dire tout simplement qu'on puisse afficher un objectif, rien de plus.
Q - Oui mais il n'en veut pas, le président de la Banque centrale européenne ! Il a dit, il a répondu en disant : je ne veux pas de politique de change !
R - Non. Le président de la Banque centrale européenne est un homme qui respecte parfaitement les traités et donc il s'agit simplement de fixer un objectif de change. Je pense que l'Europe de plus en plus doit s'affirmer. C'est vrai sur le plan fiscal ; c'est vrai sur le plan économique ; c'est vrai sur le plan des changes.
Q - Il faut faire un «miracle» auprès de Mme Merkel également ?
R - Non, je ne pense pas que le miracle soit un élément décisif. Mais il faut expliquer les choses. L'Allemagne ne peut durablement être prospère que si les autres pays européens sont prospères puisque l'Allemagne fait ses exportations surtout avec les autre pays européens. Et donc une situation où l'Allemagne serait prospère mais où les autres pays seraient en crise n'est positive pour personne.
Q - Alors, Laurent Fabius, vous allez en reparler largement dans un instant, il y a aussi, on prend le terme de «diplomatie économique», et la visite vendredi du chef de l'État en Inde ...
R - Oui bien sûr !
Q - ... une visite d'État très importante.
R - Je serai à ses côtés, oui. C'est une visite importante.
Q - Bien sûr et il y a un contrat : le fameux contrat des Rafale, 126 Rafale à la clé, 12 milliards de dollars sur la table, vous pensez que cette fois-ci, c'est bon, surtout que la guerre au Mali a démontré leur utilité ?
R - Oui. Nous avons reçu il y a quelques semaines mon collègue, le ministre des affaires étrangères indien. Il a été très positif. Depuis, il y a eu des conversations. Nous allons voir ce que cela donne mais c'est un contrat qui est passé avec un industriel, c'est-à-dire Dassault. Mais les choses semblent - je suis très prudent - se présenter positivement. C'est ce que nous disent les Indiens. D'une façon générale, d'ailleurs, le président de la République, les autres ministres, moi-même, nous travaillons beaucoup pour cette diplomatie économique. Nous avons hérité d'une situation commerciale qui est absolument désastreuse. Il faut donc que nous améliorions notre balance commerciale.
Q - Vous savez un peu le niveau de transfert de technologies que la France est susceptible d'accepter ou pas ?
R - Oui, les discussions ont porté notamment là-dessus. Mais j'insiste sur le fait que le juge de paix de notre compétitivité, c'est la balance commerciale et là, nous avons un double effort à faire : d'abord exporter davantage en particulier avec nos PME, et ça, beaucoup de ministères s'en occupent dont le mien mais ce n'est pas une affaire simplement des ministères. C'est l'affaire des entreprises. Et symétriquement, nous avons besoin qu'il y ait des investissements étrangers en France.
Q - Alors justement, dernière question sur Petroplus. Le gouvernement français soutient la solution égyptienne. Il y a aussi des investissements du Qatar, on le sait bien, des investissements algériens en France. C'est un peu étonnant parce que l'on voit tous les problèmes qu'il peut y avoir en termes de politique étrangère et puis, tout à coup, on voit tous ces investissements arriver en France. Comment les expliquez-vous ?
R - Ce sont deux choses différentes. Les investissements du Qatar ...
Q - Oui mais je parle des investissements égyptiens par exemple ...
R - Dès lors qu'ils créent de l'emploi, ils sont très bien venus. En ce qui concerne Petroplus, rien n'est encore acquis. Ce que je peux vous dire, c'est que le gouvernement français soutiendra au maximum une solution crédible parce que derrière, il y a - et je le sais bien c'est chez moi - plus de 500 familles directement concernées, 500 familles indirectement. Il est question de notre autonomie en matière de raffinage et si nous ne pouvons pas nous substituer aux repreneurs, dès lors qu'il y a une solution de reprise crédible, le gouvernement est décidé à « mettre le paquet ».
Q - Nous allons marquer une pause, Laurent Fabius et on parlera de François Hollande, chef de guerre, de l'Iran et de l'Europe.
R - Bien.
Q - Vous connaissez François Hollande depuis très longtemps. Est-ce qu'il vous bluffe aujourd'hui dans son costume de président et de chef de guerre ?
R - Écoutez, je vais vous décevoir, je vous prie de m'en excuser : nous nous entendons extrêmement bien et notre travail est très efficace. Il a montré à tout le monde, pas seulement à moi, qu'il savait décider, décider vite et décider juste.
Q - Que vous vous entendiez bien, c'est une chose, mais compte tenu de ce que vous disiez auparavant, est-ce qu'il vous a étonné ?
R - (...) Nous avons extrêmement bien travaillé ensemble et c'est une des clefs d'ailleurs de ce qui se passe au Mali : le quatuor - François Hollande qui décide, Jean-Marc Ayrault, Jean-Yves Le Drian et moi-même - est très soudé et ça compte.
Q - Justement, il commence un petit peu à remonter dans les sondages. C'est quoi pour vous ? C'est l'effet Mali comme on dit ? Ou bien c'est le résultat de quelque chose qui a été engagé il y a plus longtemps, comme l'espèrent certains dans la majorité ?
R - Je ne sais pas. Vous savez, les sondages, ça va, ça vient. Il y a probablement une perception d'éléments que les gens ne percevaient pas. Mais je crois que finalement, si on regarde les sondages, ce qui sera déterminant, c'est l'économie et le social ; c'est là-dessus qu'on sera jugés les uns et les autres et ce n'est pas simplement une crise contrairement à ce qu'on dit, c'est un changement du monde, c'est de cela qu'il s'agit, un changement du monde ! Et il se trouve que c'est ce président-ci, cette équipe gouvernementale, qui doit préparer la France au changement du monde. C'est ça notre tâche, c'est ça le grand défi.
Q - Pour s'adapter au changement du monde, est-ce que vous pensez qu'il faut un nouveau modèle économique ?
R - Cela fait partie de ces éléments-là. Quand je dis «changement du monde», cela veut dire quoi ? Cela veut dire que l'Europe et la France n'ont plus la même place que celle qu'elles avaient auparavant ; cela veut dire que le travail et l'emploi sont bouleversés ; cela veut dire que les éléments environnementaux prennent une place de plus en plus importante. Cela veut dire effectivement un changement de modèle économique et social, et beaucoup d'autres décisions.
Q - Est-ce que vous avez l'impression que sur le terrain national, François Hollande assume suffisamment ses choix ?
R - Oui, je crois, à quoi pensez-vous ?
Q - Est-ce que par exemple, vous avez l'impression qu'en matière économique, il assume qu'il faut de la rigueur, il assume suffisamment que ce n'est pas forcément une politique de gauche qu'il mène tout le temps - on l'a vu avec la TVA...
R - Qu'est-ce que nous avons choisi de faire ? À la fois du sérieux budgétaire et du soutien à la croissance. La situation des finances publiques telle que nous l'avons récupérée, héritée est très mauvaise, et évidemment il faut être très sérieux budgétairement. Il y a des économies à faire mais en même temps il faut de la croissance, à la fois pour l'emploi et même pour l'aspect budgétaire - si vous n'avez pas de croissance, vous n'arrivez à rien budgétairement - et c'est cette double orientation que nous avons choisie et François Hollande l'assume :c'est lui qui l'a décidée...
Q - Enfin il y en a qui vous diront qu'il y a beaucoup de rigueur budgétaire et pas beaucoup de croissance.
R - Oui, pas assez. C'est un autre sujet qui est la question européenne et la question mondiale parce que nous sommes très dépendants de ce qui se passe en Europe. Alors nous essayons de « booster » l'aspect croissance en Europe - ce n'est pas très facile parce qu'un certain nombre de nos partenaires ne voient pas les choses comme nous.
Q - On va changer de sujet, Laurent Fabius, on va parler du Qatar qui investit massivement en France dans les banlieues via la création de PME, dans les plus grandes entreprises, ils rachètent un club de foot, le PSG, des hôtels etc. ; et parallèlement, ils donnent des avis, par exemple sur l'intervention militaire française au Mali, qu'ils ne cautionnent pas forcément. Alors est-ce que vous avez l'impression que le Qatar est en train de racheter la France et peut tout se permettre ?
R - Non, bien sûr que non ; on m'a souvent posé la question et nous avons fait faire évidemment des études précises. Sur l'aspect investissement, dès lors que c'est positif pour l'économie française, je ne vois pas pourquoi on ne s'en réjouirait pas, que ce soit le Qatar, que ce soit la Russie, que ce soit les Américains, que ce soit le Mexique. Il faut que nous ayons des investissements en France. Quant à l'autre aspect qui me concerne plus directement, qui est l'aspect politique, il n'apparaît pas que le Qatar soutienne nos - entre guillemets - «adversaires». Donc c'est tout à fait clair.
Q - Par exemple le financement éventuellement du Qatar aux islamistes...
R - Non. Il y avait une rumeur disant qu'il y avait un financement au Mali, aux terroristes du nord Mali. Non.
Q - Vous en avez la preuve.
R - Nous avons demandé que les choses soient précisées par les services compétents comme on dit et rien de tout cela ne nous a été confirmé.
Q - Et en Syrie ?
R - Alors en Syrie - je ne veux pas parler à la place des autorités du Qatar - mais le Qatar soutient la coalition nationale et nous aussi, nous la soutenons.
Q - Mais enfin les islamistes sont mieux armés que les autres... par le biais du Qatar...
R - Non, attention, il y a d'un côté Bachar Al-Assad, qui lui, a été armé par la Russie dans le passé et par l'Iran aujourd'hui. Il y a de l'autre côté, la coalition. Et puis il y a - c'est peut-être à cela que vous faites allusion - des extrémistes d'Al-Qaïda, notamment ce qu'on appelle Al'Nosra mais, à ma connaissance, ils ne sont pas du tout soutenus par le Qatar.
(...)
Q - On va parler de l'Iran. L'Iran et les grandes puissances du 5+1 vont se retrouver au Kazakhstan le 26 février pour reprendre les négociations sur le nucléaire ; qu'est-ce que vous en attendez ?
R - Nous avons une attitude qu'on appelle la double approche : d'un côté, des sanctions pour faire bouger l'Iran, sanctions économiques, et de l'autre des négociations. Autant nous considérons qu'il est tout à fait acceptable que l'Iran puisse produire de l'énergie nucléaire civile, autant nous pensons inacceptable qu'il ait l'arme atomique. Et quand je dis «nous», il s'agit à la fois de la France, des États-Unis, de la Russie, de la Chine, du Royaume-Uni et de l'Allemagne. Pourquoi ? Parce que si l'Iran avait l'arme nucléaire, l'ensemble de la région qui est déjà passablement agité serait soumis à une compétition nucléaire extrêmement grave. Donc nous voulons que l'Iran respecte ses obligations internationales qui lui font interdiction d'avoir cette arme nucléaire. Et pour cela, à la fois nous disons «négocions» et nous prônons des sanctions pour le pousser à changer de position dans la négociation.
Q - Mais quelles sanctions ? Parce que clairement Téhéran n'a pas l'air très impressionné par toutes les menaces de sanctions...
R - Je me permets de modifier un peu votre jugement : on considère que ces sanctions ont coûté, entre guillemets, déjà plus de 40 milliards au régime iranien. Malheureusement le régime iranien le fait porter sur sa population mais je pense que les sanctions sont efficaces.
Q - Et Joe Biden assure, lui, que les États-Unis sont prêts à discuter directement avec l'Iran. Comment vous voyez ça ?
R - Nous avons discuté de cela avec M. Biden qui était en France lundi dernier et qui a déjeuné à l'Élysée. Joe Biden dit : «nous sommes dans le cadre du 5+1, il est possible que nous ayons aussi des discussions avec l'Iran mais bien évidemment ce sera fait en liaison avec la France».
Q - Parce qu'on a vu les Iraniens là, immédiatement dire : ça y est, l'administration américaine est en train de changer de ton !...
R - Ce n'est pas ce que nous a dit le vice-président Biden ni mon collègue M. Kerry. Ce qui est important, c'est que ce soit efficace et que l'Iran renonce à l'arme nucléaire parce que la dissimulation nucléaire est un mal extrêmement grave !
Q - On peut parler de cas qui concernent des Français... Sevil Sevimli, vous savez, cette étudiante qui est en Turquie... où en est-on ?
R - Nous sommes intervenus évidemment sans modifier le cours de la justice turque mais d'un point de vue humanitaire, j'ai demandé à l'ambassade à plusieurs reprises d'intervenir et j'espère que des mesures de clémence seront prises. Et mon collègue, M. Davutoglu, le ministre des affaires étrangères turques, sera d'ailleurs à Paris mardi dans le cadre de la réunion la Libye dont on a parlé tout à l'heure.
Q - Et le deuxième cas, c'est le cas de Nadir Dendoune, un journaliste français qui a été emprisonné en Irak le 23 janvier pour avoir pris des photos du QG du service des renseignements...
R - L'ambassade est en contact avec lui ; nous avons fait des représentations par notre ambassadeur auprès du gouvernement irakien pour qu'il soit traité correctement, qu'il ait les droits qu'on a lorsqu'on est interpellé et qu'il puisse s'exprimer et j'espère là aussi qu'il y aura une solution positive.
Q - Mais est-ce que vous estimez que c'est une détention abusive ou pas ?
R - Pour l'instant, je ne vois pas de preuve qui ait été fournie contre lui.
Q - Laurent Fabius on passe à la séquence suivante, on va parler de l'Europe. On va tout d'abord réentendre François Hollande : «Ce qui nous menace aujourd'hui n'est plus la défiance des marchés, c'est celle des peuples qui voient à travers une suite de déclarations que l'intérêt national est en train de prendre le pas sur l'intérêt européen.... Il a vu juste, Laurent Fabius ? La solidarité européenne, c'est terminé ? C'est ce qu'on a vu au sommet de Bruxelles jeudi et vendredi.
R - En tout cas, elle a été malmenée, c'est certain et notamment par les Britanniques. Mais finalement, c'est pour cela que l'on abordait ce sommet dans des conditions tr??s difficiles. Je pense que l'accord qui a été trouvé, sauvegarde les intérêts de la France mais le contexte était extrêmement difficile, il faut le reconnaître.
Q - La France justement, championne d'Europe de la croissance. L'État de grâce est terminé, ça aussi c'est fini, c'est l'austérité qui a gagné ?
R - Je crois qu'il est difficile de faire plus d'Europe avec des gens qui disent «il faut moins de budget», ce qui est la position des Anglais et de quelques autres ; mais on ne peut pas faire l'Europe tout seuls ! Nous avons obtenu au mois de juin dernier une avancée considérable avec le pacte pour la croissance ; nous avons obtenu que la Banque centrale desserre un peu les cordons de la bourse, nous avons obtenu la mise en place de la taxe sur les transactions financières, nous avons obtenu toute une série de choses ; mais il reste de gros combats, comme nous l'avons vu lors de cette négociation. Que voulons-nous ? Nous voulons une Europe réorientée et visiblement il y a d'autres pays qui ne le souhaitent pas, à commencer par la Grande-Bretagne qui dit : moi je veux le self-service. Eh bien non, ça ne marchera pas !
Q - Honnêtement, Laurent Fabius, vous venez de parler de pacte pour la croissance, 120 milliards, ça a un peu fait pschitt ! À quoi cela va servi ? Et ces 120 milliards, ils sont passés où ? Ils sont sortis d'où et ils sont passés où ?
R - D'abord il y a eu les dotations en capital de la Banque européenne d'investissement, ça a été fait ; ensuite et M. Cazeneuve en fait la liste tous les mois au conseil des ministres, il y a un certain nombre d'investissements qui sont faits dans différents pays notamment en France...
Q - Avec des effets de levier...
R - Oui, avec des effets de levier... Au total, on estime que ces 120 milliards, cela peut donner 240 milliards. On dira «ce n'est pas assez», oui, je suis d'accord mais l'Europe, ce n'est pas une construction magique !
Q - Non mais est-ce que concrètement ça sert à quelque chose ?
R - Oui, je crois...
Q - Dans quelle mesure ? Vous avez des éléments pour dire ça ?
R - Bien sûr ! Quand vous avez des lignes de transport qui peuvent être réalisées à cause de ce pacte de croissance, quand vous avez des économies d'énergie qui sont réalisées à cause de cela, quand vous avez des projets concrets qui sont réalisés à cause de cela, c'est positif ! Mais si vous me dites que ce n'est pas suffisant, je suis tout à fait d'accord avec vous.
Q - Alors le budget européen, c'était la première fois qu'il était en baisse : moins 3 %. Les Eurodéputés sont très remontés à Strasbourg. Ils ont dit qu'ils allaient certainement dire non mais finalement, vous, Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères français, est-ce que vous n'espérez pas... est-ce que vous ne comptez pas sur ce veto des Eurodéputés ?
R - J'ai été frappé comme vous puisque lors du discours de François Hollande j'étais présent et c'est vrai que les Eurodéputés, dans leur quasi-unanimité, étaient vraiment contre le projet proposé. Le projet adopté, n'est pas celui qui était proposé, il y a eu un compromis mais je ne sais pas ce que les parlementaires européens décideront. Est-ce qu'ils vont le refuser, est-ce qu'ils vont, ce qui est possible, exiger qu'il soit réexaminé en 2014, parce qu'il y a des élections en 2014 ? Est-ce qu'ils vont demander - on ne va pas entrer trop dans la technique - qu'il y ait une utilisation plus grande de la flexibilité ? Je ne sais pas.
Q - En gros ils demandent aussi une clause de révision... et disent : il ne faut pas qu'on parte sur sept ans, on révise ça en 2017, on ne va pas condamner l'Europe à l'austérité pendant sept ans.
R - Nous avons adopté ce compromis, nous n'allons pas le contredire. Il y a cependant un argument démocratique qui n'est pas sans valeur, consistant à dire : il va y avoir des élections en 2014 et c'est difficile de dire «quel que soit le résultat des élections, au fond ce sera la même chose du point de vue budgétaire»... En tout cas, nous estimons que nous avons sauvegardé les intérêts de la France. La politique agricole commune bénéficiera d'un montant équivalent à celui du précédent cadre financier ; nous avons beaucoup insisté sur la création d'un fonds pour les jeunes, beaucoup insisté - parce que le contraire aurait été scandaleux - sur le maintien d'un fonds pour les plis démunis.
Q - Il a été diminué malgré tout.
R - Oui, le programme européen d'aide au plus démunis été diminué malheureusement, mais le projet de certains autres pays, c'était de le supprimer, ce qui est absolument scandaleux ! Nous avons insisté beaucoup aussi sur les transports - on va pouvoir faire le Lyon-Turin. Donc il y a des choses positives même si on n'a pas fait tout ce qu'on voulait.
Q - En tout cas ce qui est intéressant, vous l'avez dit, dans l'hémicycle strasbourgeois, la droite, la gauche, les Verts, les libéraux, tout le monde se tient la main ; en revanche, on se demande : vous, la France, vous tenez la main de qui ? Il y a un petit problème d'alliance, notamment au niveau du couple franco-allemand. Alors justement, il y a un député européen, Andreas Schwab, il est de la famille CDU et Laurent Fabius, il a une question pour vous : «Monsieur le Ministre. Seul, le couple franco-allemand ne peut pas mener l'Europe mais il est aussi clair que sans une bonne entente entre la France et l'Allemagne, l'Europe est en panne ; donc pourquoi Monsieur le Ministre, n'attachez-vous pas plus d'importance à cette coopération franco-allemande ?»
R - M. Schwab n'était peut-être pas présent lors du 50ème anniversaire du traité franco-allemand de l'Élysée. Il aurait vu justement qu'à la fois du côté allemand et du côté français, on considérait que l'amitié franco-allemande était fondamentale.
Q - Oui mais bon, aucun rejaillissement sur les opinions publiques...
R - Mais l'amitié franco-allemande ne consiste pas à ce que la France signe exactement tout ce qui a été proposé par l'Allemagne et inversement ; l'amitié franco-allemande ne consiste pas à ce que nous disions aux Allemands...
Q - Vendredi, vous avez signé ce que voulait l'Allemagne à Bruxelles et ce que voulaient les Anglais...
R - Absolument pas. Soyons précis. J'ai pris les chiffres. M. Cameron avait dit «je ne monterai jamais au-dessus de 885 milliards», je suis précis, l'accord est à 908 milliards. C'est-à-dire qu'il a concédé 23 milliards. Les Français avaient dit : 930. C'est 908, c'est-à-dire que nous avons concédé 22 milliards. Permettez-moi d'être un petit peu étonné que vous qui êtes journaliste, vous considérez que lorsque les Anglais sont obligés de faire une concession de 23 milliards, c'est pour eux un triomphe et lorsque les Français vont une concession de 22 milliards, c'est une déroute ! Je demande simplement qu'on soit objectif.
Q - Et les Anglais, ils cherchaient avant tout à préserver leur rabais britannique au départ... Il y a un an, ils avaient dit : attention, le budget, on va même le diminuer... Et là finalement ils sont repartis avec leur rabais sous le bras et en plus avec une diminution globale du budget ! Ils ont gagné sur tous les points !
R - Vous savez que depuis 1984, le rabais anglais est automatique. Donc quel que soit le contenu de l'accord, les Anglais obtenaient leur rabais. Et je vous dirai même plus, que même s'il n'y avait pas eu d'accord, les Anglais repartaient avec leur rabais.
Q - Cela a été remis en question quand même...
R - Juridiquement c'est impossible. Je reconnais que cet accord n'est pas exactement ce que nous souhaitions. Nous aurions voulu tout simplement, comme nous voulons une Europe beaucoup plus forte et avec beaucoup plus de croissance, nous voulions un meilleur budget, mais il fallait un compromis. Et quand on dit que c'est un triomphe de M. Cameron parce qu'il a obtenu son chèque... Juridiquement personne ne pouvait faire qu'il ne l'obtienne pas.
Q - Laurent Fabius, on va quitter les Anglais pour un petit moment et reparler des Allemands...
R - Je voudrais dire, sur l'Europe, parce que M. Cameron a fait de grandes déclarations, qu'il y a deux conceptions : celle de M. Cameron, conservateur britannique, c'est l'Europe, c'est le service ; c'est-à-dire ne pas respecter les acquis et imposer une Europe qui se plie aux desiderata britanniques. Et puis il y a la conception française qui est une Europe réorientée, une Europe comme on l'a dit, différenciée, qui maintient les acquis et fait davantage pour l'Europe. Nous tiendrons sur cette position et il n'est absolument pas question que nous subissions l'Europe self-service.
Q - Laurent Fabius, élu de Normandie, va pouvoir reparler des Britanniques dans un instant mais moi je voudrais vous demander pourquoi Angela Merkel paraît plus séduite par M. Cameron que par François Hollande ? Je ne veux pas rentrer dans la querelle des chiffres, mais l'idée d'une solidarité européenne en a pris un coup à Bruxelles, quels que soient les chiffres énoncés. Or c'est la bataille engagée par François Hollande, solidarité pour la croissance. Et de ce point de vue là, nous n'avons pas eu de bons résultats et en particulier parce que Mme Merkel n'a pas fait l'effort. Pourquoi ?
R - Mais vous disiez vous-même et c'est fort juste, que François Hollande est allé l'autre jour faire un discours au Parlement européen et il a été applaudi et même debout, par tous les partis, y compris le parti de Mme Merkel. Et il a eu une phrase que j'ai trouvée assez amusante et en même temps pleine de sens, il s'est tourné vers la majorité conservatrice de la chambre et a dit : je suis très heureux que vous m'applaudissiez mais je vous demanderai en échange que vous acceptiez de convaincre les gouvernements que vous soutenez, que j'ai raison, comme vous venez de le dire !
Q - D'accord... Laurent Fabius, quand Nicolas Sarkozy était président de la République, le Parti socialiste attaquait Nicolas Sarkozy en disant : mais comment ! Il s'est couché devant Angela Merkel, il n'a pas été capable de briser le mur Merkel ! Eh bien c'est toujours elle qui finalement fait la balance !
R - Nous souhaitons travailler très fortement avec les Allemands, nous le faisons dans beaucoup de domaines, par exemple la taxe sur les transactions financières que Mme Merkel au début ne voulait pas, finalement elle l'a accepté. Il y a d'autres sujets sur lesquels nous avons encore des efforts à faire pour la convaincre.
Q - Par exemple, quand François Hollande parle du taux de change de l'euro, les Allemands se précipitent pour dire : attendez ! L'euro est à sa juste valeur ! C'est voué à l'échec... vous parliez d'un mur justement avec Angela Merkel... est-ce que ce n'est pas une façon pour François Hollande...
R - Mais la taxe sur les transactions financières, c'était voué à l'échec ! Simplement la différence, c'est que cet échec est aujourd'hui une réussite.
Q - Donc quand l'idée est lancée...
R - Je vous le concède, ça met du temps !
Q - François Hollande a attaqué l'euro fort, est-ce que ce n'était pas une façon finalement de préparer le terrain et de dire : attention, on est en difficulté, notamment à cause de l'euro fort ; nous, on aimerait bien bouger là-dessus. Vous, les Allemands ne voulez pas bouger là-dessus et on ne va certainement pas rentrer dans les clous du pacte de stabilité... Les 3 %, il faut oublier...
R - C'est autre chose ; mais revenons un instant sur l'euro, pas fort mais cher. Je pense qu'il faut en revenir au bon sens. Les Allemands qui sont nos amis, comprennent ou devraient comprendre, qu'il n'y a pas d'Allemagne durablement prospère si les autres pays sont en difficulté, il faut que l'euro soit à son bon niveau ! Ni trop cher, ni trop faible, à son bon niveau. Voilà. C'est un débat qui existe depuis longtemps, qu'on ne va pas trancher aujourd'hui.
Q - On a encore des choses à se dire avec l'Allemagne ?
R - Mais on a énormément à travailler ensemble !
Q - ...De voir l'Allemagne être moins solidaire, moins au coeur de la construction européenne...
R - Je vais vous prendre deux ou trois exemples : ce qui se passe au Mali montre qu'il faut une défense européenne. En matière d'énergie, les Allemands sont énormément dépendants de l'énergie importée, nous aussi ! Pourquoi ne pas travailler pas ensemble ? En matière d'éducation, même chose ! Nous faisons des propositions pour que l'Europe avance parce que nous croyons à l'Europe et l'Europe réorientée. Alors certains ne sont pas encore tout à fait d'accord mais on va essayer d'aller plus loin.
Q - Au Royaume-Uni, on ne parle pas beaucoup de l'euro...
R - Ah ! Mais ils n'y sont pas !
Q - On parle en revanche d'un «brexit» - British exit - de l'Union européenne. Alors on a demandé aussi - d'ailleurs c'est lui-même qui voulait vous poser une question - il s'appelle Nigel Farage - peut-être que vous le connaissez, c'est un Eurosceptique notoire dans l'hémicycle strasbourgeois : «En 2005, vous vous êtes prononcé pour le non au référendum sur la Constitution européenne, je m'en souviens bien parce que j'étais dans le même camp. Ce qui est intéressant, c'est que toutes les peurs que nous avions, que l'Europe devienne plus centralisée, moins démocratique, de plus en plus éloignée du peuple, sont arrivées. Est-ce que les attributs de votre carrière ministérielle comptent davantage que votre conscience politique» ?
R - Il est un peu dans le même registre que l'autre jour, et il a été peu applaudi. Mais enfin, mettons son intervention sur le compte de l'humour britannique... Non, je pense que si M. Cameron persiste dans son souhait et s'il est réélu, ça fait beaucoup de si...
Q - Dans son souhait de quoi ?
R - De faire un référendum... c'est à cela qu'il était fait allusion...
Q - Et finalement, bon vent ! Est-ce que ce ne serait pas finalement une bonne chose qu'ils sortent au lieu de tirer l'Europe vers le bas ?
R - Non, je pense que le Royaume-Uni est une grande puissance et que c'est une bonne chose qu'il fasse partie de l'Europe, à condition d'en accepter les règles ! J'ai pris cet exemple qui parlera à ces amateurs de sport que sont les Britanniques : si vous demandez votre inscription dans un club de rugby et que vous êtes accepté, vous ne dites pas une fois inscrit : «maintenant je joue au football» ! Donc l'idée d'une Europe self-service, c'est-à-dire dans laquelle le Royaume-Uni prendrait ce qui l'intéresse et laisserait le reste, pour son seul intérêt, ce n'est pas possible.
Q - Donc ce ne serait pas la fin du monde si le Royaume-Uni quittait l'Europe...
R - Ce serait dommage ! Dommage pour nous et dommage pour eux ! Le Royaume-Uni, complètement en dehors de l'Europe perdrait des intérêts. On a parlé de dérouler le tapis rouge et l'autre jour, avec des hommes d'affaires britanniques, je disais que si finalement l'Angleterre décide de quitter l'Europe, nous déroulerions le tapis rouge pour eux.
Q - On parle de la zone euro. Il y a cette idée qui a été lancée par Mark Rutte, c'est le Premier ministre néerlandais, un libéral, il a dit : aujourd'hui, on peut sortir de l'Union européenne - c'est le traité de Lisbonne de 2009, qui a instauré ça - on ne peut pas sortir techniquement de la zone euro ; il faudrait créer une clause de sortie ; à la fois pouvoir éjecter les pays et aussi de soi-même pouvoir en sortir. Qu'est-ce que vous pensez de ça ?
R - Cela ne me paraît pas exactement la priorité. La priorité, c'est de renforcer l'Europe et de la réorienter. Vous avez une Europe où il y a près de 20 millions de chômeurs, vous avez une Europe qui ne prend pas suffisamment en compte les questions environnementales ni les questions sociales ; vous avez une Europe qui n'est pas assez unie sur le plan économique.
Q - Alors une dernière question qui vous êtes posée cette fois par Guy Verhofstadt, c'est l'ancien Premier ministre belge, député libéral européen : «Monsieur le Ministre, la France est aujourd'hui présente au Mali. Il est très clair que ça donne énormément de coûts. Est-ce que vous ne pensez pas que le temps est venu de développer une défense européenne» ?
R - Je suis tout à fait d'accord ; c'est une de nos propositions : Europe de l'énergie, Europe de la défense, Europe économique.
Q - Cela a une chance de voir le jour ?
R - Je pense que oui ; il y a quelques pays qui vont dans ce sens-là : la France évidemment, l'Allemagne à certains égards, l'Italie, la Pologne, l'Espagne.
Q - Le Mali, ça aurait pu être un laboratoire pour l'Europe de la défense ; est-ce que ce n'est pas une occasion manquée ?
R - Certains pays d'Europe nous aident en nous fournissant un certain nombre de moyens ; et puis l'Europe a pris à sa charge, vous le savez, la formation de l'armée malienne. C'est un début. On pourrait dire : on souhaite davantage... oui, mais comme l'a dit Verhofstadt, il n'existe pas d'Europe de la défense. Moi j'en suis partisan. C'est une des propositions de François Hollande.
Q - Je voudrais revenir sur l'engagement français au Mali. Après le nouvel attentat suicide et les affrontements survenus à Gao, au nord du pays, vous avez eu cette explication tout à l'heure, écoutez.
R - On ne prévoit pas - mais il faut toujours rester extrêmement prudent - qu'il y ait des mouvements massifs parce que c'est vrai que les groupes terroristes ont été vraiment frappés durement, mais il peut y avoir des éléments individuels, il faut rester extrêmement vigilant, extrêmement prudent. Vous avez vu que la démarche des Français, c'est de prendre les villes et ensuite de demander aux troupes maliennes et aux troupes de la MISMA de venir pour sécuriser. Mais nous ne sommes pas loin.
Q - Laurent Fabius, même si la MISMA, on l'a bien compris, doit progressivement prendre le relais, n'y a-t-il pas un risque d'enlisement, un scénario façon Afghanistan au Mali ?
R - Non, j'ai dit qu'il faut être bien sûr pragmatique mais l'une des leçons que nous tirons de ce qui s'est passé dans toute une série d'autres cas différents - l'Afghanistan, la Somalie, etc. - c'est qu'il faut que les buts d'opérations soient clairs et qu'il ne faut pas que la durée soit infinie. Je ne vous dis pas que c'est facile mais le sens de notre démarche, c'est que nous sommes intervenus parce que nous seuls pouvions le faire, cela a été efficace. Et peu à peu, le relais doit être pris, peu à peu mais nous n'allons pas comme ça, subrepticement nous en aller !
Q - Vous le savez, pour professionnaliser l'armée malienne, il va falloir du temps, des mois, peut-être même des années.
R - Déjà il y a une partie de l'armée malienne qui est professionnalisée et d'autre part, il y a les troupes de la MISMA. Aujourd'hui, nous devons avoir - je ne veux pas donner de chiffres inexacts, mon collègue Le Drian serait mieux placé que moi pour les donner - entre 2.000 ou 3.000 soldats de la MISMA déjà déployés. D'autres sont attendus. Il y a parmi eux de très bons soldats - je ne veux pas faire de palmarès - mais les soldats tchadiens sont extrêmement aguerris, les soldats maliens qui étaient au Niger, les soldats du Burkina, d'autres encore...
Q - Laurent Fabius, est-ce que ce sont ces soldats qui vont se rendre au nord de Kidal, une région qui est décrite aujourd'hui comme semi-désertique, semi-montagneuse, c'est là où les djihadistes se seraient réfugiés, ou est-ce que ce sont les forces spéciales françaises qui vont faire le travail ?
R - Écoutez, vous comprendrez aisément que je ne vais pas vous dire quelle est la stratégie française précise vis-à-vis des groupes terroristes ni de leurs chefs. Vous comprenez pourquoi.
Q - C'est la zone où sont retenus les otages français, c'est ça ?
R - Détermination et discrétion.
Q - Alors autre sujet, la Tunisie. Olivier Mazerolle vous a soumis tout à l'heure cette question posée par un manifestant d'Ennahda, le parti au pouvoir, qui a, on le sait, défilé à Tunis en scandant des slogans hostiles à la France d'ailleurs. Nous allons revoir cet extrait, la question et ensuite la réponse que vous avez apportée à ce manifestant : «Qu'est-ce qui vous dérange dans l'exemple tunisien modéré ?»
R - Ah ! Mais l'exemple tunisien modéré, c'est très bien ; mais la question, c'est que lorsqu'il y a des assassinats, on ne sait pas qui a tué M. Chokri Belaïd mais lorsqu'il y a des assassinats, là cela cesse d'être modéré.
Q - Voilà. Alors moi j'ai envie de vous poser une question...
R - Mais cela me paraît une bonne réponse, oui.
Q - Est-ce que selon vous Ennahda est un parti je dirais modérément modéré ?
R - Je ne veux pas porter de jugement. M Marzouki qui est le président de la République, a dit qu'il y avait des éléments divers, voilà.
Q - Mais vous avez vu sur les images, ce drapeau français bardé de ce «Dégage !». Est-ce que c'est inquiétant pour vous ? L'image de la France est-elle abîmée dans certains pays ?
R - Quand on voit cela évidemment et qu'on est Français, on ne peut pas ne pas ressentir un très fort déplaisir. Mais en même temps, il faut garder ses nerfs et son calme.
Q - Justement, jusqu'où peut-on aider les modérés, les démocrates ? Parce que dès qu'on dit des paroles qui vont vers eux, immédiatement les djihadistes disent : ils sont les valets de l'occident.
R - Ni ingérence, ni complaisance.
Q - C'est-à-dire ?
R - C'est clair. Nous n'avons pas à décider à la place des Tunisiens, c'est un peuple libre. Et en même temps lorsqu'il y a du point de vue du droit et des principes, des choses qui nous choquent, nous pouvons le dire.
Q - Manuel Valls, votre collègue ministre de l'Intérieur, a-t-il raison de parler de fascisme islamique qui monte un peu partout ?
R - Écoutez, je me suis exprimé clairement sur cette question.
Q - Vous estimez que ce sont des mots de trop, qui mettent de l'huile sur le feu ?
R - Non, je ne porte pas de jugement ; mais je me suis exprimé clairement comme ministre des affaires étrangères de la France.
Q - Pour vous, il y a deux islams, il y a un islam modéré et puis un islam radical, c'est cela ?
R - C'est très complexe. Et d'ailleurs, il faut faire attention aux mots parce que je vais peut-être heurter en disant cela mais quand on parle du djihad par exemple, le djihad, dans le vocabulaire courant utilisé par les journalistes ou dans la conversation, on dit djihad égale terrorisme. Bon, mais le djihad, ça veut dire aller au bout de soi-même ; donc ça n'a pas cette acception.
Q - La révolution intérieure...
R - Voilà. Lorsqu'on parle - et il y a un problème de traduction d'ailleurs, en arabe... - demain ou après-demain, je vais m'exprimer sur une chaîne arabe et mon conseiller chargé de ces questions, m'a dit : mais faites attention parce que selon que vous choisissez tel ou tel terme, ils sont traduits d'une façon qui peut ne pas être comprise. Par exemple si on dit : «islamistes», c'est traduit «musulmans» et évidemment nous n'avons absolument rien contre les musulmans. Donc voyez, il faut très attention à cela. Ce qui est évident, c'est que nous et tout le monde, nous ne pouvons pas accepter des groupes terroristes, c'est clair.
Q - Laurent Fabius, il y a dans Le Journal du dimanche, cet interview d'un chef de parti djihadiste égyptien, Mohamed Al-Zawahiri, frère cadet du numéro un d'Al-Qaïda. Il explique que la France a déclaré selon lui la guerre à l'Islam ; il estime également que l'intervention au Mali est une ingérence dans les affaires intérieures des musulmans.
R - Cela ne me paraît pas l'autorité que je prendrais comme référence.
Q - Vous n'avez pas peur que la France justement ait cette image aujourd'hui d'une nation en pointe dans la lutte contre une certaine forme d'islam ?
R - Au Mali, il ne s'agit pas du tout de cela. Il s'agit de délivrer des musulmans contre des terroristes. Et cela, les peuples et leur gouvernement l'ont compris. Lorsque j'ai été il y a peu de temps à Addis Abeba où était réunie l'ensemble de l'Union africaine, combien de chefs d'État et de gouvernement ont terminé leur discours en disant «vive la France, bravo la France, merci la France» ! Et c'est la même chose que vous avez entendu quand nous étions avec le président de la République à Bamako. Qui était là autour de nous ? Des musulmans ! Pourquoi ils remerciaient les armées françaises ? Parce qu'on les avait délivrés du terrorisme.
Q - Sur ce plan, Laurent Fabius, Michel Rocard disait dans une interview au Monde l'autre jour : mais dans le fond : le moment est venu pour l'Islam modéré de s'exprimer - et c'était le cas d'ailleurs de deux imams maliens...
R - Très bien !
Q - Voilà... Mais est-ce que vous trouvez qu'on entend suffisamment les imams ? Je ne parle pas de la population... mais les imams modérés, dans tous ces pays musulmans ?
R - Tout ce qui pourra montrer que les musulmans n'ont rien à voir avec la violence et l'extrémisme, tout ce qui pourra être fait en ce sens, sera positif. Il ne faut pas commencer par une confusion des mots. Donc il faut nommer bien les choses mais ce n'est pas nous, à leur place, qui pouvons le faire.
(...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 février 2013
R - Il faut avoir à l'esprit que l'intervention des forces françaises date d'il y a un mois. Il est donc vrai qu'il y a des avancées positives et considérables. Mais ce n'est pas totalement sécurisé. Deux attentats suicide se sont produits, ainsi que des «incidents» cet après-midi.
Q - On redoute qu'il y ait des incursions, des coups de main des jihadistes ?
R - Il peut y en avoir. On ne prévoit pas de mouvements massifs parce que les groupes terroristes ont été durement frappés. Mais il convient de rester extrêmement prudent, car des éléments individuels peuvent mener des actions. La démarche des Français consiste à prendre les villes et, ensuite, de demander aux troupes maliennes et aux troupes de la MISMA de venir pour sécuriser. Cependant nous ne sommes pas loin.
Q - Dans le nord justement dans la région de Kidal, dans les Ifoghas, est-ce que l'on peut considérer désormais que la zone est sécurisée ?
R - Les villes ont été reprises mais il est probable que les groupes terroristes sont dans cette zone qui est plus grande que la France, l'Adrar des Ifoghas. Il faut donc quand même rester extrêmement vigilant.
Q - Juste une question concernant les otages. Est-ce que les troupes françaises dans cette région resteront présentes tant qu'on n'aura pas retrouvé les otages ?
R - Sur les otages, vous connaissez ma ligne qui est aussi celle du président de la République : détermination et discrétion parce que je crois que cela est plus efficace. Bien évidemment, nous nous préoccupons très fortement des otages.
Q - Je vous posais cette question parce que François Hollande l'autre jour au Mali a dit : les soldats français ne sont pas loin des otages.
R - Oui.
Q - Concernant la présence des soldats français au Mali, vous avez dit à partir du mois de mars, on va commencer à réduire le contingent mais on sent bien que du côté malien on n'a pas très envie de voir partir les soldats français même avec l'arrivée de la MISMA, ces forces africaines qui se déploient. C'est ce que nous disait le ministre malien des affaires étrangères, Tieman-Hubert Coulibaly.
R - C'est tout à fait ça. D'ailleurs, je me suis entretenu avec mon collègue au téléphone tout à l'heure. C'est un homme remarquable et nous sommes tout à fait en ligne. Ce déroulement est prévu. Les Français sont intervenus bien heureusement, sinon il n'y aurait plus de Mali, ou le Mali serait un État terroriste et tous les États autour seraient menacés. Dans le même temps, nous n'avons pas vocation à rester éternellement et notre ami Coulibaly le sait bien et le dit.
Q - On sent bien qu'il a envie que les soldats français restent plus ou moins présents pour sécuriser la zone ...
R - Non ...
Q - D'ailleurs, le président du Bénin que vous avez vu il y a peu de temps qui est président de l'Union africaine dit qu'il faut que la France garde son leadership.
R - Oui bien sûr, il faut que l'on garde notre leadership mais ça ne signifie pas que nous allons rester éternellement là-bas. Simplement, il faut qu'il y ait un relais et comme le dit le ministre M. Coulibaly, les choses doivent se passer progressivement.
Q - Mais en fonction de ce qui se passe sur le terrain aussi ?
R - Bien sûr, mais l'objectif est quand même clair. Les Français sont venus pour sauver, si je puis dire, le Mali du terrorisme, ensuite progressivement la MISMA et les troupes maliennes doivent prendre le relais. C'est ce qui est en train de se faire mais personne ne pouvait imaginer qu'en un mois, un pays dont la partie nord était entièrement contrôlée par les terroristes deviendrait un havre de paix. Il faut être raisonnable.
Q - Donc à partir du mois de mars, mais enfin ça peut être plus moins rapide en fonction des événements sur le terrain.
R - Bien sûr !
Q - Dans la sécurisation et le retour à l'intégralité territoriale du Mali, il y a eu au cours de cette opération un changement d'attitude important de l'Algérie qui, jusqu'à présent, disait : «mais il faut essayer de négocier, voire si on ne peut pas trouver un accord». Et là, l'Algérie s'implique à sa manière mais s'implique quand même dans un dispositif global. Cela, c'est un vrai changement ?
R - Oui. L'Algérie est un pays qui a terriblement souffert du terrorisme ; vous vous rappelez que dans la décennie 90, il y a eu, dit-on, plus de 150.000 morts à cause du terrorisme en Algérie. Lorsqu'elle l'Algérie a vu qu'à ses frontières se développait ce terrorisme qui menace tout le monde, elle a été obligée de prendre un certain nombre de mesures. Nous avons discuté avec les responsables algériens. Nos relations sont excellentes et ils ont décidé de fermer leurs frontières parce que - vous avez la carte dans les yeux -, évidemment, si les terroristes sont repoussés de plus en plus vers le nord, arrive à un moment où ils buttent sur des pays limitrophes, que ce soit l'Algérie, la Mauritanie, ou le Niger. Il est donc important que ces pays aussi prennent leurs dispositions. C'est ce que fait l'Algérie.
Q - Et c'est un vrai tournant parce que jusqu'à présent, elle ne voulait pas s'intégrer dans une opération globale.
R - C'est sans doute une évolution. Maintenant, Monsieur Mazerolle, conservons à l'esprit lorsque nous parlons du Mali qu'il n'y a pas un seul volet mais trois: il y a le volet sécuritaire, qui est absolument indispensable, le volet démocratique et politique et le volet du développement.
Q - Alors, le volet politique. Justement, comment va-t-on faire parce qu'on voit bien qu'il y a des distorsions, des confrontations, les Touaregs dans le Nord veulent toujours parle d'autodétermination ? À Bamako, on dit «mais les Touaregs ils ne sont pas majoritaires dans le nord, il n'y a aucune raison qu'on leur fasse ce cadeau». Comment va-t-on faire ? Et nous, Français, est-ce que l'on va participer à ce processus ?
R - Il y a une feuille de route qui a été décidée par le gouvernement malien et adoptée à l'unanimité par l'assemblée malienne. La feuille de route dit : «il faut qu'il y ait un dialogue politique et que ce dialogue politique débouche sur des élections». Il y a même une date qui a été citée, au mois de juillet. C'est exactement cela qu'il faut faire. Évidemment, ce n'est pas facile parce qu'il y a eu depuis très longtemps des oppositions entre les uns et les autres : le sud, le nord, les Touaregs bien sûr mais pas seulement les Touaregs. Vous avez aussi au nord les Bambaras, les Songhaï, des Arabes, des Peuls. Il faut que les discussions s'engagent et la France peut et doit y contribuer.
Q - De quelle manière ?
R - Nous avons des contacts avec les uns et les autres. Bien sûr, c'est aux Maliens qu'il appartient de décider, de mener le processus mais nous pouvons jouer un rôle de facilitateur. Nous le faisons d'ailleurs.
Q - Qui peut aller jusqu'à l'autodétermination pour les Touaregs ?
R - C'est tout à fait autre chose. Il va falloir trouver - c'est aux Maliens et à leurs interlocuteurs de décider - un mécanisme de dialogue pour que chacun se sente à l'aise au Mali. L'une des difficultés, en effet, c'est que depuis très longtemps, des populations du nord se sont senties à l'écart. Tout cela n'était pas équilibré. Ce travail est à mener, cela ne sera pas facile.
Q - Donc là, les Français sont à la manoeuvre ?
R - Ils facilitent.
Q - Sur le développement, on arrive toujours à la même question : d'où vient l'argent ? Et combien peut-on injecter au Mali pour permettre à ce pays qui est très pauvre, en effet, de se développer ?
R - Et aux pays voisins. D'abord, nous avons repris - quand je dis «nous», c'est à la fois la France et les pays d'Europe - notre aide au Mali qui avait été interrompue. Nous prévoyons pour le mois d'avril ou de mai une réunion coprésidée à la fois par Bruxelles et par nous-mêmes pour réunir tout ce qui est nécessaire, notamment des fonds en matière de développement. C'est indispensable. Il y aura de même en France une réunion, plus modeste, de toutes les collectivités qui sont en contact avec le Mali. Vous savez que de très nombreuses collectivités françaises travaillent en contact avec le Mali.
L'une des leçons que l'on tire de tout ce qui s'est passé dans d'autres pays ayant connu des conflits un peu voisins, c'est la nécessité de mener, comme je l'ai dit, un triple volet, sécuritaire, politique, et de développement. En matière de développement, il ne s'agit pas de bombarder des sommes absolument massives tout de suite. Il faut s'attaquer aux éléments fondamentaux, c'est-à-dire l'électricité, les transports, la santé, l'éducation parce qu'il y a un travail de fond à mener. Ce travail, ce n'est pas seulement la France qui va le faire, c'est évident, mais également l'Europe, et puis plus largement. L'autre jour, mes collègues norvégien et canadien me disaient qu'ils étaient prêts à y prendre part.
Q - Avons-nous des interlocuteurs au Mali parce que l'on parlait des conflits ethniques mais aussi des conflits politiques ? Là, on a vu que des soldats maliens se sont affrontés.
R - Le président malien, Dioncounda Traore, est intervenu à la télévision avant-hier pour dire : cela suffit. L'armée malienne doit se réunir pour faire son travail. Il faut petit à petit que l'État malien retrouve sa pleine souveraineté. Vous parliez tout à l'heure de l'Algérie qui joue un rôle effectivement important puisque c'est une puissance importante dans cette zone. Il va falloir discuter bien sûr avec les différents groupes mais ces groupes doivent respecter deux principes : premièrement, reconnaître l'intégrité du Mali. Deuxièmement, il faut que ces groupes récusent toute action terroriste. Il ne peut pas y avoir plusieurs forces armées au Mali. Voilà les principes sur lesquels le gouvernement malien, nous-mêmes et les pays de la région sont d'accord.
Q - On va parler de la Tunisie et plus largement des Printemps arabes. Pensez-vous que la Tunisie va surmonter cet état ?
R - Je l'espère. Les révolutions étaient une bonne chose. Ceux qui se sont révoltés se sont révoltés pour la dignité, pour la liberté contre les dictateurs mais les révolutions ne sont jamais linéaires. Regardez ce qui s'est passé en France en 1789 entre le moment où la Révolution était lancée, le moment où la République a été installée, c'est très long, trop long. Et donc les violences risquent de remettre en cause les révolutions. Maintenant si l'on regarde chaque pays que vous avez cité, la situation est différente.
Q - On peut commencer par la Tunisie.
R - Je pensais au départ que la Tunisie était peut-être le pays où la révolution pouvait aboutir à des résultats positifs le plus paisiblement parce que c'est un pays qui n'est pas très grand et qui a un niveau de développement élevé. C'est un pays où le niveau d'éducation est important, où les droits des femmes sont traditionnellement garantis. Nous n'avons pas, nous Français - faisons bien attention à cela -, à nous ingérer dans ce qui se passe en Tunisie mais nous sommes évidemment attentifs, inquiets parce que ce sont nos amis, nos cousins. Il faut en tout cas refuser les violences, condamner la mort de Chokri Belaïd qui était un homme tout à fait remarquable et souhaiter que les autorités, les élus trouvent les moyens, par le dialogue, de parvenir à une solution. La Tunisie est un pays pacifique.
Q - Justement quand on voit la confusion dans laquelle se trouve ce pays, le Premier ministre risque de démissionner, certains de ses ministres également, est-ce que vous savez, vous, Monsieur Fabius, qui gouverne ce pays aujourd'hui ?
R - Les personnes que nous avons en face de nous, c'est le président de la République, Moncef Marzouki, le Premier ministre et son gouvernement. Ce sont les responsables élus.
Il y a des tiraillements mais nous ne pouvons pas résoudre les choses à la place des Tunisiens. Simplement, nous devons en même temps être vigilants. Nous avons une forte présence française là-bas, et puis nous avons des aides, des appuis que nous donnons et nous devons demander que les droits soient respectés. Je pense aux droits des femmes, des minorités, et qu'il y ait toujours ce que j'appelle «le ticket de retour» possible.
Q - «Ticket de retour», c'est-à-dire ?
R - Regardez ce qui se passe en Iran, où il n'y a pas de ticket de retour.
Q - C'est le moins que l'on puisse dire.
R - Ce sont des pays différents des nôtres et c'est à eux de choisir leur régime, mais il faut qu'il y ait toujours le respect des droits.
Q - Justement, avant-hier, il y avait une manifestation au moment des obsèques de Chokri Belaïd et hier, il y a eu une contre-manifestation des partisans d'Ennahda, le parti islamiste. La France a été conspuée à l'occasion de cette manifestation parce que notamment les manifestants avaient retenu des propos de Manuel Valls qui avait parlé de «fascisme islamique». Alors un des manifestants a une question à vous poser.
Q - [Un manifestant tunisien] J'ai une question très précise à Monsieur Fabius : qu'est-ce qui vous dérange dans l'exemple tunisien modéré ?
R - L'exemple tunisien modéré, c'est très bien. Mais la question, c'est que lorsqu'il y a des assassinats - on ne sait pas qui a tué l'avocat d'opposition -, cela cesse d'être modéré.
Q - Mais à propos d'Ennahda, ce parti qui est au pouvoir ...
R - Qui lui-même d'après ce que l'on comprend a ses divisions.
Q - Est-ce qu'il faut parler de fascisme islamique comme l'a fait Manuel Valls ou bien croire Moncef Marzouki, le président tunisien qui dit : «mais non, Ennahda, finalement, dans son immense majorité, c'est quelque chose qui s'apparente à ce qu'était la démocratie chrétienne en Europe» ?
R - Il y a des différences entre les uns et les autres. Encore une fois, ce n'est pas à nous de nous ingérer mais nous en tant qu'amis de la Tunisie, nous devons demander que les droits soient respectés.
Q - Quel rôle doit jouer la France à votre avis dans cette mutation des pays arabes ?
R - La France doit essayer d'appuyer les demandes qui étaient à la base de ces révolutions, c'est-à-dire une aspiration à la dignité, à la lutte contre la corruption et une demande de renouvellement des générations au pouvoir. C'est tout à fait dans nos valeurs. Elle doit aussi être attentive au fait que les droits des minorités, les droits des femmes, etc., soient respectés. Mais elle n'a pas à dicter - elle ne pourrait pas d'ailleurs - les choix des uns et des autres. C'est au peuple à émettre ses choix.
Q - Tout à l'heure, vous parliez d'aide financière au Mali mais là, est-ce que vous pensez qu'on n'a pas un petit peu raté le coche entre guillemets en n'apportant pas une aide suffisante, justement financièrement et en termes d'éducation, à ces pays pour qu'ils puissent se développer ?
R - À quels pays pensez-vous ?
Q - À la Tunisie notamment.
R - Nous sommes très présents bien sûr en Tunisie. Alors on peut toujours souhaiter qu'il y ait plus d'appui mais nous avons eu des discussions avec le gouvernement tunisien qui demande la transformation des emprunts qu'il a faits à la France en programmes d'investissement et le ministère de l'économie est en train d'étudier cela. Nous sommes très présents.
Q - Est-ce que nous avons suffisamment apporté notre aide justement ?
R - Il faut toujours, bien sûr dans la limite de nos moyens financiers qui ne sont pas infinis, appuyer ces mouvements. En Tunisie excusez-moi, il y a beaucoup d'investissements français. C'est probablement le pays qui a le plus investi là-bas.
Q - François Hollande avait annoncé qu'il allait en Tunisie justement au mois de mai prochain. Est-ce que c'est remis en cause ?
R - Pas à ma connaissance, non.
Q - Un autre pays dans le chaos, la Libye ; Monsieur Fabius, mardi, vous avez une réunion internationale à ce sujet. Que peut-on en attendre ?
R - La Libye est un pays différent.
Q - Où règne également le chaos quand même !
R - Oui. C'est un pays qui n'est pas stabilisé. C'est également un pays qui a beaucoup de moyens financiers potentiels puisque c'est un pays producteur de pétrole. Le principal problème en Libye, c'est la sécurité parce que vous vous rappelez qu'auparavant, c'était M. Kadhafi. Et Kadhafi avait mis des armes partout. La France, la Grande-Bretagne, sont intervenues mais il n'y a pas eu de suivi de cette intervention, ce qui fait que toute une série de milices se sont emparées des armes. On a retrouvé d'ailleurs pas mal de ces armes au Mali et aujourd'hui, malgré la bonne volonté qui est évidente et le talent des gouvernants - j'ai rencontré là-bas en allant en Libye le président de l'Assemblée nationale et le Premier ministre qui sont des hommes vraiment tout à fait remarquables - il n'y a pas suffisamment de sécurité. La réunion de mardi, que je préside et où il y aura beaucoup de pays à travers le monde, a pour objectif à la demande des Libyens de les aider à retrouver leur sécurité.
Q - On va envoyer des forces ?
R - Non, on ne va pas envoyer de forces, il s'agit d'aspects matériels. Comment contrôler leurs frontières ? Comment faire en sorte qu'il y ait des moyens techniques qui puissent permettre d'éviter que les armes soient disséminées ? Ils nous ont demandé à nous et en particulier à l'Europe d'organiser cette réunion. Nous allons le faire.
Q - Parlons un petit peu maintenant de l'Égypte, Monsieur Fabius. Là aussi, il y a des affrontements, il y a des morts et ce sont les modérés, les laïcs et les démocrates qui font la révolution mais curieusement, au moment des élections, ce sont les islamistes qui l'emportent. Pourquoi ?
R - Alors, c'est encore une situation différente. D'abord, l'Égypte, c'est 85 millions d'habitants. Ce n'est pas du tout la même échelle que les deux autres pays dont nous avons parlé. Et c'est un pays clé à la fois par le rôle qu'il joue traditionnellement auprès des pays arabes et puis dans la relation avec Israël. L'Égypte connaît de grandes difficultés économiques et sociales et elle ne s'en sort aujourd'hui qu'avec toute une série de prêts ou de financements de pays extérieurs.
Q - Cela se nourrit mutuellement. Il y a une crise politique qui fait que les touristes ...
R - Voilà économique et sociale ...
Q - ...ne viennent plus et du coup, il n'y a plus d'économie et du coup, la crise politique s'amplifie.
R - Ce que vous dites, Monsieur Mazerolle, est très juste. Sur 83 ou 85 millions d'habitants, il y a 25 millions de personnes qui vivent du tourisme en Égypte et il n'y a plus de touristes. Quel est notre rôle là-dedans ? Encore une fois, il y a eu des élections, c'est M. Morsi qui a été élu, alors certains disent que si l'opposition avait été unie, cela aurait été différent mais il a été élu. Bon. À partir de là, un certain nombre de décisions ont été prises. Au moment où les décisions qui n'étaient pas conformes au droit ont été prises, nous avons, nous Français dit : «attention à la ligne rouge». Le chemin, là comme ailleurs, c'est d'essayer de retrouver le dialogue avec l'opposition. On ne peut pas s'en sortir par la violence.
Q - M Morsi, c'est un président avec qui on peut dialoguer ?
R - Oui bien sûr mais en même temps, dans le dialogue nous devons faire valoir nos principes.
Q - Nous allons passer maintenant à la Syrie et je voudrais vous faire écouter Antoine Sfeir, spécialiste donc du monde arabe. Au sujet de la Syrie, il dit qu'il a peut pour l'avenir de ce pays même s'il est totalement hostile au régime de Bachar AL-Assad. On l'écoute : «Je déteste ce régime. Je n'ai plus de dents, je n'ai plus d'ongles, j'ai sept cicatrices dans le dos à cause de ce régime. Je ne peux pas être suspecté d'amour pour ce régime mais la manière dont aujourd'hui les choses se passent, là, j'ai peur. J'ai peur de l'éclatement de la Syrie».
R - Ce que dit M. Sfeir est fort et juste en même temps. Quel est ce drame épouvantable en Syrie ? D'abord, tous les jours, nous avons des centaines de morts et tout délai supplémentaire avant le départ de Bachar Al-Assad augmente encore les risques de terrorisme et de chaos parce que bien évidemment, Bachar est un assassin et plus vite il partira, mieux ce sera.
Q - Vous pensez qu'il va partir ?
R - Je le souhaite.
Q - Dans combien de temps ?
R - Personne ne peut le dire. Ce qu'il ne faudrait pas, c'est que les choses durent à tel point que succède à Bachar Al-Assad un extrémisme, un terrorisme, Al-Qaïda et c'est la raison pour laquelle nous avons décidé de soutenir la coalition nationale syrienne que la France a été la première à reconnaître ; après, beaucoup d'autres pays l'ont fait. Son président, Moazz Al Khatib, un homme tout à fait remarquable, dit et c'est la réponse à ce que dit M. Sfeir : «attention, il doit y avoir une alternance mais cette alternance doit respecter les différentes communautés». Il ne s'agit pas de dire «non» aux Alaouites, «oui» aux Chrétiens.
Q - Il a proposé un dialogue avec ceux qui autour de Bachar Al-Assad n'ont pas de sang sur les mains.
R - C'est un élément nouveau très courageux ...
Q - ...mais pour l'instant ça n'a pas donné suite !
R - Oui mais c'est très courageux et c'est une ouverture que nous, Français, nous soutenons. De la même façon, vous avez vu sans doute qu'il y a peut-être une discussion qui est envisageable entre les Russes et la coalition nationale syrienne. C'est cela la piste qu'il faut soutenir car sinon ce que dit M. Sfeir peut se produire, c'est-à-dire un éclatement de la Syrie et non seulement ce serait dramatique pour la Syrie mais dramatique pour la région toute entière !
Q - Mais est-ce qu'on prépare cette transition ?
R - Oui. D'une part, nous travaillons très fortement au soutien de la Coalition nationale syrienne et, d'autre part, nous travaillons sur ce que l'on appelle le jour d'après. Mais évidemment, il y a tellement d'intérêts et de passions dans tout cela qu'il est extrêmement difficile de desserrer l'étau.
Q - Dans tous ces pays, est-ce que l'on aide vraiment les modérés parce que quand on voit que par exemple, les jihadistes grâce au Qatar et à l'Arabie saoudite sont armés et les autres, finalement, n'ont que leurs bras pour s'en sortir ? Est-ce que l'on ne fait pas la même erreur un peu partout ?
R - Non, je ne pense pas. Pour ce qui nous concerne, nous Français, nous sommes responsables de nous-mêmes. D'une part, nous respectons les embargos sur les armes. D'autre part, nous avons des appuis économiques à l'opposition, aux modérés et enfin, nous exigeons le respect d'un certain nombre de droits. C'est la mission de la France.
Q - Mais justement, est-ce qu'il ne faut pas les aider à s'armer, ces modérés ?
R - Prenez l'exemple de la Syrie. On est devant une contradiction très difficile. Si on ne les aide pas, notamment à obtenir des armes anti-aériennes, le déséquilibre risque d'être entier mais si on les aide, il faut savoir dans quelles mains est-ce que cela tombe. Regardez ce qui s'est passé en Libye où on retrouve un certain nombre d'armes au Mali. Et donc c'est cette contradiction qu'il faut arriver à réduire.
Q - Dernière question sur le Proche Orient. C'est le conflit israélo-palestinien dont on parle moins parce qu'il y a de l'actualité ailleurs.
R - Oui mais qui est très, très important.
Q - François Hollande disait qu'il fallait reprendre les négociations mais on voit que négociation après négociation, de toute façon, la Cisjordanie est de plus en plus démantelée par les Israéliens.
R - Oui mais nous ne sommes pas d'accord avec cela.
Q - Alors la France a voté pour l'admission de la Palestine comme État non membre à l'ONU.
R - Observateur, oui.
Q - Est-ce que l'on envisage de reconnaître l'État palestinien ?
R - Nous, nous avons fait le vote. Maintenant, quelle est l'étape supplémentaire ? Vous savez que nous dialoguons à la fois avec les Israéliens et les Palestiniens. Nous sommes un des seuls États à le faire et, donc, nous allons contribuer à cette reprise des négociations. J'ai eu mon collègue John Kerry. Nous sommes pour les deux États, c'est clair.
Q - Mais est-ce que l'on pourrait dire : la seule façon finalement, c'est de reconnaître l'État palestinien pour faire une avancée ?
R - Ce qui compte, c'est que sur le terrain, les deux États se mettent en place et se reconnaissent. Je vous donne une information. J'ai eu mon nouveau collègue John Kerry, secrétaire d'État américain, au téléphone l'autre jour. Je crois que le président Obama va se rendre là-bas et la France ira dans le sens d'initiatives pour la reprise des négociations rapidement.
Q - Séquence suivante, Laurent Fabius, Hedwige Chevrillon, «l'interview de BFM Business». On parle économie.
R - Volontiers
Q - Juste d'abord peut-être une question pour rebondir sur la séquence précédente, c'était sur le coût de cette guerre au Mali. Donc le ministre de la défense a dit à ce même micro, c'était autour de 70 millions d'euros et surtout, on a vu, vous avez parlé de différents conflits. Est-ce qu'il faudrait peut-être envisager une hausse du budget de la défense peut-être pour faire face à l'ensemble de ces conflits ?
R - Nous avons au budget déjà 650 millions d'euros prévus à titre prévisionnel dans ce que l'on appelle les OPEX, les opérations extérieures. Traditionnellement, c'est un chapitre qui est ouvert, c'est-à-dire que si l'on dépense plus, les sommes sont prévues. Mais pour le moment, nous sommes «dans les clous», comme on dit.
Q - Oui. Alors, on va parler de diplomatie ...
R - En revanche, ce qui est tout à fait vrai, c'est que ce qui se passe conforte notre stratégie sur un certain nombre de besoins qu'il va falloir satisfaire en matière de budget de défense.
Q - Oui, c'était ça en fait ma question.
R - On s'aperçoit que nous avons besoin de drones. Or, traditionnellement, malheureusement, les décisions n'avaient pas été prises dans le passé pour prévoir ces drones. Nous avons besoin de ravitailleurs et là, Jean-Yves Le Drian a pris les décisions nécessaires même si elles vont prendre un peu de temps. Nous avons besoin aussi d'avions transporteurs stratégiques et donc il y a un livre de la défense qui va être adopté bientôt et qui devra tenir compte de cela.
Q - Cela veut dire qu'il faudra quand même sans doute rallonger le budget de la défense en fonction ...
R - Pas nécessairement mais il y a des choses que l'on peut mutualiser avec l'Europe. Par exemple, il serait tout à fait normal que nous puissions avoir des avions transporteurs au niveau européen puisque ces opérations sont faites non pas pour la France mais dans l'intérêt de l'Europe et de la paix.
Q - Alors, on va parler beaucoup d'Europe. Peut-être juste une question d'actualité. Peut-être avez-vous quand même suivi cette affaire Findus. Il y a une réunion à Bercy avec les différents ministres concernés. Juste peut-être pour vous puisqu'il s'agit de viande de cheval qui a été abattue en Roumanie, rapatriée en France via les traders chypriotes, néerlandais. Bref, c'est toute l'Europe qui est en question. Est-ce que vous, vous pensez qu'au niveau européen, il faut une enquête administrative sur ce qui s'est passé ?
R - Non seulement, il faut une enquête mais il faut aussi des sanctions. C'est abominable. Si on en parlait autour de la table familiale, on dirait que «c'est dégueulasse» parce que les consommateurs n'y sont pour rien. Ils achètent quelque chose et on leur donne de la viande de vieille carne, d'après ce que j'ai compris. Il y a sûrement des gens qui là-dessus font leurs profits. Donc il faut la traçabilité, c'est que propose le gouvernement français. Il a raison. Et il faut des sanctions, des sanctions dures.
Q - Au niveau européen, alors, vous avez parlé beaucoup d'Europe tout à l'heure avec Yann-Anthony Noghes ...
R - Volontiers !
Q - ... mais là on va quand même, on va en parler un petit peu. On va parler d'harmonisation fiscale puisque le président de la République en a reparlé en disant «il faudrait une harmonisation fiscale au niveau européen».
R - Oui.
Q - Est-ce que c'est vraiment le moment à ce moment là pour la France de remettre sur le tapis cette taxe à 75 % ou à 70 %, enfin ça dépend des différentes ... qu'on peut connaître ...
R - Là, ce n'est pas proposé pour les autres pays.
Q - Non mais justement, il ya un décalage total parce que la France veut imposer une taxe pour les très, très hauts revenus et en même temps, on voit bien que pendant ce temps là, certains déroulent le tapis rouge pour ne pas citer les Anglais ...
R - Oui. Alors, prenons les choses une par une. Sur la taxe à 75 % elle a été proposée et puis, elle a été déclarée inconstitutionnelle par le Conseil ; donc le gouvernement va proposer un nouveau projet, je ne sais pas encore quel il sera mais évidemment, il faut tenir compte de ce qu'a dit le Conseil constitutionnel. Sinon, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Bon, sur l'harmonisation, oui, je pense que c'est une idée juste mais il faut commencer par quelques éléments. Par exemple en matière d'impôts sur les sociétés pour les entreprises, il faudrait que les bases, l'assiette ce que l'on appelle, soient harmonisées et puis qu'il y ait une fourchette de taux comme on le fait en matière de TVA.
Q - Mais en termes d'impôts sur le revenu vous voyez, rien que cette harmonisation n'a aucune chance de se faire surtout si la France met des taxes si élevées ?
R - On n'en est pas encore là, commençons déjà par les entreprises, prolongeons vers la TVA, etc. L'idée générale, c'est quoi ? C'est que si on a une monnaie unique et on a une monnaie unique, il faut aller vers une harmonisation de la politique économique.
Q - J'ai envie de dire un peu en particulier, ça fait quand même des disparités énormes et là, on est en train, la France est en train de rajouter une disparité.
R - Oui mais vous avez noté, c'est la position en tout cas que je défends, c'est que cette taxe est faite pour être ponctuelle, provisoire. Elle est liée au fait que le déficit budgétaire qui nous a été laissé est considérable et elle ne doit pas être éternelle.
Q - M. Giscard d'Estaing a une idée, c'est de fixer une date, il dit 2030 mais ça peut être 2025 pour arriver à l'harmonisation fiscale et chaque année, d'ici là, on fait un pas les uns vers les autres. Ca vous paraît une bonne idée ?
R - Cela peut être une bonne idée mais il faut commencer par exemple en matière d'entreprise parce que c'est là où il y a les mouvements les plus forts. Donc il faudrait avoir une harmonisation de l'assiette, ce que l'on appelle la base, et puis, créer un serpent fiscal européen, c'est-à-dire la mise en place d'un taux entre X % et Y % dont on réduit ensuite l'écart chaque année.
C'est une proposition que j'ai faite il y a quelques années, je pense que c'est intéressant.
(...)
Q - Alors, on va dire un mot du G20. Vous savez, il y a un G20 très important qui se déroule en fin de semaine à Saint-Pétersbourg en Russie. Vous parlez beaucoup de diplomatie économique. J'ai envie de dire, Laurent Fabius, il faudrait presque la diplomatie monétaire parce qu'on assiste à une guerre des monnaies entre notamment les Chinois, les Japonais, les Américains bien sûr, même la Grande-Bretagne et puis, nous les Européens, on est un petit peu de côté parce que ...avec notre euro fort. Est-ce que vous êtes d'abord d'accord pour dire qu'il y a une guerre des monnaies actuellement ?
R - Oui. Il y a une compétition qui est farouche et elle passe aussi par les monnaies, mais pas seulement par les monnaies : il y a aussi les obstacles non tarifaires ; il y a les normes environnementales, il y a toute une série de choses et il y a les monnaies. Par exemple, si vous avez un continent ou un pays qui regagne en compétitivité mais que, tout d'un coup, sa monnaie renchérit de 10 %, immédiatement, on perd en compétitivité. Alors, le problème européen, c'est lequel ? Je ne dis pas que c'est le seul problème de l'Europe.
Vous savez que j'ai été ministre de l'économie et des finances, ce sont donc des sujets que je connais bien. J'ai toujours trouvé ça magnifique. On dit : la Banque centrale américaine est indépendante. C'est vrai. Mais il se trouve que par je ne sais quel miracle, eh bien, l'évolution du dollar est toujours dans le sens de l'intérêt des États-Unis d'Amérique ...
Q - Dans le bon sens.
R - Eh bien moi, c'est exactement cette indépendance que je veux pour la Banque centrale européenne !
Q - Comment vous allez faire ?
R - Nous avons un excellent président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi. Seulement il y a un problème avec l'euro. Je vais essayer de l'expliquer simplement et rapidement. Quand l'Europe est en crise, l'euro est faible mais quand l'Europe va mieux, l'euro devient non pas fort mais cher et étant cher, il pénalise nos exportations. Donc on est pris en tenailles : quand ça ne va pas du tout, l'euro nous avantage, mais la crise est là ; et quand ça va mieux, l'euro nous pénalise.
Il est prévu dans les traités qu'il puisse y avoir une politique de change, c'est-à-dire tout simplement qu'on puisse afficher un objectif, rien de plus.
Q - Oui mais il n'en veut pas, le président de la Banque centrale européenne ! Il a dit, il a répondu en disant : je ne veux pas de politique de change !
R - Non. Le président de la Banque centrale européenne est un homme qui respecte parfaitement les traités et donc il s'agit simplement de fixer un objectif de change. Je pense que l'Europe de plus en plus doit s'affirmer. C'est vrai sur le plan fiscal ; c'est vrai sur le plan économique ; c'est vrai sur le plan des changes.
Q - Il faut faire un «miracle» auprès de Mme Merkel également ?
R - Non, je ne pense pas que le miracle soit un élément décisif. Mais il faut expliquer les choses. L'Allemagne ne peut durablement être prospère que si les autres pays européens sont prospères puisque l'Allemagne fait ses exportations surtout avec les autre pays européens. Et donc une situation où l'Allemagne serait prospère mais où les autres pays seraient en crise n'est positive pour personne.
Q - Alors, Laurent Fabius, vous allez en reparler largement dans un instant, il y a aussi, on prend le terme de «diplomatie économique», et la visite vendredi du chef de l'État en Inde ...
R - Oui bien sûr !
Q - ... une visite d'État très importante.
R - Je serai à ses côtés, oui. C'est une visite importante.
Q - Bien sûr et il y a un contrat : le fameux contrat des Rafale, 126 Rafale à la clé, 12 milliards de dollars sur la table, vous pensez que cette fois-ci, c'est bon, surtout que la guerre au Mali a démontré leur utilité ?
R - Oui. Nous avons reçu il y a quelques semaines mon collègue, le ministre des affaires étrangères indien. Il a été très positif. Depuis, il y a eu des conversations. Nous allons voir ce que cela donne mais c'est un contrat qui est passé avec un industriel, c'est-à-dire Dassault. Mais les choses semblent - je suis très prudent - se présenter positivement. C'est ce que nous disent les Indiens. D'une façon générale, d'ailleurs, le président de la République, les autres ministres, moi-même, nous travaillons beaucoup pour cette diplomatie économique. Nous avons hérité d'une situation commerciale qui est absolument désastreuse. Il faut donc que nous améliorions notre balance commerciale.
Q - Vous savez un peu le niveau de transfert de technologies que la France est susceptible d'accepter ou pas ?
R - Oui, les discussions ont porté notamment là-dessus. Mais j'insiste sur le fait que le juge de paix de notre compétitivité, c'est la balance commerciale et là, nous avons un double effort à faire : d'abord exporter davantage en particulier avec nos PME, et ça, beaucoup de ministères s'en occupent dont le mien mais ce n'est pas une affaire simplement des ministères. C'est l'affaire des entreprises. Et symétriquement, nous avons besoin qu'il y ait des investissements étrangers en France.
Q - Alors justement, dernière question sur Petroplus. Le gouvernement français soutient la solution égyptienne. Il y a aussi des investissements du Qatar, on le sait bien, des investissements algériens en France. C'est un peu étonnant parce que l'on voit tous les problèmes qu'il peut y avoir en termes de politique étrangère et puis, tout à coup, on voit tous ces investissements arriver en France. Comment les expliquez-vous ?
R - Ce sont deux choses différentes. Les investissements du Qatar ...
Q - Oui mais je parle des investissements égyptiens par exemple ...
R - Dès lors qu'ils créent de l'emploi, ils sont très bien venus. En ce qui concerne Petroplus, rien n'est encore acquis. Ce que je peux vous dire, c'est que le gouvernement français soutiendra au maximum une solution crédible parce que derrière, il y a - et je le sais bien c'est chez moi - plus de 500 familles directement concernées, 500 familles indirectement. Il est question de notre autonomie en matière de raffinage et si nous ne pouvons pas nous substituer aux repreneurs, dès lors qu'il y a une solution de reprise crédible, le gouvernement est décidé à « mettre le paquet ».
Q - Nous allons marquer une pause, Laurent Fabius et on parlera de François Hollande, chef de guerre, de l'Iran et de l'Europe.
R - Bien.
Q - Vous connaissez François Hollande depuis très longtemps. Est-ce qu'il vous bluffe aujourd'hui dans son costume de président et de chef de guerre ?
R - Écoutez, je vais vous décevoir, je vous prie de m'en excuser : nous nous entendons extrêmement bien et notre travail est très efficace. Il a montré à tout le monde, pas seulement à moi, qu'il savait décider, décider vite et décider juste.
Q - Que vous vous entendiez bien, c'est une chose, mais compte tenu de ce que vous disiez auparavant, est-ce qu'il vous a étonné ?
R - (...) Nous avons extrêmement bien travaillé ensemble et c'est une des clefs d'ailleurs de ce qui se passe au Mali : le quatuor - François Hollande qui décide, Jean-Marc Ayrault, Jean-Yves Le Drian et moi-même - est très soudé et ça compte.
Q - Justement, il commence un petit peu à remonter dans les sondages. C'est quoi pour vous ? C'est l'effet Mali comme on dit ? Ou bien c'est le résultat de quelque chose qui a été engagé il y a plus longtemps, comme l'espèrent certains dans la majorité ?
R - Je ne sais pas. Vous savez, les sondages, ça va, ça vient. Il y a probablement une perception d'éléments que les gens ne percevaient pas. Mais je crois que finalement, si on regarde les sondages, ce qui sera déterminant, c'est l'économie et le social ; c'est là-dessus qu'on sera jugés les uns et les autres et ce n'est pas simplement une crise contrairement à ce qu'on dit, c'est un changement du monde, c'est de cela qu'il s'agit, un changement du monde ! Et il se trouve que c'est ce président-ci, cette équipe gouvernementale, qui doit préparer la France au changement du monde. C'est ça notre tâche, c'est ça le grand défi.
Q - Pour s'adapter au changement du monde, est-ce que vous pensez qu'il faut un nouveau modèle économique ?
R - Cela fait partie de ces éléments-là. Quand je dis «changement du monde», cela veut dire quoi ? Cela veut dire que l'Europe et la France n'ont plus la même place que celle qu'elles avaient auparavant ; cela veut dire que le travail et l'emploi sont bouleversés ; cela veut dire que les éléments environnementaux prennent une place de plus en plus importante. Cela veut dire effectivement un changement de modèle économique et social, et beaucoup d'autres décisions.
Q - Est-ce que vous avez l'impression que sur le terrain national, François Hollande assume suffisamment ses choix ?
R - Oui, je crois, à quoi pensez-vous ?
Q - Est-ce que par exemple, vous avez l'impression qu'en matière économique, il assume qu'il faut de la rigueur, il assume suffisamment que ce n'est pas forcément une politique de gauche qu'il mène tout le temps - on l'a vu avec la TVA...
R - Qu'est-ce que nous avons choisi de faire ? À la fois du sérieux budgétaire et du soutien à la croissance. La situation des finances publiques telle que nous l'avons récupérée, héritée est très mauvaise, et évidemment il faut être très sérieux budgétairement. Il y a des économies à faire mais en même temps il faut de la croissance, à la fois pour l'emploi et même pour l'aspect budgétaire - si vous n'avez pas de croissance, vous n'arrivez à rien budgétairement - et c'est cette double orientation que nous avons choisie et François Hollande l'assume :c'est lui qui l'a décidée...
Q - Enfin il y en a qui vous diront qu'il y a beaucoup de rigueur budgétaire et pas beaucoup de croissance.
R - Oui, pas assez. C'est un autre sujet qui est la question européenne et la question mondiale parce que nous sommes très dépendants de ce qui se passe en Europe. Alors nous essayons de « booster » l'aspect croissance en Europe - ce n'est pas très facile parce qu'un certain nombre de nos partenaires ne voient pas les choses comme nous.
Q - On va changer de sujet, Laurent Fabius, on va parler du Qatar qui investit massivement en France dans les banlieues via la création de PME, dans les plus grandes entreprises, ils rachètent un club de foot, le PSG, des hôtels etc. ; et parallèlement, ils donnent des avis, par exemple sur l'intervention militaire française au Mali, qu'ils ne cautionnent pas forcément. Alors est-ce que vous avez l'impression que le Qatar est en train de racheter la France et peut tout se permettre ?
R - Non, bien sûr que non ; on m'a souvent posé la question et nous avons fait faire évidemment des études précises. Sur l'aspect investissement, dès lors que c'est positif pour l'économie française, je ne vois pas pourquoi on ne s'en réjouirait pas, que ce soit le Qatar, que ce soit la Russie, que ce soit les Américains, que ce soit le Mexique. Il faut que nous ayons des investissements en France. Quant à l'autre aspect qui me concerne plus directement, qui est l'aspect politique, il n'apparaît pas que le Qatar soutienne nos - entre guillemets - «adversaires». Donc c'est tout à fait clair.
Q - Par exemple le financement éventuellement du Qatar aux islamistes...
R - Non. Il y avait une rumeur disant qu'il y avait un financement au Mali, aux terroristes du nord Mali. Non.
Q - Vous en avez la preuve.
R - Nous avons demandé que les choses soient précisées par les services compétents comme on dit et rien de tout cela ne nous a été confirmé.
Q - Et en Syrie ?
R - Alors en Syrie - je ne veux pas parler à la place des autorités du Qatar - mais le Qatar soutient la coalition nationale et nous aussi, nous la soutenons.
Q - Mais enfin les islamistes sont mieux armés que les autres... par le biais du Qatar...
R - Non, attention, il y a d'un côté Bachar Al-Assad, qui lui, a été armé par la Russie dans le passé et par l'Iran aujourd'hui. Il y a de l'autre côté, la coalition. Et puis il y a - c'est peut-être à cela que vous faites allusion - des extrémistes d'Al-Qaïda, notamment ce qu'on appelle Al'Nosra mais, à ma connaissance, ils ne sont pas du tout soutenus par le Qatar.
(...)
Q - On va parler de l'Iran. L'Iran et les grandes puissances du 5+1 vont se retrouver au Kazakhstan le 26 février pour reprendre les négociations sur le nucléaire ; qu'est-ce que vous en attendez ?
R - Nous avons une attitude qu'on appelle la double approche : d'un côté, des sanctions pour faire bouger l'Iran, sanctions économiques, et de l'autre des négociations. Autant nous considérons qu'il est tout à fait acceptable que l'Iran puisse produire de l'énergie nucléaire civile, autant nous pensons inacceptable qu'il ait l'arme atomique. Et quand je dis «nous», il s'agit à la fois de la France, des États-Unis, de la Russie, de la Chine, du Royaume-Uni et de l'Allemagne. Pourquoi ? Parce que si l'Iran avait l'arme nucléaire, l'ensemble de la région qui est déjà passablement agité serait soumis à une compétition nucléaire extrêmement grave. Donc nous voulons que l'Iran respecte ses obligations internationales qui lui font interdiction d'avoir cette arme nucléaire. Et pour cela, à la fois nous disons «négocions» et nous prônons des sanctions pour le pousser à changer de position dans la négociation.
Q - Mais quelles sanctions ? Parce que clairement Téhéran n'a pas l'air très impressionné par toutes les menaces de sanctions...
R - Je me permets de modifier un peu votre jugement : on considère que ces sanctions ont coûté, entre guillemets, déjà plus de 40 milliards au régime iranien. Malheureusement le régime iranien le fait porter sur sa population mais je pense que les sanctions sont efficaces.
Q - Et Joe Biden assure, lui, que les États-Unis sont prêts à discuter directement avec l'Iran. Comment vous voyez ça ?
R - Nous avons discuté de cela avec M. Biden qui était en France lundi dernier et qui a déjeuné à l'Élysée. Joe Biden dit : «nous sommes dans le cadre du 5+1, il est possible que nous ayons aussi des discussions avec l'Iran mais bien évidemment ce sera fait en liaison avec la France».
Q - Parce qu'on a vu les Iraniens là, immédiatement dire : ça y est, l'administration américaine est en train de changer de ton !...
R - Ce n'est pas ce que nous a dit le vice-président Biden ni mon collègue M. Kerry. Ce qui est important, c'est que ce soit efficace et que l'Iran renonce à l'arme nucléaire parce que la dissimulation nucléaire est un mal extrêmement grave !
Q - On peut parler de cas qui concernent des Français... Sevil Sevimli, vous savez, cette étudiante qui est en Turquie... où en est-on ?
R - Nous sommes intervenus évidemment sans modifier le cours de la justice turque mais d'un point de vue humanitaire, j'ai demandé à l'ambassade à plusieurs reprises d'intervenir et j'espère que des mesures de clémence seront prises. Et mon collègue, M. Davutoglu, le ministre des affaires étrangères turques, sera d'ailleurs à Paris mardi dans le cadre de la réunion la Libye dont on a parlé tout à l'heure.
Q - Et le deuxième cas, c'est le cas de Nadir Dendoune, un journaliste français qui a été emprisonné en Irak le 23 janvier pour avoir pris des photos du QG du service des renseignements...
R - L'ambassade est en contact avec lui ; nous avons fait des représentations par notre ambassadeur auprès du gouvernement irakien pour qu'il soit traité correctement, qu'il ait les droits qu'on a lorsqu'on est interpellé et qu'il puisse s'exprimer et j'espère là aussi qu'il y aura une solution positive.
Q - Mais est-ce que vous estimez que c'est une détention abusive ou pas ?
R - Pour l'instant, je ne vois pas de preuve qui ait été fournie contre lui.
Q - Laurent Fabius on passe à la séquence suivante, on va parler de l'Europe. On va tout d'abord réentendre François Hollande : «Ce qui nous menace aujourd'hui n'est plus la défiance des marchés, c'est celle des peuples qui voient à travers une suite de déclarations que l'intérêt national est en train de prendre le pas sur l'intérêt européen.... Il a vu juste, Laurent Fabius ? La solidarité européenne, c'est terminé ? C'est ce qu'on a vu au sommet de Bruxelles jeudi et vendredi.
R - En tout cas, elle a été malmenée, c'est certain et notamment par les Britanniques. Mais finalement, c'est pour cela que l'on abordait ce sommet dans des conditions tr??s difficiles. Je pense que l'accord qui a été trouvé, sauvegarde les intérêts de la France mais le contexte était extrêmement difficile, il faut le reconnaître.
Q - La France justement, championne d'Europe de la croissance. L'État de grâce est terminé, ça aussi c'est fini, c'est l'austérité qui a gagné ?
R - Je crois qu'il est difficile de faire plus d'Europe avec des gens qui disent «il faut moins de budget», ce qui est la position des Anglais et de quelques autres ; mais on ne peut pas faire l'Europe tout seuls ! Nous avons obtenu au mois de juin dernier une avancée considérable avec le pacte pour la croissance ; nous avons obtenu que la Banque centrale desserre un peu les cordons de la bourse, nous avons obtenu la mise en place de la taxe sur les transactions financières, nous avons obtenu toute une série de choses ; mais il reste de gros combats, comme nous l'avons vu lors de cette négociation. Que voulons-nous ? Nous voulons une Europe réorientée et visiblement il y a d'autres pays qui ne le souhaitent pas, à commencer par la Grande-Bretagne qui dit : moi je veux le self-service. Eh bien non, ça ne marchera pas !
Q - Honnêtement, Laurent Fabius, vous venez de parler de pacte pour la croissance, 120 milliards, ça a un peu fait pschitt ! À quoi cela va servi ? Et ces 120 milliards, ils sont passés où ? Ils sont sortis d'où et ils sont passés où ?
R - D'abord il y a eu les dotations en capital de la Banque européenne d'investissement, ça a été fait ; ensuite et M. Cazeneuve en fait la liste tous les mois au conseil des ministres, il y a un certain nombre d'investissements qui sont faits dans différents pays notamment en France...
Q - Avec des effets de levier...
R - Oui, avec des effets de levier... Au total, on estime que ces 120 milliards, cela peut donner 240 milliards. On dira «ce n'est pas assez», oui, je suis d'accord mais l'Europe, ce n'est pas une construction magique !
Q - Non mais est-ce que concrètement ça sert à quelque chose ?
R - Oui, je crois...
Q - Dans quelle mesure ? Vous avez des éléments pour dire ça ?
R - Bien sûr ! Quand vous avez des lignes de transport qui peuvent être réalisées à cause de ce pacte de croissance, quand vous avez des économies d'énergie qui sont réalisées à cause de cela, quand vous avez des projets concrets qui sont réalisés à cause de cela, c'est positif ! Mais si vous me dites que ce n'est pas suffisant, je suis tout à fait d'accord avec vous.
Q - Alors le budget européen, c'était la première fois qu'il était en baisse : moins 3 %. Les Eurodéputés sont très remontés à Strasbourg. Ils ont dit qu'ils allaient certainement dire non mais finalement, vous, Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères français, est-ce que vous n'espérez pas... est-ce que vous ne comptez pas sur ce veto des Eurodéputés ?
R - J'ai été frappé comme vous puisque lors du discours de François Hollande j'étais présent et c'est vrai que les Eurodéputés, dans leur quasi-unanimité, étaient vraiment contre le projet proposé. Le projet adopté, n'est pas celui qui était proposé, il y a eu un compromis mais je ne sais pas ce que les parlementaires européens décideront. Est-ce qu'ils vont le refuser, est-ce qu'ils vont, ce qui est possible, exiger qu'il soit réexaminé en 2014, parce qu'il y a des élections en 2014 ? Est-ce qu'ils vont demander - on ne va pas entrer trop dans la technique - qu'il y ait une utilisation plus grande de la flexibilité ? Je ne sais pas.
Q - En gros ils demandent aussi une clause de révision... et disent : il ne faut pas qu'on parte sur sept ans, on révise ça en 2017, on ne va pas condamner l'Europe à l'austérité pendant sept ans.
R - Nous avons adopté ce compromis, nous n'allons pas le contredire. Il y a cependant un argument démocratique qui n'est pas sans valeur, consistant à dire : il va y avoir des élections en 2014 et c'est difficile de dire «quel que soit le résultat des élections, au fond ce sera la même chose du point de vue budgétaire»... En tout cas, nous estimons que nous avons sauvegardé les intérêts de la France. La politique agricole commune bénéficiera d'un montant équivalent à celui du précédent cadre financier ; nous avons beaucoup insisté sur la création d'un fonds pour les jeunes, beaucoup insisté - parce que le contraire aurait été scandaleux - sur le maintien d'un fonds pour les plis démunis.
Q - Il a été diminué malgré tout.
R - Oui, le programme européen d'aide au plus démunis été diminué malheureusement, mais le projet de certains autres pays, c'était de le supprimer, ce qui est absolument scandaleux ! Nous avons insisté beaucoup aussi sur les transports - on va pouvoir faire le Lyon-Turin. Donc il y a des choses positives même si on n'a pas fait tout ce qu'on voulait.
Q - En tout cas ce qui est intéressant, vous l'avez dit, dans l'hémicycle strasbourgeois, la droite, la gauche, les Verts, les libéraux, tout le monde se tient la main ; en revanche, on se demande : vous, la France, vous tenez la main de qui ? Il y a un petit problème d'alliance, notamment au niveau du couple franco-allemand. Alors justement, il y a un député européen, Andreas Schwab, il est de la famille CDU et Laurent Fabius, il a une question pour vous : «Monsieur le Ministre. Seul, le couple franco-allemand ne peut pas mener l'Europe mais il est aussi clair que sans une bonne entente entre la France et l'Allemagne, l'Europe est en panne ; donc pourquoi Monsieur le Ministre, n'attachez-vous pas plus d'importance à cette coopération franco-allemande ?»
R - M. Schwab n'était peut-être pas présent lors du 50ème anniversaire du traité franco-allemand de l'Élysée. Il aurait vu justement qu'à la fois du côté allemand et du côté français, on considérait que l'amitié franco-allemande était fondamentale.
Q - Oui mais bon, aucun rejaillissement sur les opinions publiques...
R - Mais l'amitié franco-allemande ne consiste pas à ce que la France signe exactement tout ce qui a été proposé par l'Allemagne et inversement ; l'amitié franco-allemande ne consiste pas à ce que nous disions aux Allemands...
Q - Vendredi, vous avez signé ce que voulait l'Allemagne à Bruxelles et ce que voulaient les Anglais...
R - Absolument pas. Soyons précis. J'ai pris les chiffres. M. Cameron avait dit «je ne monterai jamais au-dessus de 885 milliards», je suis précis, l'accord est à 908 milliards. C'est-à-dire qu'il a concédé 23 milliards. Les Français avaient dit : 930. C'est 908, c'est-à-dire que nous avons concédé 22 milliards. Permettez-moi d'être un petit peu étonné que vous qui êtes journaliste, vous considérez que lorsque les Anglais sont obligés de faire une concession de 23 milliards, c'est pour eux un triomphe et lorsque les Français vont une concession de 22 milliards, c'est une déroute ! Je demande simplement qu'on soit objectif.
Q - Et les Anglais, ils cherchaient avant tout à préserver leur rabais britannique au départ... Il y a un an, ils avaient dit : attention, le budget, on va même le diminuer... Et là finalement ils sont repartis avec leur rabais sous le bras et en plus avec une diminution globale du budget ! Ils ont gagné sur tous les points !
R - Vous savez que depuis 1984, le rabais anglais est automatique. Donc quel que soit le contenu de l'accord, les Anglais obtenaient leur rabais. Et je vous dirai même plus, que même s'il n'y avait pas eu d'accord, les Anglais repartaient avec leur rabais.
Q - Cela a été remis en question quand même...
R - Juridiquement c'est impossible. Je reconnais que cet accord n'est pas exactement ce que nous souhaitions. Nous aurions voulu tout simplement, comme nous voulons une Europe beaucoup plus forte et avec beaucoup plus de croissance, nous voulions un meilleur budget, mais il fallait un compromis. Et quand on dit que c'est un triomphe de M. Cameron parce qu'il a obtenu son chèque... Juridiquement personne ne pouvait faire qu'il ne l'obtienne pas.
Q - Laurent Fabius, on va quitter les Anglais pour un petit moment et reparler des Allemands...
R - Je voudrais dire, sur l'Europe, parce que M. Cameron a fait de grandes déclarations, qu'il y a deux conceptions : celle de M. Cameron, conservateur britannique, c'est l'Europe, c'est le service ; c'est-à-dire ne pas respecter les acquis et imposer une Europe qui se plie aux desiderata britanniques. Et puis il y a la conception française qui est une Europe réorientée, une Europe comme on l'a dit, différenciée, qui maintient les acquis et fait davantage pour l'Europe. Nous tiendrons sur cette position et il n'est absolument pas question que nous subissions l'Europe self-service.
Q - Laurent Fabius, élu de Normandie, va pouvoir reparler des Britanniques dans un instant mais moi je voudrais vous demander pourquoi Angela Merkel paraît plus séduite par M. Cameron que par François Hollande ? Je ne veux pas rentrer dans la querelle des chiffres, mais l'idée d'une solidarité européenne en a pris un coup à Bruxelles, quels que soient les chiffres énoncés. Or c'est la bataille engagée par François Hollande, solidarité pour la croissance. Et de ce point de vue là, nous n'avons pas eu de bons résultats et en particulier parce que Mme Merkel n'a pas fait l'effort. Pourquoi ?
R - Mais vous disiez vous-même et c'est fort juste, que François Hollande est allé l'autre jour faire un discours au Parlement européen et il a été applaudi et même debout, par tous les partis, y compris le parti de Mme Merkel. Et il a eu une phrase que j'ai trouvée assez amusante et en même temps pleine de sens, il s'est tourné vers la majorité conservatrice de la chambre et a dit : je suis très heureux que vous m'applaudissiez mais je vous demanderai en échange que vous acceptiez de convaincre les gouvernements que vous soutenez, que j'ai raison, comme vous venez de le dire !
Q - D'accord... Laurent Fabius, quand Nicolas Sarkozy était président de la République, le Parti socialiste attaquait Nicolas Sarkozy en disant : mais comment ! Il s'est couché devant Angela Merkel, il n'a pas été capable de briser le mur Merkel ! Eh bien c'est toujours elle qui finalement fait la balance !
R - Nous souhaitons travailler très fortement avec les Allemands, nous le faisons dans beaucoup de domaines, par exemple la taxe sur les transactions financières que Mme Merkel au début ne voulait pas, finalement elle l'a accepté. Il y a d'autres sujets sur lesquels nous avons encore des efforts à faire pour la convaincre.
Q - Par exemple, quand François Hollande parle du taux de change de l'euro, les Allemands se précipitent pour dire : attendez ! L'euro est à sa juste valeur ! C'est voué à l'échec... vous parliez d'un mur justement avec Angela Merkel... est-ce que ce n'est pas une façon pour François Hollande...
R - Mais la taxe sur les transactions financières, c'était voué à l'échec ! Simplement la différence, c'est que cet échec est aujourd'hui une réussite.
Q - Donc quand l'idée est lancée...
R - Je vous le concède, ça met du temps !
Q - François Hollande a attaqué l'euro fort, est-ce que ce n'était pas une façon finalement de préparer le terrain et de dire : attention, on est en difficulté, notamment à cause de l'euro fort ; nous, on aimerait bien bouger là-dessus. Vous, les Allemands ne voulez pas bouger là-dessus et on ne va certainement pas rentrer dans les clous du pacte de stabilité... Les 3 %, il faut oublier...
R - C'est autre chose ; mais revenons un instant sur l'euro, pas fort mais cher. Je pense qu'il faut en revenir au bon sens. Les Allemands qui sont nos amis, comprennent ou devraient comprendre, qu'il n'y a pas d'Allemagne durablement prospère si les autres pays sont en difficulté, il faut que l'euro soit à son bon niveau ! Ni trop cher, ni trop faible, à son bon niveau. Voilà. C'est un débat qui existe depuis longtemps, qu'on ne va pas trancher aujourd'hui.
Q - On a encore des choses à se dire avec l'Allemagne ?
R - Mais on a énormément à travailler ensemble !
Q - ...De voir l'Allemagne être moins solidaire, moins au coeur de la construction européenne...
R - Je vais vous prendre deux ou trois exemples : ce qui se passe au Mali montre qu'il faut une défense européenne. En matière d'énergie, les Allemands sont énormément dépendants de l'énergie importée, nous aussi ! Pourquoi ne pas travailler pas ensemble ? En matière d'éducation, même chose ! Nous faisons des propositions pour que l'Europe avance parce que nous croyons à l'Europe et l'Europe réorientée. Alors certains ne sont pas encore tout à fait d'accord mais on va essayer d'aller plus loin.
Q - Au Royaume-Uni, on ne parle pas beaucoup de l'euro...
R - Ah ! Mais ils n'y sont pas !
Q - On parle en revanche d'un «brexit» - British exit - de l'Union européenne. Alors on a demandé aussi - d'ailleurs c'est lui-même qui voulait vous poser une question - il s'appelle Nigel Farage - peut-être que vous le connaissez, c'est un Eurosceptique notoire dans l'hémicycle strasbourgeois : «En 2005, vous vous êtes prononcé pour le non au référendum sur la Constitution européenne, je m'en souviens bien parce que j'étais dans le même camp. Ce qui est intéressant, c'est que toutes les peurs que nous avions, que l'Europe devienne plus centralisée, moins démocratique, de plus en plus éloignée du peuple, sont arrivées. Est-ce que les attributs de votre carrière ministérielle comptent davantage que votre conscience politique» ?
R - Il est un peu dans le même registre que l'autre jour, et il a été peu applaudi. Mais enfin, mettons son intervention sur le compte de l'humour britannique... Non, je pense que si M. Cameron persiste dans son souhait et s'il est réélu, ça fait beaucoup de si...
Q - Dans son souhait de quoi ?
R - De faire un référendum... c'est à cela qu'il était fait allusion...
Q - Et finalement, bon vent ! Est-ce que ce ne serait pas finalement une bonne chose qu'ils sortent au lieu de tirer l'Europe vers le bas ?
R - Non, je pense que le Royaume-Uni est une grande puissance et que c'est une bonne chose qu'il fasse partie de l'Europe, à condition d'en accepter les règles ! J'ai pris cet exemple qui parlera à ces amateurs de sport que sont les Britanniques : si vous demandez votre inscription dans un club de rugby et que vous êtes accepté, vous ne dites pas une fois inscrit : «maintenant je joue au football» ! Donc l'idée d'une Europe self-service, c'est-à-dire dans laquelle le Royaume-Uni prendrait ce qui l'intéresse et laisserait le reste, pour son seul intérêt, ce n'est pas possible.
Q - Donc ce ne serait pas la fin du monde si le Royaume-Uni quittait l'Europe...
R - Ce serait dommage ! Dommage pour nous et dommage pour eux ! Le Royaume-Uni, complètement en dehors de l'Europe perdrait des intérêts. On a parlé de dérouler le tapis rouge et l'autre jour, avec des hommes d'affaires britanniques, je disais que si finalement l'Angleterre décide de quitter l'Europe, nous déroulerions le tapis rouge pour eux.
Q - On parle de la zone euro. Il y a cette idée qui a été lancée par Mark Rutte, c'est le Premier ministre néerlandais, un libéral, il a dit : aujourd'hui, on peut sortir de l'Union européenne - c'est le traité de Lisbonne de 2009, qui a instauré ça - on ne peut pas sortir techniquement de la zone euro ; il faudrait créer une clause de sortie ; à la fois pouvoir éjecter les pays et aussi de soi-même pouvoir en sortir. Qu'est-ce que vous pensez de ça ?
R - Cela ne me paraît pas exactement la priorité. La priorité, c'est de renforcer l'Europe et de la réorienter. Vous avez une Europe où il y a près de 20 millions de chômeurs, vous avez une Europe qui ne prend pas suffisamment en compte les questions environnementales ni les questions sociales ; vous avez une Europe qui n'est pas assez unie sur le plan économique.
Q - Alors une dernière question qui vous êtes posée cette fois par Guy Verhofstadt, c'est l'ancien Premier ministre belge, député libéral européen : «Monsieur le Ministre, la France est aujourd'hui présente au Mali. Il est très clair que ça donne énormément de coûts. Est-ce que vous ne pensez pas que le temps est venu de développer une défense européenne» ?
R - Je suis tout à fait d'accord ; c'est une de nos propositions : Europe de l'énergie, Europe de la défense, Europe économique.
Q - Cela a une chance de voir le jour ?
R - Je pense que oui ; il y a quelques pays qui vont dans ce sens-là : la France évidemment, l'Allemagne à certains égards, l'Italie, la Pologne, l'Espagne.
Q - Le Mali, ça aurait pu être un laboratoire pour l'Europe de la défense ; est-ce que ce n'est pas une occasion manquée ?
R - Certains pays d'Europe nous aident en nous fournissant un certain nombre de moyens ; et puis l'Europe a pris à sa charge, vous le savez, la formation de l'armée malienne. C'est un début. On pourrait dire : on souhaite davantage... oui, mais comme l'a dit Verhofstadt, il n'existe pas d'Europe de la défense. Moi j'en suis partisan. C'est une des propositions de François Hollande.
Q - Je voudrais revenir sur l'engagement français au Mali. Après le nouvel attentat suicide et les affrontements survenus à Gao, au nord du pays, vous avez eu cette explication tout à l'heure, écoutez.
R - On ne prévoit pas - mais il faut toujours rester extrêmement prudent - qu'il y ait des mouvements massifs parce que c'est vrai que les groupes terroristes ont été vraiment frappés durement, mais il peut y avoir des éléments individuels, il faut rester extrêmement vigilant, extrêmement prudent. Vous avez vu que la démarche des Français, c'est de prendre les villes et ensuite de demander aux troupes maliennes et aux troupes de la MISMA de venir pour sécuriser. Mais nous ne sommes pas loin.
Q - Laurent Fabius, même si la MISMA, on l'a bien compris, doit progressivement prendre le relais, n'y a-t-il pas un risque d'enlisement, un scénario façon Afghanistan au Mali ?
R - Non, j'ai dit qu'il faut être bien sûr pragmatique mais l'une des leçons que nous tirons de ce qui s'est passé dans toute une série d'autres cas différents - l'Afghanistan, la Somalie, etc. - c'est qu'il faut que les buts d'opérations soient clairs et qu'il ne faut pas que la durée soit infinie. Je ne vous dis pas que c'est facile mais le sens de notre démarche, c'est que nous sommes intervenus parce que nous seuls pouvions le faire, cela a été efficace. Et peu à peu, le relais doit être pris, peu à peu mais nous n'allons pas comme ça, subrepticement nous en aller !
Q - Vous le savez, pour professionnaliser l'armée malienne, il va falloir du temps, des mois, peut-être même des années.
R - Déjà il y a une partie de l'armée malienne qui est professionnalisée et d'autre part, il y a les troupes de la MISMA. Aujourd'hui, nous devons avoir - je ne veux pas donner de chiffres inexacts, mon collègue Le Drian serait mieux placé que moi pour les donner - entre 2.000 ou 3.000 soldats de la MISMA déjà déployés. D'autres sont attendus. Il y a parmi eux de très bons soldats - je ne veux pas faire de palmarès - mais les soldats tchadiens sont extrêmement aguerris, les soldats maliens qui étaient au Niger, les soldats du Burkina, d'autres encore...
Q - Laurent Fabius, est-ce que ce sont ces soldats qui vont se rendre au nord de Kidal, une région qui est décrite aujourd'hui comme semi-désertique, semi-montagneuse, c'est là où les djihadistes se seraient réfugiés, ou est-ce que ce sont les forces spéciales françaises qui vont faire le travail ?
R - Écoutez, vous comprendrez aisément que je ne vais pas vous dire quelle est la stratégie française précise vis-à-vis des groupes terroristes ni de leurs chefs. Vous comprenez pourquoi.
Q - C'est la zone où sont retenus les otages français, c'est ça ?
R - Détermination et discrétion.
Q - Alors autre sujet, la Tunisie. Olivier Mazerolle vous a soumis tout à l'heure cette question posée par un manifestant d'Ennahda, le parti au pouvoir, qui a, on le sait, défilé à Tunis en scandant des slogans hostiles à la France d'ailleurs. Nous allons revoir cet extrait, la question et ensuite la réponse que vous avez apportée à ce manifestant : «Qu'est-ce qui vous dérange dans l'exemple tunisien modéré ?»
R - Ah ! Mais l'exemple tunisien modéré, c'est très bien ; mais la question, c'est que lorsqu'il y a des assassinats, on ne sait pas qui a tué M. Chokri Belaïd mais lorsqu'il y a des assassinats, là cela cesse d'être modéré.
Q - Voilà. Alors moi j'ai envie de vous poser une question...
R - Mais cela me paraît une bonne réponse, oui.
Q - Est-ce que selon vous Ennahda est un parti je dirais modérément modéré ?
R - Je ne veux pas porter de jugement. M Marzouki qui est le président de la République, a dit qu'il y avait des éléments divers, voilà.
Q - Mais vous avez vu sur les images, ce drapeau français bardé de ce «Dégage !». Est-ce que c'est inquiétant pour vous ? L'image de la France est-elle abîmée dans certains pays ?
R - Quand on voit cela évidemment et qu'on est Français, on ne peut pas ne pas ressentir un très fort déplaisir. Mais en même temps, il faut garder ses nerfs et son calme.
Q - Justement, jusqu'où peut-on aider les modérés, les démocrates ? Parce que dès qu'on dit des paroles qui vont vers eux, immédiatement les djihadistes disent : ils sont les valets de l'occident.
R - Ni ingérence, ni complaisance.
Q - C'est-à-dire ?
R - C'est clair. Nous n'avons pas à décider à la place des Tunisiens, c'est un peuple libre. Et en même temps lorsqu'il y a du point de vue du droit et des principes, des choses qui nous choquent, nous pouvons le dire.
Q - Manuel Valls, votre collègue ministre de l'Intérieur, a-t-il raison de parler de fascisme islamique qui monte un peu partout ?
R - Écoutez, je me suis exprimé clairement sur cette question.
Q - Vous estimez que ce sont des mots de trop, qui mettent de l'huile sur le feu ?
R - Non, je ne porte pas de jugement ; mais je me suis exprimé clairement comme ministre des affaires étrangères de la France.
Q - Pour vous, il y a deux islams, il y a un islam modéré et puis un islam radical, c'est cela ?
R - C'est très complexe. Et d'ailleurs, il faut faire attention aux mots parce que je vais peut-être heurter en disant cela mais quand on parle du djihad par exemple, le djihad, dans le vocabulaire courant utilisé par les journalistes ou dans la conversation, on dit djihad égale terrorisme. Bon, mais le djihad, ça veut dire aller au bout de soi-même ; donc ça n'a pas cette acception.
Q - La révolution intérieure...
R - Voilà. Lorsqu'on parle - et il y a un problème de traduction d'ailleurs, en arabe... - demain ou après-demain, je vais m'exprimer sur une chaîne arabe et mon conseiller chargé de ces questions, m'a dit : mais faites attention parce que selon que vous choisissez tel ou tel terme, ils sont traduits d'une façon qui peut ne pas être comprise. Par exemple si on dit : «islamistes», c'est traduit «musulmans» et évidemment nous n'avons absolument rien contre les musulmans. Donc voyez, il faut très attention à cela. Ce qui est évident, c'est que nous et tout le monde, nous ne pouvons pas accepter des groupes terroristes, c'est clair.
Q - Laurent Fabius, il y a dans Le Journal du dimanche, cet interview d'un chef de parti djihadiste égyptien, Mohamed Al-Zawahiri, frère cadet du numéro un d'Al-Qaïda. Il explique que la France a déclaré selon lui la guerre à l'Islam ; il estime également que l'intervention au Mali est une ingérence dans les affaires intérieures des musulmans.
R - Cela ne me paraît pas l'autorité que je prendrais comme référence.
Q - Vous n'avez pas peur que la France justement ait cette image aujourd'hui d'une nation en pointe dans la lutte contre une certaine forme d'islam ?
R - Au Mali, il ne s'agit pas du tout de cela. Il s'agit de délivrer des musulmans contre des terroristes. Et cela, les peuples et leur gouvernement l'ont compris. Lorsque j'ai été il y a peu de temps à Addis Abeba où était réunie l'ensemble de l'Union africaine, combien de chefs d'État et de gouvernement ont terminé leur discours en disant «vive la France, bravo la France, merci la France» ! Et c'est la même chose que vous avez entendu quand nous étions avec le président de la République à Bamako. Qui était là autour de nous ? Des musulmans ! Pourquoi ils remerciaient les armées françaises ? Parce qu'on les avait délivrés du terrorisme.
Q - Sur ce plan, Laurent Fabius, Michel Rocard disait dans une interview au Monde l'autre jour : mais dans le fond : le moment est venu pour l'Islam modéré de s'exprimer - et c'était le cas d'ailleurs de deux imams maliens...
R - Très bien !
Q - Voilà... Mais est-ce que vous trouvez qu'on entend suffisamment les imams ? Je ne parle pas de la population... mais les imams modérés, dans tous ces pays musulmans ?
R - Tout ce qui pourra montrer que les musulmans n'ont rien à voir avec la violence et l'extrémisme, tout ce qui pourra être fait en ce sens, sera positif. Il ne faut pas commencer par une confusion des mots. Donc il faut nommer bien les choses mais ce n'est pas nous, à leur place, qui pouvons le faire.
(...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 février 2013