Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Sans prétendre conclure ce débat organisé par Pascal Boniface et par l'IRIS, je vais vous apporter un élément de réflexion, un témoignage que j'ai très simplement organisé en quelques points : l'OTAN, la dissuasion nucléaire, et compte tenu de l'actualité - ceci s'impose - j'ajouterai quelques mots sur le Kosovo.
Je commencerai par la question de l'Alliance atlantique. Elle s'est trouvée dans une situation tout à fait inédite et tout à fait particulière sur le plan des menaces en 1989-1990, quand l'Union soviétique a implosé. La question qui se posait était de savoir comment l'Alliance atlantique - l'OTAN - allait survivre à la disparition des raisons qui en avaient justifiées la mise sur pied. Je distingue, naturellement, le Traité d'alliance de 1949 de l'Organisation intégrée qui a été établie ensuite face à une menace plus pressante.
A l'époque, c'est bien ainsi que les dirigeants américains, le président Bush et James Baker notamment, avaient perçu le problème. Pour eux, il était impératif de faire survivre l'OTAN à cette conjoncture et à cette conjonction de situations. C'est ce qui s'est produit, compte tenu de cette volonté américaine, tenacement poursuivie, de cette époque jusque maintenant, de James Baker à Mme Albright en particulier, du fait de la demande des pays membres, y compris les pays européens qui n'ont pas encore voulu faire le choix à ce moment-là d'une véritable défense européenne.
Seule la France s'était posée cette question et avait estimé qu'il était désirable d'aller vite dans cette direction, dès ce moment, à la faveur de ces circonstances. La plupart des autres pays membres ont réagi autrement. C'était le cas aussi de l'ensemble des pays de l'ex-Pacte de Varsovie, sans même parler du désir d'OTAN qui s'exprime aujourd'hui et que j'ai pu constater encore récemment à Washington de la part des ex-pays membres de l'URSS, pays devenus indépendants, ou des pays de l'ex-Yougoslavie. On peut dire que M. Milosevic a apporté une contribution remarquable au fait que l'OTAN ait finalement trouvé ce second souffle. L'OTAN est donc aujourd'hui l'organisation forte et puissante que l'on connaît. Je ne reviens pas sur ce qui a longuement été dit par le ministre de la Défense devant vous. C'est un fait majeur de la situation stratégique du monde.
Je voudrais signaler que la situation actuelle n'est pas à terme sans risque pour l'Alliance elle-même. D'abord parce que la question du mandat de l'OTAN, la base sur laquelle elle agit, se posera toujours en terme de légitimité. La question ne se posera pas concernant l'article 5, c'est-à-dire l'engagement de défense de l'ensemble des pays membres les uns par rapport aux autres. La question se posera en ce qui concerne l'intervention au-delà de l'article 5, c'est-à-dire les missions dites de " maintien de la paix " qui sont souvent en réalité des missions de rétablissement de la paix. C'est toute la controverse OTAN-Conseil de sécurité. C'est une controverse qui peut durer, devenir permanente et qui peut être un facteur de gêne.
Ensuite, l'élargissement de l'OTAN a été entamé, non sans qu'il y ait eu une vraie discussion, avec de vraies divergences, au sein des alliés, sur les avantages et les inconvénients de l'élargissement. Le débat a été pour le moment tranché par ce que vous savez, c'est-à-dire un élargissement à trois pays d'Europe centrale. Pour les autres, c'est une politique dite de " porte ouverte ", sans engagement particulier : une liste des pays était mentionnée dans le communiqué de Washington, mais sans promesse particulière.
Dans cet élargissement, dans la poursuite de ce processus, à travers le désir de pays des Balkans, de certains pays d'Asie issus de l'ex-URSS, il peut y avoir des questions qui resurgissent sur la dilution de l'Alliance et évidemment, sur le rapport avec la Russie.
Au moment de ce premier petit élargissement qui conduit à 19 pays, une sorte de contrepoids, d'équilibrage avait été élaboré sous la forme de l'Acte fondateur OTAN-Russie. Mais on voit bien que les deux choses ne sont pas de la même nature ; elles n'ont pas la même importance. Un jour ou l'autre, cela peut poser la question de savoir dans quelle mesure et comment l'élargissement de l'OTAN est compatible, comment on le concilie - je procède aujourd'hui plutôt par questions devant vous - avec l'organisation à long terme de la sécurité et de la stabilité en Europe. Je n'ai pas de doute sur le fait que des solutions seront trouvées. Simplement, on ne peut pas traiter cette question aujourd'hui comme si elle allait de soi et comme si certains problèmes ne se posaient pas, comme par exemple avec les Pays baltes. D'autre part, il faut noter que cet élargissement, cette puissance, cette vitalité de l'OTAN sont observés avec des sentiments mêlés au Proche-Orient, au Moyen-Orient, en Chine. Des questions demeurent dans tous ces pays.
Il y a donc un ensemble de questions qui peuvent se poser malgré cette impression de puissance centrale et considérable.
Pour la France, vous connaissez notre position : elle est claire et simple. Elle a été défendue pendant les 18 mois qui ont précédé le Sommet de Washington jusqu'à arriver à la veille du Sommet à un compromis satisfaisant. Il l'est pour nous parce que nous y retrouvons l'idée que l'Alliance conserve, comme rôle central, les missions dites " article 5 ". Il n'y a donc pas de renversement des priorités. Nous pensons que l'Alliance peut sortir de cette mission " article 5" pour des missions ''hors article 5" du type maintien de la paix, mais qu'elle doit le faire dans des conditions précises, qui préservent sa légitimité, sa crédibilité, son autorité, son efficacité. Les conditions sont qu'il s'agit d'une zone précise qui est la zone euro-atlantique, (expression qui n'est pas nouvelle), et non pas du monde entier, de façon indéterminée ; que le Conseil de sécurité reste l'autorité qui doit décider ou autoriser légitimement et légalement l'emploi de la force, au titre du chapitre VII ; et enfin que toutes ces actions doivent se mener dans le cadre d'un contrôle politique strict des gouvernements. C'est une alliance de gouvernements, une alliance de gouvernements démocratiques, qui exercent leur responsabilités sous le contrôle des parlements dans leurs propres pays et qui, par conséquent, ne peuvent pas déléguer, sous forme d'un " blanc-seing " quelconque, des opérations aussi délicates et importantes que celles que peut conduire une alliance de ce type.
Voilà notre conception à nous, Français, sur les missions "hors article 5". Nous retrouvons, suite aux négociations des 18 derniers mois et des derniers jours dont je vous ai parlé, aussi bien dans le concept stratégique que dans le communiqué issus du Sommet de Washington, un certain nombre d'éléments précis, avec une phrase qui est en dénominateur commun : l'Alliance réalise son objectif essentiel en tant qu'alliance de pays engagés par le Traité de Washington et la Charte des Nations unies. On retrouve cette notion d'engagement par rapport à la Charte dans toute une série de passages clefs des deux documents. Et lorsqu'on parle de la gestion des crises, qui est "hors article 5", les communiqués de Washington renvoient à l'article 7 du Traité de 1949 qui se réfère expressément au rôle, à la fonction, à l'autorité du Conseil de sécurité.
C'est pour cela que nous avons jugé que ces textes étaient un compromis satisfaisant et que nous y retrouvions ces préoccupations que je vous ai exprimées. A cet égard, je voudrais dire que pour nous, la façon dont est traitée l'affaire du Kosovo est une exception et non pas un précédent, ni une préfiguration. C'est une exception parce que c'est le seul problème de cette intensité dans cette zone euro-atlantique, que cela vient après des années et des années durant lesquelles la politique serbe a conduit à ce que vous savez : au total, on peut estimer à 200 000 le nombre des victimes qui ont disparu dans le cadre des différentes guerres, affrontements, opérations de purification ethnique, massacres, etc. Au bout du compte, il s'est créé, concernant le Kosovo, une situation particulièrement intolérable. C'est à ce titre que cela constitue une exception. Si on se réfère à la façon dont elle a été traitée, il y a eu quand même trois résolutions du Conseil de sécurité : les résolutions 1160 du 31 mars 1998, 1199 du 23 septembre de la même année, 1203 du 24 octobre de la même année. Ces résolutions sont très précises dans ce qu'elles exigent des autorités de Belgrade, exigences dont aucune n'a été satisfaite. Elles ont été adoptées sous l'empire du chapitre VII. Le Conseil est donc dans son rôle jusque-là, mais elles ne sont pas aussi complètes qu'il le faudrait, s'il fallait respecter complètement les principes, dans la mesure où elles ne concluent pas explicitement à un recours à des opérations armées confiées à l'OTAN ou à une coalition ad hoc, ce qui s'est vu dans d'autres cas.
Nous avons donc une réponse où le rôle du Conseil de sécurité est couvert aux deux-tiers. Mais, compte tenu de la gravité, de l'intensité, de l'atrocité de ce qui s'était passé auparavant au Kosovo, et qui risquait de se reproduire, et qui s'est d'ailleurs reproduit, les 19 gouvernements de l'Alliance atlantique, y compris nous, en ayant les idées que vous connaissez sur les rôles respectifs de l'OTAN et du Conseil de sécurité, avons considéré sur ce point et à ce moment-là - c'est une décision prise en octobre, lorsqu'il a fallu concrétiser cette menace, et confirmée en mars - qu'il n'était pas possible de ne pas agir, sous prétexte que nous n'avions pas complètement des résolutions aussi explicites que nous aurions préférées. Ce sont des situations telles que l'Histoire et la politique en présentent, où l'on ne se trouve jamais dans les situations que l'on souhaite exactement. C'est pour cela que je disais que c'est, pour nous, une exception et non pas un précédent, quant au fonctionnement futur.
Je vous ai parlé de l'élargissement et de la porte ouverte. C'est un des éléments de la stabilisation des Balkans, de cette politique globale pour le sud-est de l'Europe à laquelle nous réfléchissons, sur laquelle nous travaillons déjà et qui devra assurer la meilleure coordination possible des différentes institutions ou organisations internationales qui peuvent intervenir dans ce cadre.
Pour nous, l'Union européenne doit jouer un rôle central pour définir ce que peut être cette politique qu'il faudra mener durant 5, 10 ou 15 ans, pour faire petit à petit de cette région des Balkans une région d'Europe comme les autres. Il faudra coordonner les instruments, aboutir à une politique qui soit cohérente, bien maîtriser les interactions régionales puisque dans ces Balkans chacun des problèmes se répercute sur les voisins. Il ne faut pas uniquement avoir à l'esprit la tragédie du Kosovo. Il y a d'autres problèmes non résolus, même s'il ne sont pas du tout de la même ampleur. Il faut aboutir à une politique qui traite de façon très adaptée chaque situation, le cas particulier de chaque pays. Dans cette politique générale pour réussir à asseoir dans les Balkans la sécurité, la démocratie, pour garantir le développement et aboutir à la stabilité, l'OTAN aura naturellement un rôle à jouer. En même temps, il faudra bien mesurer, à chaque étape, ce que signifie exactement l'élargissement et l'application de l'article 5 sur lequel on ne peut pas ensuite hésiter, le moment venu, face à une menace. Lorsqu'on élargit l'article 5, cela veut dire qu'on doit considérer chaque menace contre l'un quelconque des alliés comme étant une menace contre soi-même, avec tout ce que cela entraîne. La France plaide pour une politique de porte ouverte, en indiquant qu'à chaque fois il faut franchir ces étapes, comme nous l'avons fait lorsque nous avons ratifié l'élargissement à la Pologne, à la Hongrie et à la République tchèque, en en mesurant bien toutes les conséquences.
Toujours dans cette réflexion à propos de l'Alliance, un mot sur le pilier européen : là aussi, nous avons abouti à Washington à un certain nombre de références à l'identité européenne de sécurité et de défense - le Traité d'Amsterdam est mentionné ainsi que la Déclaration de Saint-Malo. Les efforts européens pour donner plus de force à cette démarche sont évoqués et salués par le communiqué. C'est très important pour nous qu'à partir de là, on tire le meilleur parti de ce Sommet, de ses conclusions, aussi bien du communiqué que du concept, ce qui suppose bien sûr un accord avec nos partenaires européens pour aller plus loin.
Il ne faudrait pas qu'une conception abusivement extensive de l'OTAN étouffe dans l'oeuf le développement de la Politique étrangère et de sécurité commune, notamment dans cette dimension sécurité qui est difficile, à propos de laquelle les Français ont une conception qui n'est pas automatiquement partagée, mais dont nous pensons qu'elle est une contribution également très forte à la vitalité de l'Alliance de demain. Il vaut mieux une Alliance reposant sur deux piliers forts, avec une vraie conviction entière de part et d'autre. Nous allons donc persévérer dans cette direction et estimons qu'il y a, dans les conclusions récentes de cette rencontre de Washington, matière à travailler et à consolider cette approche.
Voilà comment je vois les choses sur l'Alliance. Je pense qu'elle doit être préservée dans son rôle essentiel, qu'elle peut être utilisée à d'autres tâches dans le cadre de la légalité internationale et qu'elle doit faire une vraie place à un pilier européen.
J'en viens à quelques commentaires à propos du nucléaire.
Il me semble qu'il y a, à ce sujet, des éléments d'analyse qui vont dans deux sens différents. Certains vont dans le sens d'une relativisation du nucléaire, d'une banalisation, d'une perte d'importance de cet élément, mais ils sont contrebalancés par d'autres observations.
Qu'est-ce qui va dans le sens de cette relativisation ? La fin de la guerre froide bien sûr. Il ne faut pas oublier le rôle majeur, central de la dissuasion nucléaire, pendant plusieurs dizaines d'années. La paix a été garantie. Les bons stratèges, les bons historiens peuvent repérer, sans trop de difficultés, les cinq ou six occasions où les choses auraient pu déraper, dans des circonstances différentes. Nous avons beaucoup parlé de l'OTAN à Washington. Mais ce n'est pas tellement la concentration des troupes préparées pour faire face à une offensive terrestre éventuelle à certains endroits clés comme l'Allemagne qui a garanti la paix, même s'il s'agissait d'un élément très important. N'oublions pas qu'il y avait, derrière et au-dessus, cet énorme dispositif de dissuasion nucléaire stratégique. Ce ne sont pas les armes de la bataille qui ont empêché quoi que ce soit. C'était une dérive et un contresens par rapport au concept général de la dissuasion assurée par les armes stratégiques. En tout cas, c'est ma conviction.
A partir de la fin de la guerre froide, on peut être tenté, si on raisonne un peu vite, de dire que c'est fini et que tout cela n'aura plus la même importance. D'ailleurs, on peut en voir des signes comme le déciblage, comme la réduction des composantes qui est à l'oeuvre ici ou là, comme les négociations de désarmement qui avancent et qui sont abordées avec de moins en moins d'effroi ou de circonspection, même par les puissances nucléaires. D'autre part, la prolifération est un élément de banalisation dans la mesure où l'arme n'est plus concentrée entre quelques mains clef. On connaît, à cet égard, le débat traditionnel : le pays déraisonnable est toujours le suivant en matière de prolifération. Mais c'est un argument qui fonctionne dans les deux sens. Il y a un autre élément qui s'ajoute à cette impression générale de banalisation sur la dissuasion nucléaire : le fait qu'il y ait d'autres facteurs de puissance infiniment plus visibles aujourd'hui, tout ce qui relève de l'économie, de la culture. Lorsque l'on analyse ce que j'appelle l'hyper-puissance américaine, on voit bien qu'Hollywood pèse aussi lourd que le Pentagone - ou CNN, les universités américaines, la prodigieuse énergie économique, la créativité culturelle. Tout cela s'additionne et ce sont des éléments, des facteurs de puissance qui ne sont pas la dissuasion.
Pour autant, cela me paraît contrebalancé par une série d'autres éléments qu'il faut garder à l'esprit. D'abord, il y a encore aujourd'hui 36 000 têtes nucléaires, nous ne sommes donc pas du tout sortis de cette situation. D'autre part, à 20 ou 30 ans, les menaces sont, au sens propre du terme, imprévisibles. Elles le sont déjà souvent à 5 ans, alors à 20 ou 30 ans c'est encore plus difficile de démontrer l'absence de menace. Personne n'en sait rien. Si on raisonne en terme de négociations nucléaires de désarmement, il faut supposer qu'elles fonctionnent, que tous les accords soient ratifiés, et complètement appliqués. Prenons Start II : l'accord, signé en 1993 et révisé en 1997, prévoit la réduction de chacun des arsenaux stratégiques à 3 500 têtes à la fin de l'an 2007. Mais il faut qu'il soit ratifié et appliqué. Cela dépend des Américains et aussi des Russes. Tous les autres éléments peuvent inter-agir avec cela. Un éventuel traité Start III qui interviendrait après rabaisserait peut-être - mais on ne sait quand, je me projette vers 2015 - ces niveaux à peut-être 2 500 têtes, ce qui est encore beaucoup, encore très au-dessus de l'arsenal français par exemple. Nous sommes donc dans un processus long, dans lequel l'arme nucléaire stratégique reste présente dans le paysage.
La prolifération peut dans un sens donner l'impression que c'est un élément de banalisation, dans l'autre que ce ne l'est pas vraiment, car lorsque l'on regarde ce que disaient les experts il y a 25 ans sur la prolifération, ce qu'ils appréhendaient ne s'est absolument pas produit. Mais, en même temps, c'est une donnée qui demeure présente, dans le monde tel qu'il est. Il suffit de penser à ce qui se produit dans le triangle stratégique Inde-Chine-Pakistan.
Dernier élément qui contrebalance cette impression fausse de banalisation et de dépassement : je ne peux pas imaginer un président des Etats-Unis renonçant à l'arme nucléaire, un jour quelconque, quel qu'il soit. Je n'imagine pas non plus cela pour la Chine, ni la Russie. Vous pouvez imaginer un processus de désarmement se poursuivant. C'est une sorte de mérite français sur ce plan, le concept français de la dissuasion minimale qui peut se faire avec moins de composantes, moins d'éléments et moins de têtes, mais en préservant malgré tout cet héritage stratégique et cette garantie stratégique. Ce colloque m'invite à donner mon avis là-dessus. D'autres l'ont donné, dans différents sens. Le mien est que la dissuasion restera un des facteurs de la puissance, jusqu'à aussi loin que l'on puisse se hasarder à prévoir quoi que ce soit.
Je pense qu'il faut en tenir compte pour nous, dans toutes nos décisions, dans l'analyse des rapports de force dans le monde. Ne pas accorder une importance démesurée à ce facteur au détriment de tous les autres multiples que j'ai cités, mais ne pas faire l'inverse non plus. En tenir compte donc pour nous et pour l'Europe. Il me paraît sage de préserver la capacité des pays européens nucléaires afin de préparer le moment où les intérêts vitaux des peuples européens seront si étroitement mêlés que les dissuasions française et britannique les protègeront de fait.
Je ne peux pas conclure cette brève intervention sans dire un mot sur le Kosovo. Je vais essayer de récapituler l'essentiel. D'abord, je crois vraiment que tout a été tenté politiquement et diplomatiquement. La solution proposée à Rambouillet conciliait la préservation de la souveraineté de la Yougoslavie, l'aspiration légitime des Kosovars à la sécurité et à l'autonomie, et en même temps la vigilance et les précautions amplement justifiées par la politique serbe depuis 1991.
Etant donné que cela n'a pas abouti - je peux en témoigner - nous avons eu le sentiment de trouver en face de nous, du côté yougoslave, des responsables mobilisés en priorité contre le risque de tout compromis. A un moment donné, les 19 pays de l'Alliance, après la consultation effectuée par le Secrétaire général, M. Solana, ont tous conclu la même chose. C'était une appréciation unanime des alliés. Je voudrais dire ici qu'à ce moment décisif, pénible, les Etats-Unis n'ont pas imposé leurs vues et que les Européens n'ont pas non plus imposé les leurs aux Etats-Unis. Nous étions dans une situation qui n'est peut-être pas très fréquente, dans laquelle il y avait unanimité de diagnostics et de conclusions, après qu'il y ait eu unité et convergence d'efforts pendant toute la période précédente. Le constat était qu'il n'y avait alors plus d'autre solution que le recours à la force. L'abstention était impossible. C'était l'avis général des 19 pays, de 19 démocraties soumises au débat, à la critique, à l'interrogation, à la polémique.
Les stratégies autres que la stratégie aérienne n'ont pas été retenues parce que plus compliquées, plus hasardeuses, plus longues et beaucoup plus graves quant aux conséquences humaines. Je crois donc que sur ces sujets, il ne faut ni juger, ni conclure prématurément.
A Washington, au Sommet de l'OTAN dont j'ai parlé tout à l'heure, il a été décidé unanimemement, par les chefs d'Etats et de gouvernements présents, de persévérer. La conviction générale est que l'armée yougoslave finira par être mise hors d'état de nuire au Kosovo. Cela a toujours été l'objectif principal : casser, réduire cette capacité de répression. Mais je voudrais dire aussi que le travail politique et diplomatique n'a presque jamais cessé parce qu'il a continué jusqu'au dernier moment et que le travail diplomatique et politique a commencé dès le début des actions militaires. L'objectif, vous le connaissez. Nous l'avons exprimé à plusieurs reprises depuis une douzaine de jours, à partir du moment où il y a eu le début d'un commencement d'accord de principe sur les modalités de la solution. L'objectif est une résolution du Conseil de sécurité fixant la solution pour le Kosovo à partir des cinq points fondamentaux que nous -les cinq ministres alliés du groupe de contact (Mme Albright, M. Cook, M. Fischer, M. Dini et moi-même)- avons élaborés en réponse à la proposition biaisée de suspension des opérations par les autorités de Belgrade. Nous avons élaboré ces cinq point qui sont devenus ceux de l'Alliance, puis ceux de M. Kofi Annan et qui sont ceux à partir desquels on travaille, on prépare les solutions et on apprécie les éventuels mouvements. L'objectif est donc la résolution. L'accord de principe se dessine : une solution politique, toujours fondée sur l'autonomie. Aucun pays de l'Alliance n'est passé de l'autonomie à l'indépendance, compte tenu des conséquences et des drames supplémentaires nouveaux que cela créerait ensuite. C'est pour cela que l'on peut dire que, sur ce point précis, nous restons dans la ligne des Accords de Rambouillet. Mais ce sera une autonomie sous contrôle, sous protection du Conseil de sécurité, ce qui supposera une administration internationale transitoire du Kosovo.
Nous voyons sur le plan politique un rôle majeur pour l'Union européenne, un rôle leader en liaison avec l'OSCE. A côté de cela, il faudra une force militaire de sécurité. Elle avait été conçue dans les Accords de Rambouillet comme étant le complément nécessaire de l'accord politique - qui n'a finalement pas pu être obtenu. Elle est indispensable pour des raisons évidentes, parce que si elle n'est pas là pour établir cette sécurité, les réfugiés ne rentreront pas, la coexistence de demain entre les uns et les autres sera impensable et tout le travail politique qui doit suivre, l'élaboration d'un Kosovo pacifié, pacifique, dans lequel les uns et les autres puissent cohabiter, élaborer petit à petit une démocratie et faire fonctionner des institutions autonomes sera impossible. C'est pour cela - et chacun en est bien conscient - que cette question de la force de sécurité - une force militaire en réalité - est au centre de beaucoup des discussions aujourd'hui. Tout cela nécessite, pour aboutir à cette résolution au Conseil de sécurité, une parfaite entente entre les pays occidentaux, notamment les Occidentaux membres permanents du Conseil, qui travaillent étroitement avec les autres Occidentaux et les autres Européens. Il faut donc une cohésion occidentale claire et nette sur ce point. Mais pour avoir la résolution, il faut l'accord des Russes, et c'est plus pour cela que parce que la Russie disposerait de moyens tout à fait particuliers que les autres n'auraient pas de faire changer brusquement Belgrade de position, qu'il y a autant de travail avec les Russes en ce moment et que cela va se poursuivre dans les jours qui viennent.
Nous travaillons donc déjà depuis des semaines à la mise au point de la solution et à la mise en oeuvre des cinq principes. On voit bien que les éléments clés sont : l'arrêt des exactions et le retrait, et d'autre part le commencement du retour des réfugiés, qui suppose le déploiement d'une force internationale. Puisqu'il y a demain une réunion du G8 - c'est-à-dire les ministres des Affaires étrangères des 8 pays membres du Sommet des pays industrialisés - je vous dirai que j'attends de ce G8 qu'il confirme et précise cet accord en gestation entre les Occidentaux et les Russes et qu'il ouvre la voie à la résolution du Conseil de sécurité à laquelle nous travaillons.
Voilà l'état exact des choses par rapport au Kosovo. Nous ne sommes pas encore au but, mais je crois que nous voyons très clairement ce à quoi nous voulons parvenir. Nous avons voulu donner un coup d'arrêt à une politique, à des pratiques, à quelque chose qui était devenu absolument intolérable, tout particulièrement en Europe. Nous atteindrons cet objectif, mais nous sommes en train de le préciser, de l'organiser. Un gros travail politique et diplomatique demeure nécessaire, il est devant nous durant les jours et les semaines qui viennent. Je vous en ai ici rapidement donné les prochaines étapes et les principales têtes de chapitre.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 mai 1999)
Sans prétendre conclure ce débat organisé par Pascal Boniface et par l'IRIS, je vais vous apporter un élément de réflexion, un témoignage que j'ai très simplement organisé en quelques points : l'OTAN, la dissuasion nucléaire, et compte tenu de l'actualité - ceci s'impose - j'ajouterai quelques mots sur le Kosovo.
Je commencerai par la question de l'Alliance atlantique. Elle s'est trouvée dans une situation tout à fait inédite et tout à fait particulière sur le plan des menaces en 1989-1990, quand l'Union soviétique a implosé. La question qui se posait était de savoir comment l'Alliance atlantique - l'OTAN - allait survivre à la disparition des raisons qui en avaient justifiées la mise sur pied. Je distingue, naturellement, le Traité d'alliance de 1949 de l'Organisation intégrée qui a été établie ensuite face à une menace plus pressante.
A l'époque, c'est bien ainsi que les dirigeants américains, le président Bush et James Baker notamment, avaient perçu le problème. Pour eux, il était impératif de faire survivre l'OTAN à cette conjoncture et à cette conjonction de situations. C'est ce qui s'est produit, compte tenu de cette volonté américaine, tenacement poursuivie, de cette époque jusque maintenant, de James Baker à Mme Albright en particulier, du fait de la demande des pays membres, y compris les pays européens qui n'ont pas encore voulu faire le choix à ce moment-là d'une véritable défense européenne.
Seule la France s'était posée cette question et avait estimé qu'il était désirable d'aller vite dans cette direction, dès ce moment, à la faveur de ces circonstances. La plupart des autres pays membres ont réagi autrement. C'était le cas aussi de l'ensemble des pays de l'ex-Pacte de Varsovie, sans même parler du désir d'OTAN qui s'exprime aujourd'hui et que j'ai pu constater encore récemment à Washington de la part des ex-pays membres de l'URSS, pays devenus indépendants, ou des pays de l'ex-Yougoslavie. On peut dire que M. Milosevic a apporté une contribution remarquable au fait que l'OTAN ait finalement trouvé ce second souffle. L'OTAN est donc aujourd'hui l'organisation forte et puissante que l'on connaît. Je ne reviens pas sur ce qui a longuement été dit par le ministre de la Défense devant vous. C'est un fait majeur de la situation stratégique du monde.
Je voudrais signaler que la situation actuelle n'est pas à terme sans risque pour l'Alliance elle-même. D'abord parce que la question du mandat de l'OTAN, la base sur laquelle elle agit, se posera toujours en terme de légitimité. La question ne se posera pas concernant l'article 5, c'est-à-dire l'engagement de défense de l'ensemble des pays membres les uns par rapport aux autres. La question se posera en ce qui concerne l'intervention au-delà de l'article 5, c'est-à-dire les missions dites de " maintien de la paix " qui sont souvent en réalité des missions de rétablissement de la paix. C'est toute la controverse OTAN-Conseil de sécurité. C'est une controverse qui peut durer, devenir permanente et qui peut être un facteur de gêne.
Ensuite, l'élargissement de l'OTAN a été entamé, non sans qu'il y ait eu une vraie discussion, avec de vraies divergences, au sein des alliés, sur les avantages et les inconvénients de l'élargissement. Le débat a été pour le moment tranché par ce que vous savez, c'est-à-dire un élargissement à trois pays d'Europe centrale. Pour les autres, c'est une politique dite de " porte ouverte ", sans engagement particulier : une liste des pays était mentionnée dans le communiqué de Washington, mais sans promesse particulière.
Dans cet élargissement, dans la poursuite de ce processus, à travers le désir de pays des Balkans, de certains pays d'Asie issus de l'ex-URSS, il peut y avoir des questions qui resurgissent sur la dilution de l'Alliance et évidemment, sur le rapport avec la Russie.
Au moment de ce premier petit élargissement qui conduit à 19 pays, une sorte de contrepoids, d'équilibrage avait été élaboré sous la forme de l'Acte fondateur OTAN-Russie. Mais on voit bien que les deux choses ne sont pas de la même nature ; elles n'ont pas la même importance. Un jour ou l'autre, cela peut poser la question de savoir dans quelle mesure et comment l'élargissement de l'OTAN est compatible, comment on le concilie - je procède aujourd'hui plutôt par questions devant vous - avec l'organisation à long terme de la sécurité et de la stabilité en Europe. Je n'ai pas de doute sur le fait que des solutions seront trouvées. Simplement, on ne peut pas traiter cette question aujourd'hui comme si elle allait de soi et comme si certains problèmes ne se posaient pas, comme par exemple avec les Pays baltes. D'autre part, il faut noter que cet élargissement, cette puissance, cette vitalité de l'OTAN sont observés avec des sentiments mêlés au Proche-Orient, au Moyen-Orient, en Chine. Des questions demeurent dans tous ces pays.
Il y a donc un ensemble de questions qui peuvent se poser malgré cette impression de puissance centrale et considérable.
Pour la France, vous connaissez notre position : elle est claire et simple. Elle a été défendue pendant les 18 mois qui ont précédé le Sommet de Washington jusqu'à arriver à la veille du Sommet à un compromis satisfaisant. Il l'est pour nous parce que nous y retrouvons l'idée que l'Alliance conserve, comme rôle central, les missions dites " article 5 ". Il n'y a donc pas de renversement des priorités. Nous pensons que l'Alliance peut sortir de cette mission " article 5" pour des missions ''hors article 5" du type maintien de la paix, mais qu'elle doit le faire dans des conditions précises, qui préservent sa légitimité, sa crédibilité, son autorité, son efficacité. Les conditions sont qu'il s'agit d'une zone précise qui est la zone euro-atlantique, (expression qui n'est pas nouvelle), et non pas du monde entier, de façon indéterminée ; que le Conseil de sécurité reste l'autorité qui doit décider ou autoriser légitimement et légalement l'emploi de la force, au titre du chapitre VII ; et enfin que toutes ces actions doivent se mener dans le cadre d'un contrôle politique strict des gouvernements. C'est une alliance de gouvernements, une alliance de gouvernements démocratiques, qui exercent leur responsabilités sous le contrôle des parlements dans leurs propres pays et qui, par conséquent, ne peuvent pas déléguer, sous forme d'un " blanc-seing " quelconque, des opérations aussi délicates et importantes que celles que peut conduire une alliance de ce type.
Voilà notre conception à nous, Français, sur les missions "hors article 5". Nous retrouvons, suite aux négociations des 18 derniers mois et des derniers jours dont je vous ai parlé, aussi bien dans le concept stratégique que dans le communiqué issus du Sommet de Washington, un certain nombre d'éléments précis, avec une phrase qui est en dénominateur commun : l'Alliance réalise son objectif essentiel en tant qu'alliance de pays engagés par le Traité de Washington et la Charte des Nations unies. On retrouve cette notion d'engagement par rapport à la Charte dans toute une série de passages clefs des deux documents. Et lorsqu'on parle de la gestion des crises, qui est "hors article 5", les communiqués de Washington renvoient à l'article 7 du Traité de 1949 qui se réfère expressément au rôle, à la fonction, à l'autorité du Conseil de sécurité.
C'est pour cela que nous avons jugé que ces textes étaient un compromis satisfaisant et que nous y retrouvions ces préoccupations que je vous ai exprimées. A cet égard, je voudrais dire que pour nous, la façon dont est traitée l'affaire du Kosovo est une exception et non pas un précédent, ni une préfiguration. C'est une exception parce que c'est le seul problème de cette intensité dans cette zone euro-atlantique, que cela vient après des années et des années durant lesquelles la politique serbe a conduit à ce que vous savez : au total, on peut estimer à 200 000 le nombre des victimes qui ont disparu dans le cadre des différentes guerres, affrontements, opérations de purification ethnique, massacres, etc. Au bout du compte, il s'est créé, concernant le Kosovo, une situation particulièrement intolérable. C'est à ce titre que cela constitue une exception. Si on se réfère à la façon dont elle a été traitée, il y a eu quand même trois résolutions du Conseil de sécurité : les résolutions 1160 du 31 mars 1998, 1199 du 23 septembre de la même année, 1203 du 24 octobre de la même année. Ces résolutions sont très précises dans ce qu'elles exigent des autorités de Belgrade, exigences dont aucune n'a été satisfaite. Elles ont été adoptées sous l'empire du chapitre VII. Le Conseil est donc dans son rôle jusque-là, mais elles ne sont pas aussi complètes qu'il le faudrait, s'il fallait respecter complètement les principes, dans la mesure où elles ne concluent pas explicitement à un recours à des opérations armées confiées à l'OTAN ou à une coalition ad hoc, ce qui s'est vu dans d'autres cas.
Nous avons donc une réponse où le rôle du Conseil de sécurité est couvert aux deux-tiers. Mais, compte tenu de la gravité, de l'intensité, de l'atrocité de ce qui s'était passé auparavant au Kosovo, et qui risquait de se reproduire, et qui s'est d'ailleurs reproduit, les 19 gouvernements de l'Alliance atlantique, y compris nous, en ayant les idées que vous connaissez sur les rôles respectifs de l'OTAN et du Conseil de sécurité, avons considéré sur ce point et à ce moment-là - c'est une décision prise en octobre, lorsqu'il a fallu concrétiser cette menace, et confirmée en mars - qu'il n'était pas possible de ne pas agir, sous prétexte que nous n'avions pas complètement des résolutions aussi explicites que nous aurions préférées. Ce sont des situations telles que l'Histoire et la politique en présentent, où l'on ne se trouve jamais dans les situations que l'on souhaite exactement. C'est pour cela que je disais que c'est, pour nous, une exception et non pas un précédent, quant au fonctionnement futur.
Je vous ai parlé de l'élargissement et de la porte ouverte. C'est un des éléments de la stabilisation des Balkans, de cette politique globale pour le sud-est de l'Europe à laquelle nous réfléchissons, sur laquelle nous travaillons déjà et qui devra assurer la meilleure coordination possible des différentes institutions ou organisations internationales qui peuvent intervenir dans ce cadre.
Pour nous, l'Union européenne doit jouer un rôle central pour définir ce que peut être cette politique qu'il faudra mener durant 5, 10 ou 15 ans, pour faire petit à petit de cette région des Balkans une région d'Europe comme les autres. Il faudra coordonner les instruments, aboutir à une politique qui soit cohérente, bien maîtriser les interactions régionales puisque dans ces Balkans chacun des problèmes se répercute sur les voisins. Il ne faut pas uniquement avoir à l'esprit la tragédie du Kosovo. Il y a d'autres problèmes non résolus, même s'il ne sont pas du tout de la même ampleur. Il faut aboutir à une politique qui traite de façon très adaptée chaque situation, le cas particulier de chaque pays. Dans cette politique générale pour réussir à asseoir dans les Balkans la sécurité, la démocratie, pour garantir le développement et aboutir à la stabilité, l'OTAN aura naturellement un rôle à jouer. En même temps, il faudra bien mesurer, à chaque étape, ce que signifie exactement l'élargissement et l'application de l'article 5 sur lequel on ne peut pas ensuite hésiter, le moment venu, face à une menace. Lorsqu'on élargit l'article 5, cela veut dire qu'on doit considérer chaque menace contre l'un quelconque des alliés comme étant une menace contre soi-même, avec tout ce que cela entraîne. La France plaide pour une politique de porte ouverte, en indiquant qu'à chaque fois il faut franchir ces étapes, comme nous l'avons fait lorsque nous avons ratifié l'élargissement à la Pologne, à la Hongrie et à la République tchèque, en en mesurant bien toutes les conséquences.
Toujours dans cette réflexion à propos de l'Alliance, un mot sur le pilier européen : là aussi, nous avons abouti à Washington à un certain nombre de références à l'identité européenne de sécurité et de défense - le Traité d'Amsterdam est mentionné ainsi que la Déclaration de Saint-Malo. Les efforts européens pour donner plus de force à cette démarche sont évoqués et salués par le communiqué. C'est très important pour nous qu'à partir de là, on tire le meilleur parti de ce Sommet, de ses conclusions, aussi bien du communiqué que du concept, ce qui suppose bien sûr un accord avec nos partenaires européens pour aller plus loin.
Il ne faudrait pas qu'une conception abusivement extensive de l'OTAN étouffe dans l'oeuf le développement de la Politique étrangère et de sécurité commune, notamment dans cette dimension sécurité qui est difficile, à propos de laquelle les Français ont une conception qui n'est pas automatiquement partagée, mais dont nous pensons qu'elle est une contribution également très forte à la vitalité de l'Alliance de demain. Il vaut mieux une Alliance reposant sur deux piliers forts, avec une vraie conviction entière de part et d'autre. Nous allons donc persévérer dans cette direction et estimons qu'il y a, dans les conclusions récentes de cette rencontre de Washington, matière à travailler et à consolider cette approche.
Voilà comment je vois les choses sur l'Alliance. Je pense qu'elle doit être préservée dans son rôle essentiel, qu'elle peut être utilisée à d'autres tâches dans le cadre de la légalité internationale et qu'elle doit faire une vraie place à un pilier européen.
J'en viens à quelques commentaires à propos du nucléaire.
Il me semble qu'il y a, à ce sujet, des éléments d'analyse qui vont dans deux sens différents. Certains vont dans le sens d'une relativisation du nucléaire, d'une banalisation, d'une perte d'importance de cet élément, mais ils sont contrebalancés par d'autres observations.
Qu'est-ce qui va dans le sens de cette relativisation ? La fin de la guerre froide bien sûr. Il ne faut pas oublier le rôle majeur, central de la dissuasion nucléaire, pendant plusieurs dizaines d'années. La paix a été garantie. Les bons stratèges, les bons historiens peuvent repérer, sans trop de difficultés, les cinq ou six occasions où les choses auraient pu déraper, dans des circonstances différentes. Nous avons beaucoup parlé de l'OTAN à Washington. Mais ce n'est pas tellement la concentration des troupes préparées pour faire face à une offensive terrestre éventuelle à certains endroits clés comme l'Allemagne qui a garanti la paix, même s'il s'agissait d'un élément très important. N'oublions pas qu'il y avait, derrière et au-dessus, cet énorme dispositif de dissuasion nucléaire stratégique. Ce ne sont pas les armes de la bataille qui ont empêché quoi que ce soit. C'était une dérive et un contresens par rapport au concept général de la dissuasion assurée par les armes stratégiques. En tout cas, c'est ma conviction.
A partir de la fin de la guerre froide, on peut être tenté, si on raisonne un peu vite, de dire que c'est fini et que tout cela n'aura plus la même importance. D'ailleurs, on peut en voir des signes comme le déciblage, comme la réduction des composantes qui est à l'oeuvre ici ou là, comme les négociations de désarmement qui avancent et qui sont abordées avec de moins en moins d'effroi ou de circonspection, même par les puissances nucléaires. D'autre part, la prolifération est un élément de banalisation dans la mesure où l'arme n'est plus concentrée entre quelques mains clef. On connaît, à cet égard, le débat traditionnel : le pays déraisonnable est toujours le suivant en matière de prolifération. Mais c'est un argument qui fonctionne dans les deux sens. Il y a un autre élément qui s'ajoute à cette impression générale de banalisation sur la dissuasion nucléaire : le fait qu'il y ait d'autres facteurs de puissance infiniment plus visibles aujourd'hui, tout ce qui relève de l'économie, de la culture. Lorsque l'on analyse ce que j'appelle l'hyper-puissance américaine, on voit bien qu'Hollywood pèse aussi lourd que le Pentagone - ou CNN, les universités américaines, la prodigieuse énergie économique, la créativité culturelle. Tout cela s'additionne et ce sont des éléments, des facteurs de puissance qui ne sont pas la dissuasion.
Pour autant, cela me paraît contrebalancé par une série d'autres éléments qu'il faut garder à l'esprit. D'abord, il y a encore aujourd'hui 36 000 têtes nucléaires, nous ne sommes donc pas du tout sortis de cette situation. D'autre part, à 20 ou 30 ans, les menaces sont, au sens propre du terme, imprévisibles. Elles le sont déjà souvent à 5 ans, alors à 20 ou 30 ans c'est encore plus difficile de démontrer l'absence de menace. Personne n'en sait rien. Si on raisonne en terme de négociations nucléaires de désarmement, il faut supposer qu'elles fonctionnent, que tous les accords soient ratifiés, et complètement appliqués. Prenons Start II : l'accord, signé en 1993 et révisé en 1997, prévoit la réduction de chacun des arsenaux stratégiques à 3 500 têtes à la fin de l'an 2007. Mais il faut qu'il soit ratifié et appliqué. Cela dépend des Américains et aussi des Russes. Tous les autres éléments peuvent inter-agir avec cela. Un éventuel traité Start III qui interviendrait après rabaisserait peut-être - mais on ne sait quand, je me projette vers 2015 - ces niveaux à peut-être 2 500 têtes, ce qui est encore beaucoup, encore très au-dessus de l'arsenal français par exemple. Nous sommes donc dans un processus long, dans lequel l'arme nucléaire stratégique reste présente dans le paysage.
La prolifération peut dans un sens donner l'impression que c'est un élément de banalisation, dans l'autre que ce ne l'est pas vraiment, car lorsque l'on regarde ce que disaient les experts il y a 25 ans sur la prolifération, ce qu'ils appréhendaient ne s'est absolument pas produit. Mais, en même temps, c'est une donnée qui demeure présente, dans le monde tel qu'il est. Il suffit de penser à ce qui se produit dans le triangle stratégique Inde-Chine-Pakistan.
Dernier élément qui contrebalance cette impression fausse de banalisation et de dépassement : je ne peux pas imaginer un président des Etats-Unis renonçant à l'arme nucléaire, un jour quelconque, quel qu'il soit. Je n'imagine pas non plus cela pour la Chine, ni la Russie. Vous pouvez imaginer un processus de désarmement se poursuivant. C'est une sorte de mérite français sur ce plan, le concept français de la dissuasion minimale qui peut se faire avec moins de composantes, moins d'éléments et moins de têtes, mais en préservant malgré tout cet héritage stratégique et cette garantie stratégique. Ce colloque m'invite à donner mon avis là-dessus. D'autres l'ont donné, dans différents sens. Le mien est que la dissuasion restera un des facteurs de la puissance, jusqu'à aussi loin que l'on puisse se hasarder à prévoir quoi que ce soit.
Je pense qu'il faut en tenir compte pour nous, dans toutes nos décisions, dans l'analyse des rapports de force dans le monde. Ne pas accorder une importance démesurée à ce facteur au détriment de tous les autres multiples que j'ai cités, mais ne pas faire l'inverse non plus. En tenir compte donc pour nous et pour l'Europe. Il me paraît sage de préserver la capacité des pays européens nucléaires afin de préparer le moment où les intérêts vitaux des peuples européens seront si étroitement mêlés que les dissuasions française et britannique les protègeront de fait.
Je ne peux pas conclure cette brève intervention sans dire un mot sur le Kosovo. Je vais essayer de récapituler l'essentiel. D'abord, je crois vraiment que tout a été tenté politiquement et diplomatiquement. La solution proposée à Rambouillet conciliait la préservation de la souveraineté de la Yougoslavie, l'aspiration légitime des Kosovars à la sécurité et à l'autonomie, et en même temps la vigilance et les précautions amplement justifiées par la politique serbe depuis 1991.
Etant donné que cela n'a pas abouti - je peux en témoigner - nous avons eu le sentiment de trouver en face de nous, du côté yougoslave, des responsables mobilisés en priorité contre le risque de tout compromis. A un moment donné, les 19 pays de l'Alliance, après la consultation effectuée par le Secrétaire général, M. Solana, ont tous conclu la même chose. C'était une appréciation unanime des alliés. Je voudrais dire ici qu'à ce moment décisif, pénible, les Etats-Unis n'ont pas imposé leurs vues et que les Européens n'ont pas non plus imposé les leurs aux Etats-Unis. Nous étions dans une situation qui n'est peut-être pas très fréquente, dans laquelle il y avait unanimité de diagnostics et de conclusions, après qu'il y ait eu unité et convergence d'efforts pendant toute la période précédente. Le constat était qu'il n'y avait alors plus d'autre solution que le recours à la force. L'abstention était impossible. C'était l'avis général des 19 pays, de 19 démocraties soumises au débat, à la critique, à l'interrogation, à la polémique.
Les stratégies autres que la stratégie aérienne n'ont pas été retenues parce que plus compliquées, plus hasardeuses, plus longues et beaucoup plus graves quant aux conséquences humaines. Je crois donc que sur ces sujets, il ne faut ni juger, ni conclure prématurément.
A Washington, au Sommet de l'OTAN dont j'ai parlé tout à l'heure, il a été décidé unanimemement, par les chefs d'Etats et de gouvernements présents, de persévérer. La conviction générale est que l'armée yougoslave finira par être mise hors d'état de nuire au Kosovo. Cela a toujours été l'objectif principal : casser, réduire cette capacité de répression. Mais je voudrais dire aussi que le travail politique et diplomatique n'a presque jamais cessé parce qu'il a continué jusqu'au dernier moment et que le travail diplomatique et politique a commencé dès le début des actions militaires. L'objectif, vous le connaissez. Nous l'avons exprimé à plusieurs reprises depuis une douzaine de jours, à partir du moment où il y a eu le début d'un commencement d'accord de principe sur les modalités de la solution. L'objectif est une résolution du Conseil de sécurité fixant la solution pour le Kosovo à partir des cinq points fondamentaux que nous -les cinq ministres alliés du groupe de contact (Mme Albright, M. Cook, M. Fischer, M. Dini et moi-même)- avons élaborés en réponse à la proposition biaisée de suspension des opérations par les autorités de Belgrade. Nous avons élaboré ces cinq point qui sont devenus ceux de l'Alliance, puis ceux de M. Kofi Annan et qui sont ceux à partir desquels on travaille, on prépare les solutions et on apprécie les éventuels mouvements. L'objectif est donc la résolution. L'accord de principe se dessine : une solution politique, toujours fondée sur l'autonomie. Aucun pays de l'Alliance n'est passé de l'autonomie à l'indépendance, compte tenu des conséquences et des drames supplémentaires nouveaux que cela créerait ensuite. C'est pour cela que l'on peut dire que, sur ce point précis, nous restons dans la ligne des Accords de Rambouillet. Mais ce sera une autonomie sous contrôle, sous protection du Conseil de sécurité, ce qui supposera une administration internationale transitoire du Kosovo.
Nous voyons sur le plan politique un rôle majeur pour l'Union européenne, un rôle leader en liaison avec l'OSCE. A côté de cela, il faudra une force militaire de sécurité. Elle avait été conçue dans les Accords de Rambouillet comme étant le complément nécessaire de l'accord politique - qui n'a finalement pas pu être obtenu. Elle est indispensable pour des raisons évidentes, parce que si elle n'est pas là pour établir cette sécurité, les réfugiés ne rentreront pas, la coexistence de demain entre les uns et les autres sera impensable et tout le travail politique qui doit suivre, l'élaboration d'un Kosovo pacifié, pacifique, dans lequel les uns et les autres puissent cohabiter, élaborer petit à petit une démocratie et faire fonctionner des institutions autonomes sera impossible. C'est pour cela - et chacun en est bien conscient - que cette question de la force de sécurité - une force militaire en réalité - est au centre de beaucoup des discussions aujourd'hui. Tout cela nécessite, pour aboutir à cette résolution au Conseil de sécurité, une parfaite entente entre les pays occidentaux, notamment les Occidentaux membres permanents du Conseil, qui travaillent étroitement avec les autres Occidentaux et les autres Européens. Il faut donc une cohésion occidentale claire et nette sur ce point. Mais pour avoir la résolution, il faut l'accord des Russes, et c'est plus pour cela que parce que la Russie disposerait de moyens tout à fait particuliers que les autres n'auraient pas de faire changer brusquement Belgrade de position, qu'il y a autant de travail avec les Russes en ce moment et que cela va se poursuivre dans les jours qui viennent.
Nous travaillons donc déjà depuis des semaines à la mise au point de la solution et à la mise en oeuvre des cinq principes. On voit bien que les éléments clés sont : l'arrêt des exactions et le retrait, et d'autre part le commencement du retour des réfugiés, qui suppose le déploiement d'une force internationale. Puisqu'il y a demain une réunion du G8 - c'est-à-dire les ministres des Affaires étrangères des 8 pays membres du Sommet des pays industrialisés - je vous dirai que j'attends de ce G8 qu'il confirme et précise cet accord en gestation entre les Occidentaux et les Russes et qu'il ouvre la voie à la résolution du Conseil de sécurité à laquelle nous travaillons.
Voilà l'état exact des choses par rapport au Kosovo. Nous ne sommes pas encore au but, mais je crois que nous voyons très clairement ce à quoi nous voulons parvenir. Nous avons voulu donner un coup d'arrêt à une politique, à des pratiques, à quelque chose qui était devenu absolument intolérable, tout particulièrement en Europe. Nous atteindrons cet objectif, mais nous sommes en train de le préciser, de l'organiser. Un gros travail politique et diplomatique demeure nécessaire, il est devant nous durant les jours et les semaines qui viennent. Je vous en ai ici rapidement donné les prochaines étapes et les principales têtes de chapitre.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 mai 1999)