Texte intégral
Q - Une enquête publiée pendant la Biennale de Venise montre cruellement le recul de l'art français sur le marché international et parle de "déclin inéluctable". Comment l'interprétez-vous ?
R - Cela confirme une tendance ancienne, connue depuis longtemps : la France n'est plus la place artistique centrale, presque dominante, qu'elle était il y a un siècle. D'abord à cause de la Seconde guerre mondiale qui a vu un grand nombre d'artistes européens partir pour les raisons que l'on sait aux Etats-Unis et ensuite avec la disparition des "Grands" nés avec le siècle précédent, Braque, Chagall, Picasso, Giacometti, Matisse On voit bien aujourd'hui que s'il y a 189 pays dans le monde, les choses se jouent en réalité dans ce domaine-là entre 3 ou 4, avec une prédominance écrasante des Etats-Unis - ce n'est pas une surprise -, puis en Europe, de l'Allemagne, et loi derrière, de la Grande-Bretagne, l'Italie, la France et un peu la Suisse. Mais cela ne tient pas qu'à la présence de talents. Cela tient aussi à une réalité géopolitique et à la carte de la richesse mondiale. Si je parle d'"hyperpuissance" à propos des Etats-Unis, c'est parce que cela englobe tout. Cela tient ensuite au fonctionnement du système artistique mondial, aux raisons pour lesquelles galéristes, collectionneurs, conservateurs, commissaires d'exposition, critiques, mécènes reconnaissent ou non tel ou tel artiste et lui confèrent ainsi - quand ce n'est pas l'objectif ! une valeur marchande de niveau international. Je note aussi qu'aux Etats-Unis comme en Allemagne les collectionneurs privés jouent un rôle fondamental, et témoignent d'un réflexe beaucoup plus "patriotique" que les Français. Nos collectionneurs se font un point d'honneur de s'intéresser en priorité à des créateurs étrangers. Les pouvoirs publics, le ministère de la Culture comme le ministère des Affaires étrangères, cherchent depuis longtemps à rééquilibrer cela, à travers des aides pour présenter des artistes français, par exemple via l'AFAA, lors de manifestations comme la Biennale de Venise. Actuellement un grand nombre de galeries françaises n'arrivent à exposer dans des foires internationales que parce qu'elles sont aidées par le ministère des Affaires étrangères ; deuxième paradoxe : aidées par la France, ces galeries présentent surtout des artistes étrangers ; et enfin, troisième paradoxe : elles sont regardées de haut par les autres parce qu'elles ont été subventionnées par les pouvoirs publics ! Même une politique volontariste animée par de bonnes intentions peut avoir du mal à atteindre ses objectifs... Mais il ne faut pas se décourager, il n'y a là rien d'inéluctable, il y a des arts qui périclitent et qui renaissent, des écoles et des modes qui se succèdent, cela va et vient. La place de l'architecture française dans le monde, par exemple, est beaucoup plus grande aujourd'hui qu'il y a vingt ans.
Q - Quand on visite un musée allemand, on ne voit exposés que des artistes allemands, et dans un musée américain, que des artistes américains. Mais, en France, les musées financés par l'Etat présentent des uvres venues de tous horizons... Ne faudrait-il pas plus de "narcissisme"' dans la politique volontariste de l'Etat ?
R - Vous avez raison. Je ne sais pas s'il faut appeler ça du narcissisme, mais il est certain qu'il faudrait un peu plus d'encouragement aux artistes français, à ceux qui travaillent en France, ou qui créent grâce à l'aide de la France. On accepte très bien cette attitude pour le cinéma, ou pour la musique, et on souhaite même que dans ces domaines les autres Européens adoptent des politiques similaires - ce qui n'est pas d'ailleurs du tout leur état d'esprit. Alors pourquoi pas pour les arts plastiques ! Je pense qu'il ne faut pas avoir plus de complexe en matière d'art, pas plus que les Allemands ou les Américains n'en ont. Le sentiment de supériorité qu'on reprochait aux Français n'est plus le problème aujourd'hui dans ce domaine. Et ce n'est pas exclusif, bien au contraire, d'une attitude ouverte et accueillante vis-à-vis des artistes étrangers, dont se nourrit aussi la création française. C'est la clé du rayonnement.
Q - La France ne se replie-t-elle pas sur une définition vieillotte de l'artiste, du peintre ou du musicien à une époque où les créateurs font appel à plusieurs disciplines ?
R - Rien n'empêche les artistes français d'utiliser les modes d'expression les plus actuels et les plus variés, comme on le voit avec Pierre Huyghe à la Biennale de Venise. En fait, c'est presque le contraire, aux Etats-Unis ou en Allemagne on ne trouve pas ridicule de continuer à faire aussi des tableaux, des sculptures. Alors qu'en France il y a, me semble-t-il, la tentation d'une fuite en avant dans des modes d'expression de plus en plus indéfinissables qui produisent des uvres impalpables. C'est un paradoxe. Mais peut-être suis-je influencé par mes goûts personnels ? En tout cas, je crois qu'on ne devrait pas avoir de complexes à aider aussi des créateurs qui continuent à travailler dans les registres dits traditionnels des arts plastiques. Il me semble qu'on pourrait mieux combiner les deux, de même qu'on peut aider à la fois des artistes français et des artistes étrangers liés à la France.
Q - Nous touchons à la question du rayonnement de la culture française et de sa signification. Ce mot de rayonnement, vous l'acceptez en tant que ministre des Affaires étrangères, ou vous paraît-il désuet ?
R - Il n'a rien de désuet. Le mot rayonnement peut s'employer, mais seul, c'est un tout. Un résultat plus qu'un postulat. Si on l'analyse, on s'aperçoit qu'il demeure un foyer de rayonnement formidable, celui de la culture française classique. Dans le monde entier, des gens restent encore aujourd'hui fascinés par ce que la France a produit culturellement contre le XVIIème siècle et le milieu du XXème siècle. Même si certains Français croient que c'est dépassé, cela continue à jouer un rôle énorme dans le désir et l'amour de la France qu'on mesure partout dans le monde dès que l'on voyage. Des musiciens, peintres, romanciers français du passé vivent toujours dans la tête et le cur d'hommes et de femmes, qui souvent d'ailleurs ne comprennent pas pourquoi la France semble s'en désintéresser. C'est un patrimoine immense, qui va en littérature de Ronsard à Michel Foucault et à Marguerite Yourcenar. Mais le rayonnement, c'est aussi la création récente ou actuelle, et il ne faut pas opposer les deux. La mission de l'AFAA - en priorité, mais pas exclusivement - vise à mieux faire connaître des artistes contemporains. Il faut qu'il y ait une dialectique constante patrimoine/création. Beaucoup dans le monde comptent sur la France pour empêcher le nivellement des cultures et des identités du monde par le rouleau compresseur des industries culturelles nord-américaines (le problème serait le même avec des industries culturelles de tout autre pays si elles atteignaient la même puissance). Nous devons donc valoriser toutes les facettes de la culture de notre pays : du patrimoine le plus consacré jusqu'à la création en train de se faire. Et, bien sûr, pour faire aimer cette culture si diverse, il faut à la fois répondre à la demande et faire connaître les créations que le monde ne connaît pas encore. En termes de marché : avoir une politique de la demande et de l'offre.
Q - Il semble qu'on assiste aujourd'hui à un basculement : les arts autrefois dits mineurs, le cirque, le rap, l'art vidéo, apparaissent sur la scène internationale comme la partie émergée de la culture française ?
R - Aujourd'hui, les arts qui n'ont pas à passer par la langue, à commencer par la musique, sont favorisés. Ce basculement est donc le revers d'une contrainte, qui peut finalement s'avérer positif. Et il y a une vraie vitalité de la création en France dans les formes d'expression. La musique "jeune" où l'étranger reconnaît et apprécie la "french touch" est elle aussi, une source de rayonnement formidable. C'est pourquoi j'ai engagé une coopération soutenue entre le ministère des Affaires étrangères et le "Bureau export" de la musique française.
Q - La langue française ne se porte pas très bien si l'on croit les derniers travaux du Haut Conseil de la Francophonie. Faut-il absolument la préserver telle quelle ou doit-elle s'adapter aux mouvements du monde ?
R - La langue, c'est un sujet identitaire vital, c'est notre "disque dur". Se soucier de l'avenir du français est essentiel. Mais il n'y a pas à opposer préservation et adaptation : la préservation est vitale, l'adaptation indispensable. Au nom d'un modernisme acculturé, que je trouve tragique dans son absence de mémoire, cette défense serait dépassée. Il n'y a pas de raison que la France devienne le seul pays, alors même qu'elle dispose de l'une des quelques grandes langues de communication et de culture mondiales, qui considérerait comme ringard de la défendre ! Les Arabes n'ont pas de complexes là-dessus, pas plus que les Chinois, les Japonais, les Russes, ou les Espagnols - portés par le développement de l'espagnol aux Etats-Unis - ni même les Allemands. Ce serait un paradoxe que les élites françaises pensent qu'il est préférable de s'exprimer dans un anglo-américain d'aéroport... Comment faire alors ? On est face à un phénomène tout à fait nouveau, l'ère du "Tout-mauvais-anglais", qui n'a rien à voir avec les évolutions précédentes de la langue. Des spécialistes comme Claude Hagège le disent : les 5 000 langues du monde - qui ne seront plus que 500 - sont potentiellement menacées par la mondialisation, beaucoup sont condamnées, excepté l'anglo-américain. Face à cela, il faut réagir sans complexes. On n'a pas à faire avec le français à une langue repliée sur elle-même, au contraire, sa capacité d'accueil, elle ne la démontre que trop ! Le français est la langue maternelle de 130 millions de gens dans le monde, et 80 autres millions l'apprennent. Ce n'est pas si mal... Nous devons être tout à la fois défensifs et offensifs. Sous-titrons et doublons même les films par exemple, sans dogmatisme - il vaut mieux diffuser des uvres françaises en anglais ou en espagnol que pas du tout. Faisons venir plus d'étudiants étrangers en France même s'ils ne parlent pas français à leur arrivée, pour leur donner le goût de notre culture. Même dans les sciences, il faut être pragmatique : on peut s'exprimer en anglais et en même temps traduire. C'est très bien aussi que nous continuions à forger en français certains mots plutôt que de les reprendre mécaniquement de l'américain. Ce qui est important, c'est de comprendre qu'être moderne ce n'est pas être ouvert à tous vents et cesser d'être soi-même. Si nous n'étions pas capables de lutter pour que la langue française reste demain dans le monde une grande langue de communication et de culture, si l'on trouve cela ringard, alors il faut arrêter tous les discours sur l'exception et la diversité culturelles et assumer la dépersonnalisation, le nivellement programmés.
Q - Les pouvoirs publics ont d'abord parlé d'"exception" puis de "diversité" culturelle. N'est-ce pas un repli ?
R - Au contraire. Le terme d'exception culturelle avait été inventé à la demande des artistes et des cinéastes qui voulaient faire exception pour la culture dans les négociations commerciales internationales. Cela se voulait un dispositif défensif contre le GATT puis l'OMC, pour faire reconnaître que le cinéma, notamment, n'était pas une industrie comme une autre. Un jour la ministre mexicaine des Affaires étrangères m'a dit : "exception", c'est trop défensif, replié sur soi, parlez plutôt de "diversité" et vous trouverez des alliés parmi les très nombreux pays confrontés aux mêmes problèmes. Ce concept de diversité peut, en effet, fédérer tous les pays qui sont attachés à défendre leur culture et leur langue. C'est la même politique, mieux présentée, plus ambitieuse.
Q - Le récent rapport du député Yves Dauge sur le réseau culturel français à l'étranger est assorti de nombreuses critiques. Qu'allez-vous en faire ?
R - Le rapport incisif et stimulant d'Yves Dauge ("Plaidoyer pour le réseau culturel français à l'étranger") devrait nous aider à remédier à un certain nombre d'imperfections du réseau culturel, dues d'abord au manque de moyens (1,24 % du budget de l'Etat pour toutes les missions des Affaires étrangères !) mais aussi à d'autres causes qui dépendent plus directement du ministère des Affaires étrangères et dont nous sommes très conscients. Nous aussi, nous faisons chaque année ce "plaidoyer", et d'abord lors des négociations budgétaires. On doit également améliorer le statut des centres, la gestion des carrières, la répartition géographique issue de l'Histoire. Je suis d'accord par exemple avec l'idée qu'il faut encore plus diversifier le réseau des directeurs de centres, constitué encore à 60 % par des enseignants. J'ai l'intention de tirer le plus grand profit de ce rapport et j'ai demandé qu'on l'étudie en détail.
Q - Avez-vous l'impression, en tant que ministre des Affaires étrangères, de pouvoir réfléchir et de tenter d'inventer une nouvelle définition des rapports de force qui permette de renforcer l'identité de la France dans le monde ?
R - Vaste programme ! Je m'emploie pour ma part à contribuer à cette réflexion et à ce renforcement, mais cela devrait concerner chacun de nous. J'essaie notamment d'introduire une vision plus lucide et plus exacte du monde "global" nouveau, du poids réel et du rôle de la France - sans prétention ni sous-estimation de soi - parce que je pense qu'on y gagnera en confiance en nous, en cohérence de notre démarche, et donc en influence. C'est pour ça que je rappelle sans cesse que s'il n'y a qu'une hyperpuissance sur 189 pays, nous ne sommes pas une puissance "moyenne" (la 94ème sur 189 pays ?, la 15ème sur une trentaine de "puissances" vraies ?) et que nous devons aborder avec optimisme la mondialisation car nous avons des cartes qui ne sont pas négligeables si nous savons les jouer.
Q - Je vous ai vu à l'Opéra, puis dans une librairie. Quels sont vos plaisirs culturels les plus récents ?
R - La relecture de "L'Empire des steppes" pendant un vol Pékin-Paris, un retour à Vézelay en compagnie de Joschka Fischer, avec une pensée pour Jules Roy, la feria d'Arles, la visite de la nouvelle chancellerie à Berlin, une magnifique exposition Rothko à la Fondation Beyerler, la découverte du grand peintre noir américain Jacob Lawrence, quelques opéras... Et toujours des livres, très divers, beaucoup de livres. Tout cela m'est indispensable, comme une respiration dans les interstices de mon emploi du temps.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 août 2001)
R - Cela confirme une tendance ancienne, connue depuis longtemps : la France n'est plus la place artistique centrale, presque dominante, qu'elle était il y a un siècle. D'abord à cause de la Seconde guerre mondiale qui a vu un grand nombre d'artistes européens partir pour les raisons que l'on sait aux Etats-Unis et ensuite avec la disparition des "Grands" nés avec le siècle précédent, Braque, Chagall, Picasso, Giacometti, Matisse On voit bien aujourd'hui que s'il y a 189 pays dans le monde, les choses se jouent en réalité dans ce domaine-là entre 3 ou 4, avec une prédominance écrasante des Etats-Unis - ce n'est pas une surprise -, puis en Europe, de l'Allemagne, et loi derrière, de la Grande-Bretagne, l'Italie, la France et un peu la Suisse. Mais cela ne tient pas qu'à la présence de talents. Cela tient aussi à une réalité géopolitique et à la carte de la richesse mondiale. Si je parle d'"hyperpuissance" à propos des Etats-Unis, c'est parce que cela englobe tout. Cela tient ensuite au fonctionnement du système artistique mondial, aux raisons pour lesquelles galéristes, collectionneurs, conservateurs, commissaires d'exposition, critiques, mécènes reconnaissent ou non tel ou tel artiste et lui confèrent ainsi - quand ce n'est pas l'objectif ! une valeur marchande de niveau international. Je note aussi qu'aux Etats-Unis comme en Allemagne les collectionneurs privés jouent un rôle fondamental, et témoignent d'un réflexe beaucoup plus "patriotique" que les Français. Nos collectionneurs se font un point d'honneur de s'intéresser en priorité à des créateurs étrangers. Les pouvoirs publics, le ministère de la Culture comme le ministère des Affaires étrangères, cherchent depuis longtemps à rééquilibrer cela, à travers des aides pour présenter des artistes français, par exemple via l'AFAA, lors de manifestations comme la Biennale de Venise. Actuellement un grand nombre de galeries françaises n'arrivent à exposer dans des foires internationales que parce qu'elles sont aidées par le ministère des Affaires étrangères ; deuxième paradoxe : aidées par la France, ces galeries présentent surtout des artistes étrangers ; et enfin, troisième paradoxe : elles sont regardées de haut par les autres parce qu'elles ont été subventionnées par les pouvoirs publics ! Même une politique volontariste animée par de bonnes intentions peut avoir du mal à atteindre ses objectifs... Mais il ne faut pas se décourager, il n'y a là rien d'inéluctable, il y a des arts qui périclitent et qui renaissent, des écoles et des modes qui se succèdent, cela va et vient. La place de l'architecture française dans le monde, par exemple, est beaucoup plus grande aujourd'hui qu'il y a vingt ans.
Q - Quand on visite un musée allemand, on ne voit exposés que des artistes allemands, et dans un musée américain, que des artistes américains. Mais, en France, les musées financés par l'Etat présentent des uvres venues de tous horizons... Ne faudrait-il pas plus de "narcissisme"' dans la politique volontariste de l'Etat ?
R - Vous avez raison. Je ne sais pas s'il faut appeler ça du narcissisme, mais il est certain qu'il faudrait un peu plus d'encouragement aux artistes français, à ceux qui travaillent en France, ou qui créent grâce à l'aide de la France. On accepte très bien cette attitude pour le cinéma, ou pour la musique, et on souhaite même que dans ces domaines les autres Européens adoptent des politiques similaires - ce qui n'est pas d'ailleurs du tout leur état d'esprit. Alors pourquoi pas pour les arts plastiques ! Je pense qu'il ne faut pas avoir plus de complexe en matière d'art, pas plus que les Allemands ou les Américains n'en ont. Le sentiment de supériorité qu'on reprochait aux Français n'est plus le problème aujourd'hui dans ce domaine. Et ce n'est pas exclusif, bien au contraire, d'une attitude ouverte et accueillante vis-à-vis des artistes étrangers, dont se nourrit aussi la création française. C'est la clé du rayonnement.
Q - La France ne se replie-t-elle pas sur une définition vieillotte de l'artiste, du peintre ou du musicien à une époque où les créateurs font appel à plusieurs disciplines ?
R - Rien n'empêche les artistes français d'utiliser les modes d'expression les plus actuels et les plus variés, comme on le voit avec Pierre Huyghe à la Biennale de Venise. En fait, c'est presque le contraire, aux Etats-Unis ou en Allemagne on ne trouve pas ridicule de continuer à faire aussi des tableaux, des sculptures. Alors qu'en France il y a, me semble-t-il, la tentation d'une fuite en avant dans des modes d'expression de plus en plus indéfinissables qui produisent des uvres impalpables. C'est un paradoxe. Mais peut-être suis-je influencé par mes goûts personnels ? En tout cas, je crois qu'on ne devrait pas avoir de complexes à aider aussi des créateurs qui continuent à travailler dans les registres dits traditionnels des arts plastiques. Il me semble qu'on pourrait mieux combiner les deux, de même qu'on peut aider à la fois des artistes français et des artistes étrangers liés à la France.
Q - Nous touchons à la question du rayonnement de la culture française et de sa signification. Ce mot de rayonnement, vous l'acceptez en tant que ministre des Affaires étrangères, ou vous paraît-il désuet ?
R - Il n'a rien de désuet. Le mot rayonnement peut s'employer, mais seul, c'est un tout. Un résultat plus qu'un postulat. Si on l'analyse, on s'aperçoit qu'il demeure un foyer de rayonnement formidable, celui de la culture française classique. Dans le monde entier, des gens restent encore aujourd'hui fascinés par ce que la France a produit culturellement contre le XVIIème siècle et le milieu du XXème siècle. Même si certains Français croient que c'est dépassé, cela continue à jouer un rôle énorme dans le désir et l'amour de la France qu'on mesure partout dans le monde dès que l'on voyage. Des musiciens, peintres, romanciers français du passé vivent toujours dans la tête et le cur d'hommes et de femmes, qui souvent d'ailleurs ne comprennent pas pourquoi la France semble s'en désintéresser. C'est un patrimoine immense, qui va en littérature de Ronsard à Michel Foucault et à Marguerite Yourcenar. Mais le rayonnement, c'est aussi la création récente ou actuelle, et il ne faut pas opposer les deux. La mission de l'AFAA - en priorité, mais pas exclusivement - vise à mieux faire connaître des artistes contemporains. Il faut qu'il y ait une dialectique constante patrimoine/création. Beaucoup dans le monde comptent sur la France pour empêcher le nivellement des cultures et des identités du monde par le rouleau compresseur des industries culturelles nord-américaines (le problème serait le même avec des industries culturelles de tout autre pays si elles atteignaient la même puissance). Nous devons donc valoriser toutes les facettes de la culture de notre pays : du patrimoine le plus consacré jusqu'à la création en train de se faire. Et, bien sûr, pour faire aimer cette culture si diverse, il faut à la fois répondre à la demande et faire connaître les créations que le monde ne connaît pas encore. En termes de marché : avoir une politique de la demande et de l'offre.
Q - Il semble qu'on assiste aujourd'hui à un basculement : les arts autrefois dits mineurs, le cirque, le rap, l'art vidéo, apparaissent sur la scène internationale comme la partie émergée de la culture française ?
R - Aujourd'hui, les arts qui n'ont pas à passer par la langue, à commencer par la musique, sont favorisés. Ce basculement est donc le revers d'une contrainte, qui peut finalement s'avérer positif. Et il y a une vraie vitalité de la création en France dans les formes d'expression. La musique "jeune" où l'étranger reconnaît et apprécie la "french touch" est elle aussi, une source de rayonnement formidable. C'est pourquoi j'ai engagé une coopération soutenue entre le ministère des Affaires étrangères et le "Bureau export" de la musique française.
Q - La langue française ne se porte pas très bien si l'on croit les derniers travaux du Haut Conseil de la Francophonie. Faut-il absolument la préserver telle quelle ou doit-elle s'adapter aux mouvements du monde ?
R - La langue, c'est un sujet identitaire vital, c'est notre "disque dur". Se soucier de l'avenir du français est essentiel. Mais il n'y a pas à opposer préservation et adaptation : la préservation est vitale, l'adaptation indispensable. Au nom d'un modernisme acculturé, que je trouve tragique dans son absence de mémoire, cette défense serait dépassée. Il n'y a pas de raison que la France devienne le seul pays, alors même qu'elle dispose de l'une des quelques grandes langues de communication et de culture mondiales, qui considérerait comme ringard de la défendre ! Les Arabes n'ont pas de complexes là-dessus, pas plus que les Chinois, les Japonais, les Russes, ou les Espagnols - portés par le développement de l'espagnol aux Etats-Unis - ni même les Allemands. Ce serait un paradoxe que les élites françaises pensent qu'il est préférable de s'exprimer dans un anglo-américain d'aéroport... Comment faire alors ? On est face à un phénomène tout à fait nouveau, l'ère du "Tout-mauvais-anglais", qui n'a rien à voir avec les évolutions précédentes de la langue. Des spécialistes comme Claude Hagège le disent : les 5 000 langues du monde - qui ne seront plus que 500 - sont potentiellement menacées par la mondialisation, beaucoup sont condamnées, excepté l'anglo-américain. Face à cela, il faut réagir sans complexes. On n'a pas à faire avec le français à une langue repliée sur elle-même, au contraire, sa capacité d'accueil, elle ne la démontre que trop ! Le français est la langue maternelle de 130 millions de gens dans le monde, et 80 autres millions l'apprennent. Ce n'est pas si mal... Nous devons être tout à la fois défensifs et offensifs. Sous-titrons et doublons même les films par exemple, sans dogmatisme - il vaut mieux diffuser des uvres françaises en anglais ou en espagnol que pas du tout. Faisons venir plus d'étudiants étrangers en France même s'ils ne parlent pas français à leur arrivée, pour leur donner le goût de notre culture. Même dans les sciences, il faut être pragmatique : on peut s'exprimer en anglais et en même temps traduire. C'est très bien aussi que nous continuions à forger en français certains mots plutôt que de les reprendre mécaniquement de l'américain. Ce qui est important, c'est de comprendre qu'être moderne ce n'est pas être ouvert à tous vents et cesser d'être soi-même. Si nous n'étions pas capables de lutter pour que la langue française reste demain dans le monde une grande langue de communication et de culture, si l'on trouve cela ringard, alors il faut arrêter tous les discours sur l'exception et la diversité culturelles et assumer la dépersonnalisation, le nivellement programmés.
Q - Les pouvoirs publics ont d'abord parlé d'"exception" puis de "diversité" culturelle. N'est-ce pas un repli ?
R - Au contraire. Le terme d'exception culturelle avait été inventé à la demande des artistes et des cinéastes qui voulaient faire exception pour la culture dans les négociations commerciales internationales. Cela se voulait un dispositif défensif contre le GATT puis l'OMC, pour faire reconnaître que le cinéma, notamment, n'était pas une industrie comme une autre. Un jour la ministre mexicaine des Affaires étrangères m'a dit : "exception", c'est trop défensif, replié sur soi, parlez plutôt de "diversité" et vous trouverez des alliés parmi les très nombreux pays confrontés aux mêmes problèmes. Ce concept de diversité peut, en effet, fédérer tous les pays qui sont attachés à défendre leur culture et leur langue. C'est la même politique, mieux présentée, plus ambitieuse.
Q - Le récent rapport du député Yves Dauge sur le réseau culturel français à l'étranger est assorti de nombreuses critiques. Qu'allez-vous en faire ?
R - Le rapport incisif et stimulant d'Yves Dauge ("Plaidoyer pour le réseau culturel français à l'étranger") devrait nous aider à remédier à un certain nombre d'imperfections du réseau culturel, dues d'abord au manque de moyens (1,24 % du budget de l'Etat pour toutes les missions des Affaires étrangères !) mais aussi à d'autres causes qui dépendent plus directement du ministère des Affaires étrangères et dont nous sommes très conscients. Nous aussi, nous faisons chaque année ce "plaidoyer", et d'abord lors des négociations budgétaires. On doit également améliorer le statut des centres, la gestion des carrières, la répartition géographique issue de l'Histoire. Je suis d'accord par exemple avec l'idée qu'il faut encore plus diversifier le réseau des directeurs de centres, constitué encore à 60 % par des enseignants. J'ai l'intention de tirer le plus grand profit de ce rapport et j'ai demandé qu'on l'étudie en détail.
Q - Avez-vous l'impression, en tant que ministre des Affaires étrangères, de pouvoir réfléchir et de tenter d'inventer une nouvelle définition des rapports de force qui permette de renforcer l'identité de la France dans le monde ?
R - Vaste programme ! Je m'emploie pour ma part à contribuer à cette réflexion et à ce renforcement, mais cela devrait concerner chacun de nous. J'essaie notamment d'introduire une vision plus lucide et plus exacte du monde "global" nouveau, du poids réel et du rôle de la France - sans prétention ni sous-estimation de soi - parce que je pense qu'on y gagnera en confiance en nous, en cohérence de notre démarche, et donc en influence. C'est pour ça que je rappelle sans cesse que s'il n'y a qu'une hyperpuissance sur 189 pays, nous ne sommes pas une puissance "moyenne" (la 94ème sur 189 pays ?, la 15ème sur une trentaine de "puissances" vraies ?) et que nous devons aborder avec optimisme la mondialisation car nous avons des cartes qui ne sont pas négligeables si nous savons les jouer.
Q - Je vous ai vu à l'Opéra, puis dans une librairie. Quels sont vos plaisirs culturels les plus récents ?
R - La relecture de "L'Empire des steppes" pendant un vol Pékin-Paris, un retour à Vézelay en compagnie de Joschka Fischer, avec une pensée pour Jules Roy, la feria d'Arles, la visite de la nouvelle chancellerie à Berlin, une magnifique exposition Rothko à la Fondation Beyerler, la découverte du grand peintre noir américain Jacob Lawrence, quelques opéras... Et toujours des livres, très divers, beaucoup de livres. Tout cela m'est indispensable, comme une respiration dans les interstices de mon emploi du temps.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 août 2001)