Interview de M. Jean-Marc Ayrault, président du Groupe socialiste à l'Assemblée nationale, à RTL le 26 septembre 2000, sur l'affaire de la cassette enregistrée par Jean-Claude Méry, détenue par Dominique Stauss-Kahn et mettant en cause Jacques Chirac, et sur l'avenir de la cohabitation

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral


O. Mazerolle D. Strauss-Kahn a détenu une cassette explosive ; il ne l'a pas regardée, le Premier ministre n'en a pas été informé. Cela vous paraît crédible ?
- "Eh bien, non. C'est pour cela que D. Strauss-Kahn, comme nous l'avons tous demandé hier au début de nos journées parlementaires, doit s'expliquer, doit faire toute la lumière. Tout le monde l'attend, l'opinion publique et les socialistes en premier lieu, parce que c'est une affaire ..."
Quand il dit : je ne l'ai pas regardée, vous ne le croyez pas ?
- "Cela ne me paraît pas crédible. En tout cas, qu'il s'explique. Hier matin, lorsque les députés et les sénateurs sont arrivés, pour la plupart d'entre eux, ils venaient de l'apprendre - c'était mon cas, très tôt, à 5 heures et demi du matin, en écoutant la radio - ils étaient tous sonnés. C'était comme un coup à l'estomac, mais aussi au coeur, parce qu'ils avaient l'impression qu'il y avait là une vraie dérive, qu'ils avaient été trompés."
Si vous pensez qu'il l'a regardée, croyez-vous crédible qu'il n'en ait pas parlé à son ami le Premier ministre, L. Jospin ?
- "C'est tout à fait ce genre de pratiques et de comportements, je dirais légers, qui sont tout à fait étrangers à l'idée que se fait L. Jospin de la politique. Vous disiez tout à l'heure que je participe à certaines réunions. Donc je vois souvent L. Jospin, l'homme public tel qu'il est, qu'on connaît. Mais l'homme, en privé, même s'il est encore dans ses fonctions, a beaucoup de rigueur et beaucoup d'exigences morales. Il souhaite que ce soit partagé par tous et que cela se fasse dans tous les milieux politiques, sinon les Français vont finir par se dégoûter de ce jeu politique qui n'est pas intéressant, parce que c'est très éloigné de leurs propres préoccupations et de leur vie telle qu'elle est. C'est pour cela d'ailleurs qu'hier matin, les députés et les sénateurs étaient mécontents, parce qu'ils reviennent de leurs circonscriptions, ils sont prêts à se mettre au travail à l'Assemblée nationale et au Sénat, et ils viennent avec les mêmes préoccupations que les Français. Ils ont envie que les choses avancent dans la bonne direction."
Vous en voulez à D. Strauss-Kahn, ce matin ?
- "Qu'il s'explique. Je crois qu'il doit le faire, semble-t-il, sur une autre radio, mais enfin, le mal est fait."
Le mal est fait. Vous devez l'exclure, lui demandez de démissionner du PS ? Les députés socialistes en parlaient hier.
- "Nous ne sommes ni juges ni procureurs. Sur ce dossier, il faut absolument que la justice fasse son travail. C'est ce qu'elle est en train de faire en toute indépendance et sans qu'on lui donne des consignes. Je voudrais ajouter quelque chose : c'est qu'il ne faudrait pas que l'arbre D. Strauss-Kahn cache la forêt de cette affaire contenue dans cette "cassette mairie de Paris." Parce qu'on sait bien qu'est décrit dans cette cassette, tel que le Monde l'a publiée, tout un système, qui date peut-être d'une époque, qui concerne le RPR et d'autres partis de l'opposition actuelle. Et puis le Président de la République lui-même ! N'oublions pas que le Président de la République est concerné. S'il n'était protégé par la décision du Conseil constitutionnel, cela serait vraiment très grave."
Vous regrettez cette décision du Conseil constitutionnel ?
- "Je respecte toutes les décisions du Conseil constitutionnel. On est dans un Etat de droit. Mais cela n'épuise pas le sujet. C'est pour cela que la justice a beaucoup de travail à faire. Je crois que c'est de l'intérêt de la démocratie que ce travail se fasse pour qu'on en revienne à l'essentiel, c'est-à-dire à la vie politique. Qu'elle ne soit plus occupée par ces odeurs d'arrière-cuisine."
Hier matin, le Président de la République tout de même demandait des comptes au Premier ministre. Il lui dit : "diligentez une enquête fiscale..."
- "Le Premier ministre fait son travail : il a donné des instructions au ministre des Finances. Il fait son devoir : il donne à la justice tous les éléments dont elle pourrait avoir besoin. Mais le Président de la République n'a pas à donner de consignes. En tout cas J. Chirac est mal placé pour en donner, me semble-t-il."
Pourquoi ?
- "Qu'il reste à sa place de Chef de l'Etat protégé par le Conseil constitutionnel. Je pense que sa réputation n'est pas glorieuse, et je crois qu'il ferait bien de réfléchir à la suite des événements. Je crois que la suite des événements, c'est le déroulement normal de la justice."
Vous souhaiteriez que des magistrats l'entendent ?
- "C'est l'affaire des magistrats. Moi, je ne me prononcerai pas sur ce sujet. Laissons-les travailler en toute indépendance et surtout revenons à l'essentiel des préoccupations des Français. C'est ce qu'on voudrait faire, nous les parlementaires, puisque dans quelques jours, nous allons siéger à l'Assemblée nationale. Nous aurons des lois à voter qui concernent la vie des Français."
Dans la cassette dont vous parliez, on voit J.-C. Méry dire : "le RPR a reçu de l'argent, J. Chirac était même présent à un moment donné lorsque cet argent a été versé." Mais le PS aussi en a reçu à une époque, d'ailleurs, où L. Jospin était premier secrétaire. Est-ce que les deux hommes ne sont pas éclaboussés ? Est-ce que leurs sorts ne sont pas liés ?
- "Cela ne rend pas service à la crédibilité de la politique, c'est vrai. Mais n'oublions pas qu'il y a eu une époque où le financement des partis politiques n'était pas assuré. Les différents partis politiques - tous - ont eu à faire à des expédients, en utilisant des méthodes qui ne sont ni légales ni morales. Le PS en a beaucoup souffert. Il y a eu des conséquences à la fois judiciaires et politiques et il a mis fin à tous ces systèmes de bureaux d'études. C'est le gouvernement de M. Rocard qui est à l'origine d'une loi de financement des partis politiques, avec laquelle nous vivons maintenant, en espérant évidemment que toutes les formations politiques s'y conforment. J'espère en tout cas que c'est le cas partout."
En principe, il y a encore un an et demi de cohabitation. A partir du moment où les deux têtes de l'exécutif, le Président de la République et le Premier ministre, sont éclaboussés par cette histoire, vous croyez que cette cohabitation peut continuer, comme cela, dans un duel sans merci ? C'est leur avenir qui est en cause.
- "Oui enfin, c'est l'avenir du pays qui est en cause. Je crois qu'on peut faire confiance à L. Jospin pour respecter les devoirs de sa charge, c'est-à-dire continuer à gouverner avec le dévouement et le sérieux qu'on lui connaît. Ce matin, il va prononcer un discours devant les parlementaires, qui doit être un discours fort. Il va à la fois dire d'où nous venons - n'oublions pas 97, la dissolution, tout ce que ce Gouvernement et cette majorité ont fait - je pense à la lutte contre le chômage- et tout ce que nous voulons faire, dans quelle direction nous voulons aller. Je crois que les Français, aujourd'hui, ont besoin de repères et de sens politique, de direction, d'orientation. C'est tout le travail que va faire L. Jospin, sans se laisser détourner par des polémiques et des petites opérations sordides, comme on l'a entendu ce matin sur votre antenne. Quand j'entends M. Devedjian, je crois que cela ramène vraiment la politique vers le bas. Je pense que ce n'est pas l'intérêt de la France de ramener toujours la politique vers le bas et le degré zéro de la politique. Ce n'est pas rendre service au pays."
Tout à l'heure, vous parliez de système qui concerne le RPR et le Président de la République lui-même, disiez-vous. Le Premier ministre peut-il continuer à fréquenter le Président de la République sans problème ?
- "Oui, bien sûr. On sait bien que les deux hommes sont des adversaires politiques."
Mais les coups sont féroces.
- "En tout cas, je crois qu'il y a des responsabilités d'Etat et J. Chirac doit les avoir en tête. C'est vrai que son comportement politique ne relève pas le niveau de la politique. Voyez l'affaire du référendum. C'est quand même grave : 70 % des Français ne sont pas venus voter ; 16 à 17 % de votes blanc et nul. Et le Président de la République appelle les Français à venir au référendum en disant : "si vous votez "oui", ce sera bien, si vous votez "non", ce sera bien aussi." Et qui dit : "mais finalement, si vous avez dix minutes à perdre, venez donc quand même voter." Alors il ne faut pas s'étonner, quand on a un tel discours, des résultats. Ce qui m'a vraiment choqué de la part de J. Chirac, c'est que le soir du référendum, une fois que le vote est intervenu, il nous dessine un grand projet de renforcement de la démocratie, de modernisation de la vie publique, une nouvelle étape de tous les thèmes qu'on connaît sur la réforme des institutions ... Pourquoi n'a-t-il pas tenu ce discours avant ? Cela n'a pas de sens. On était dans une situation totalement surréaliste. Je trouve que J. Chirac a une conception très populiste, légère de la politique. Il a été élu sur une tromperie - contre la fracture sociale - et, avec A. Juppé, il a fait exactement l'inverse. Ce n'est pas du tout la conception de la politique de L. Jospin. Ce n'est pas la nôtre non plus."
Dans ce contexte, il y a un changement de calendrier ? Présidentielles, puis législatives ?
- "La vie politique est faite aussi de moments difficiles, d'épreuves et de satisfactions. Là, c'est une épreuve. Je pense que nous avons la capacité de la surmonter en pensant à l'essentiel, c'est-à-dire continuer à faire reculer le chômage et, en ce moment, réfléchir à un meilleur partage des fruits de la croissance. C'est ce que les Français attendent."
(Source http://sig.premier-ministre le 20 décembre 2000)