Interview de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec France Inter le 11 mars 2014, sur la situation en Ukraine et en Centrafrique.

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Média : France Inter

Texte intégral

PATRICK COHEN
Votre invité à Paris à présent, le ministre des Affaires étrangères, Clara DUPONT-MONOD.
CLARA DUPONT-MONOD
Bonjour Laurent FABIUS.
LAURENT FABIUS
Bonjour.
CLARA DUPONT-MONOD
Le 16 mars aura normalement lieu le référendum en Crimée, si ce référendum aboutit au rattachement de la Crimée à la Russie, Laurent FABIUS, que fera l'Europe ?
LAURENT FABIUS
Des sanctions, des sanctions parce que le vote est illégal, et l'annexion de la Crimée par la Russie serait également illégale. Et donc on ne peut pas accepter quelque chose d'illégal, et en même temps qui va avoir des conséquences très lourdes, parce que ça veut dire la déstabilisation de l'Ukraine. L'Ukraine, elle est entre l'Union européenne et la Russie, et l'intérêt à la fois de la Russie et de l'Union européenne et de l'Ukraine, c'est de rester stable, mais l'action russe a évidemment tout bouleversé.
CLARA DUPONT-MONOD
Et les sanctions seraient de quel ordre ?
LAURENT FABIUS
Alors, peut-être d'ailleurs seront-elles prises dès cette semaine, j'ai eu hier John KERRY au téléphone hier soir, et j'avais eu mon collègue chinois, mon collègue polonais, mon collègue allemand, et mon collègue ukrainien. Nous avons pris un premier train de sanctions, maintenant, nous avons envoyé, par l'intermédiaire de John KERRY, une proposition aux Russes disant : essayons de faire baisser la désescalade, nous, notre position, c'est fermeté et recherche du dialogue. Donc nous leur avons envoyé une proposition pour cette désescalade, ils n'ont pas encore répondu, s'ils répondent positivement, John KERRY ira à Moscou, et à ce moment-là, les sanctions ne sont pas immédiates. S'ils ne répondent pas, ou s'ils répondent négativement, à ce moment-là, il y aura un train de sanctions qui peut être pris dès cette semaine, et qui consisteront à des gels d'avoirs personnels à l'égard de Russes ou d'Ukrainiens, et à des sanctions sur les déplacements en matière de visa.
CLARA DUPONT-MONOD
L'Europe est unie sur le détail de ces sanctions ?
LAURENT FABIUS
Oui, oui, oui, oui…
CLARA DUPONT-MONOD
Totalement ?
LAURENT FABIUS
Oui, et c'est absolument indispensable, il y a des pays qui sont plus proches de l'Ukraine, moins proches de l'Ukraine, mais si on veut être… essayer d'être efficace par rapport à cette violation évidente du droit international, l'Europe doit être unie, elle l'a été dans la première phase, elle le sera dans la deuxième.
CLARA DUPONT-MONOD
Parce que l'Allemagne misait plus sur un compromis vis-à-vis de l'Ukraine, la France durcissait plus le ton…
LAURENT FABIUS
Oui, non, nous sommes un peu, si je puis dire, au milieu dans ce qu'on appelle le triangle de Weimar, le triangle de Weimar, c'est l'Allemagne, la Pologne, la France, l'Allemagne, compte tenu de sa culture, compte tenu de ses liens géographiques, etc., cherche, mais elle a raison, une solution diplomatique. La Pologne cherche aussi, mais évidemment, compte tenu de son expérience, elle est plus dure. Et nous, nous sommes un petit peu le pont entre tout cela, c'est-à-dire, une attitude ferme, donc les sanctions, parce que le comportement des Russes est inacceptable, est contraire au droit international, mais en même temps, nous voulons une solution politique. Donc nous proposons des chemins de désescalade, les Russes vont les saisir ou pas. De toutes les manières, le vote – vous faisiez allusion au vote du 16 mars, s'il a lieu en Crimée – le seul vote légitime, c'est le vote du 25 mai pour le président de la République en Ukraine. Le vote du 16 mars n'a aucune légitimité.
CLARA DUPONT-MONOD
Et justement, du côté ukrainien, Laurent FABIUS, faites-vous confiance à l'actuel nouveau gouvernement ukrainien ?
LAURENT FABIUS
Oui, oui, oui, oui, d'ailleurs, je vais vous révéler un scoop, vous vous rappelez, on en parlait avant d'entrer dans ce studio, que le 20 février, à la fois, mon collègue allemand, mon collègue polonais et moi-même sommes allés discuter à Kiev pour arrêter les massacres qui avaient lieu à Kiev entre Ukrainiens. Nous y avons réussi. Et pendant la discussion que nous avions avec IANOUKOVITCH, nous avons examiné la question de qui serait Premier ministre, puisqu'on comprenait bien que la majorité allait basculer. Et il était évident pour nous, y compris pour IANOUKOVITCH, que le Premier ministre allait être monsieur IATSENIOUK. Et donc il y a eu acceptation de ce Premier ministre, y compris par IANOUKOVITCH, donc quand on lui dit aujourd'hui, c'est des Russes qui disent ça, que ce gouvernement n'a aucune légitimité, c'est faux, le gouvernement a été installé régulièrement par la Rada, c'est-à-dire par le Parlement ukrainien, et il a toute légitimité, gouvernement provisoire jusqu'aux élections du 25 mai.
CLARA DUPONT-MONOD
Alors Kiev est en train de placer ses oligarques à l'est du pays, les mêmes oligarques qui étaient conspués place Maïdan, est-ce que vous ne craignez pas qu'une forme de pragmatisme prenne le pas sur des grands idéaux ?
LAURENT FABIUS
Eh bien, il faut être pragmatique aussi, et il est évident que le gouvernement actuel, en Ukraine, cherche à opérer le plus large rassemblement, donc il ne prend pas seulement ses partisans, il essaie de rassembler, et parmi ses éléments de rassemblement, il fait appel à des gens, je dirais, qui ont pignon sur rue. Mais je comprends tout à fait ça. Maintenant, quand on accuse ce gouvernement d'être d'extrême droite, c'est faux, c'est faux, il y a trois membres du parti Svoboda, qui est un parti plus à droite que les autres, mais l'extrême droite n'est pas au sein du gouvernement.
CLARA DUPONT-MONOD
Direction la Centrafrique, Laurent FABIUS, vous rencontrez ce matin votre homologue centrafricain, Toussaint KONGO-DOUDOU, il a supplié l'ONU de venir en aide à son pays, résultat, c'est le déploiement de 12.000 casques bleus qui serait prévu cet automne ; cet automne, est-ce que ce n'est pas un peu tard ?
LAURENT FABIUS
Oui, alors la République centrafricaine, comme la France, souhaite que les forces actuelles, qui sont à la fois les Français et les Africains, soient relayées par ce qu'on appelle une opération de maintien de la paix, décidée par l'ONU. Ça a été difficile à obtenir, et finalement, c'est en voie d'être obtenu. Simplement, il y a des délais entre le moment où on le décide et le moment où c'est sur le terrain.
CLARA DUPONT-MONOD
Mais c'est une course contre la montre qui se joue là…
LAURENT FABIUS
Exactement. Donc la date de mise effective sur le terrain, c'est le 15 septembre, mais nous avons demandé, et j'espère que nous allons l'obtenir, que, entre aujourd'hui et le 15 septembre, il y ait une certaine montée en régime, et en particulier, de policiers. Et l'Union africaine vient de décider l'envoi de policiers.
CLARA DUPONT-MONOD
Il vaut mieux des policiers antiémeutes que des soldats ?
LAURENT FABIUS
Il faut les deux, parce qu'ils ne font pas le même travail, les soldats font et remarquablement d'ailleurs le travail qu'on leur a demandé, mais pour ce qui est, si vous voulez, le maintien de l'ordre, et éviter que les communautés se retournent les unes contre les autres, les policiers sont très utiles. Vous avez noté aussi en Centrafrique, même si ça reste très compliqué, que pour la première fois, les soldes ont été payées, alors que ça faisait plusieurs mois que la Centrafrique n'avait pas pu payer ses fonctionnaires et ses pensionnés. Nous sommes intervenus, en particulier le président François HOLLANDE, et les soldes ont été payées grâce à l'action des pays africains qui entourent la Centrafrique. Donc les choses, de ce point de vue-là, vont un peu mieux, mais ça reste difficile. Et je veux une nouvelle fois rendre hommage à l'action des militaires français, que je voyais il y a peu de temps, qui font vraiment un travail magnifique.
CLARA DUPONT-MONOD
Alors justement, vous parliez du rétablissement progressif de l'ordre et de l'Etat, encore que c'est un établissement tout court de l'Etat au stade où on en est, il faut donc une police, une justice, il faut des élections, le budget de cette opération en RCA est évalué entre 500 et 800 millions de dollars annuels. Qui va payer ?
LAURENT FABIUS
L'organisation des Nations Unies, c'est une des raisons pour lesquelles nous voulons que l'opération de maintien de la paix, sous contrôle des Nations Unies, soit prise en charge rapidement, une partie, l'Union africaine, quant à la France, puisque je pense que c'est aussi le sens de votre question, le ministre de la Défense, puisque c'était essentiellement des dépenses militaires, a chiffré cela sur une année à environ 200.000.
CLARA DUPONT-MONOD
Donc en tout cas pour ce qui est de la RCA, vous écartez le risque de l'enlisement, pour vous, ça n'est plus un risque à prendre en considération maintenant ?
LAURENT FABIUS
Eh bien, nous travaillons, nous agissons pour qu'il n'y ait pas d'enlisement, mais il n'y aura pas d'enlisement, mais en même temps, ce serait une illusion de croire que tout est terminé dans trois mois, non, c'est une action de longue haleine. Quant aux Français, ils étaient présents avant, il y avait 400 hommes, maintenant, nous sommes montés à 2.000 hommes, il va y avoir le relais de l'Organisation des Nations Unies, nous laisserons un certain nombre de troupes, bien sûr, mais ensuite, nous redescendrons.
CLARA DUPONT-MONOD
Les sondages récents, Laurent FABIUS, vous couvrent de roses, FABIUS en tête, FABIUS, le retour en grâce, titrent les journaux, vous êtes jugé bon ministre, solide, compétent…
LAURENT FABIUS
Arrêtez, arrêtez !
CLARA DUPONT-MONOD
Eh bien, non, mais ce n'est pas moi, vous êtes aussi jugé froid quand même, je vous l'annonce, c'est LE PARISIEN de dimanche dernier qui faisait état de 60% aussi de froid et distant. Vous êtes surtout jugé Premier ministrable, alors évidemment, en ces temps de rumeurs de remaniement, Laurent FABIUS, est-ce que vous songez à devenir Premier ministre ?
LAURENT FABIUS
Je reconnais votre conscience professionnelle qui consiste…
CLARA DUPONT-MONOD
N'est-ce pas ?
LAURENT FABIUS
Qui consiste à me poser la question, et je répondrai ce que j'ai déjà répondu, je suis très bien là où je suis, je dirige sous l'autorité de François HOLLANDE la politique étrangère, les Français soutiennent cette politique étrangère, et je souhaite continuer.
CLARA DUPONT-MONOD
Donc vous n'y pensez pas le matin en vous rasant ?
LAURENT FABIUS
Non, et je pense en me rasant surtout à ne pas me couper.
CLARA DUPONT-MONOD
Merci Laurent FABIUS. Bonne journée.
PATRICK COHEN
Ce qui est un bon conseil évidemment. Merci beaucoup Clara DUPONT-MONOD pour cette interview.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 11 mars 2014