Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur le rôle historique de la construction européenne, l'élargissement de l'Union notamment à la République tchèque et la réforme des institutions communautaires, Prague le 25 juin 2001.

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Circonstance : Visite de M. Pierre Moscovici en République tchèque le 25 juin 2001-intervention à l'université Charles de Prague

Texte intégral

Intervention de M. Moscovici :
Monsieur le Recteur,
Monsieur le Ministre, cher Jan Kavan,
Chers Amis,
C'est avec très grand plaisir que je reviens aujourd'hui dans cette prestigieuse université Charles pour parler de l'avenir de l'Europe. Je me souviens être venu ici même, en avril 1998, avec mon collègue allemand du gouvernement d'Helmut Kohl, Werner Hoyer, pour vous parler de l'Europe et de l'élargissement. Que de chemin parcouru depuis lors !
Sans doute trouverez-vous que le chemin qui reste à faire est encore bien long. Il ne l'est pas, je vous l'assure, et les conclusions du récent Sommet de Göteborg sont là pour le prouver.
Les choses avancent bien, même plus vite que prévu, c'est ce que nous avons pu constater après un semestre de négociations intenses qui nous ont permis d'aller au-delà des objectifs déjà très ambitieux fixés, à Nice, dans la feuille de route.
Cela nous montre bien, je crois, que si les pays candidats, et la République tchèque en particulier, accomplissent en vue de l'adhésion des efforts immenses, l'Union, de son côté, tient ses promesses.
Souvenez-vous des propos que nous avons tenus, Werner Hoyer et moi-même au printemps 1998 : nous avions dit que le traité d'Amsterdam serait ratifié dans l'année qui suivrait pour entrer en vigueur, comme prévu, au 1er mai 1999 ; nous avions dit qu'ensuite l'Union européenne devrait, pour pouvoir s'élargir sans risque de dilution, réformer ses institutions en résolvant d'abord les trois questions restées en suspens à Amsterdam. Nous avons arrêté, à Helsinki, en décembre 1999, le calendrier de cette réforme, en prenant l'engagement que l'Union serait prête à accueillir de nouveaux Etats membres au 1er janvier 2003. Cela signifiait que la Conférence intergouvernementale devrait nécessairement être achevée en décembre 2000 et le nouveau traité ratifié en décembre 2002.
Et bien nous avons tenu parole, en travaillant étroitement désormais avec le gouvernement du chancelier Schröder.
C'est ainsi que, lorsque les premières voix - éminentes - se sont élevées au Parlement européen, à la Commission et dans certains Etats membres, pour appeler à une réforme institutionnelle d'emblée beaucoup plus vaste, nous avons résisté à cette tentation, non pas parce que nous pensions que le règlement des trois questions d'Amsterdam suffirait à permettre à l'Union élargie de bien fonctionner, mais parce que nous savions que si nous allongions l'ordre du jour de la Conférence intergouvernementale, nous ne parviendrions jamais à la mener à bien dans les délais prévus et qu'ainsi, immanquablement, nous retarderions l'élargissement.
Les trois questions qui constituaient le socle minimal des réformes à effectuer pour permettre l'élargissement - champ de la majorité qualifiée, repondération des voix au Conseil et format de la Commission - ont été réglées à Nice, et votre pays a salué, comme tous les pays candidats, ce résultat. Je crois, en effet, compte tenu de la difficulté de la négociation, que nous pouvons nous réjouir de ce résultat. Nous avons eu le sentiment, nous, Français, en tant que Présidence en exercice de l'Union, d'avoir accompli la mission qui nous avait été confiée. Nous ne sommes pas, pour autant, restés sourds aux appels de ceux qui réclamaient des réformes plus ambitieuses. Celles-ci viendront, dans une prochaine étape, qui sera certainement plus décisive encore pour l'avenir de l'Union.
En effet, la déclaration adoptée à Nice invite les Quinze et les pays candidats à réfléchir, en vue d'une prochaine réforme qui serait effectuée en 2004, à quatre questions majeures :
- la répartition des compétences,
- la constitutionnalisation des traités,
- le rôle des Parlements nationaux
- et le statut de la Charte des Droits fondamentaux.
Ce débat doit être conduit partout en Europe, par les Etats membres, bien sûr, mais en associant étroitement les pays candidats. Car il s'agit bien de penser l'avenir de l'Europe élargie.
Je pense pour ma part que ces questions nous conduiront à élargir la réflexion vers une approche plus globale, qui doit porter sur l'ensemble du projet européen pour demain. Car l'accomplissement, d'ici quelques années, de la réunification du continent européen ne se fera pas par le simple achèvement des négociations d'adhésion. Pour réussir ce grand rendez-vous de l'histoire, nous devons repenser l'architecture de l'Union afin d'organiser une diversité, une hétérogénéité qui seront nécessairement plus grandes.
Mais les réponses à ce défi ne sauraient être de nature exclusivement institutionnelle. De tels enjeux appellent avant tout une réponse politique à la question : que voulons-nous faire, ensemble, demain, en Europe ?
L'Europe d'aujourd'hui, et, plus encore, l'Europe de demain, est notre Europe à tous, et je ne suis pas ici pour vous dire ce que vous devez en penser. Simplement, je souhaiterais, dans ce débat qui s'ouvre et auquel j'espère, la République tchèque participera activement, présenter l'approche du Premier ministre français, Lionel Jospin, qui est certes une contribution parmi d'autres, existantes ou à venir, mais qui est, je le crois, la plus consistante exprimée jusqu'alors, et j'aimerais par là apporter à votre débat quelques éclairages utiles.
D'abord, il faut toujours garder à l'esprit que, depuis l'origine, la motivation principale de la construction européenne n'est pas économique, mais politique.
Si, en 1950, Français et Allemands ont décidé, avec les quatre autres pays fondateurs, de mettre en commun leur production de charbon et d'acier, c'était d'abord et avant tout, pour éviter que la Deuxième Guerre mondiale, qui était aussi le troisième conflit franco-allemand en trois générations, ne débouche rapidement, comme les deux précédents, sur une nouvelle tragédie. C'est pour enrayer cette fatalité que les Pères fondateurs ont proposé de cimenter leur solidarité dans un secteur stratégique, considérant que l'on pourrait ainsi réapprendre à ces pays à vivre ensemble, à coopérer, à s'estimer et ainsi à briser le terrible enchaînement qui les avait si souvent jetés les uns contre les autres.
Multiplier les solidarités concrètes, les complémentarités entre les pays membres pour prévenir, et rendre même impensables les affrontements qui avaient dominé quotidiennement l'Histoire des décennies précédentes, voilà le cur du projet politique qui a fondé la construction européenne.
Certains me diront que la suite des événements a montré que la construction européenne s'était en fait surtout organisée autour de grandes initiatives économiques - le marché commun hier, la monnaie unique aujourd'hui - tandis que les questions de sécurité ou de stabilité du continent relevaient au premier chef de l'OTAN.
Je ne suis pas d'accord avec cette lecture des choses. Je crois que la profonde complémentarité qui existe entre l'OTAN et l'Union européenne ne repose pas sur un partage des tâches entre la politique et l'économie, mais sur un partage des tâches entre le curatif et le préventif. A l'OTAN revient d'identifier les menaces et de se préparer à y faire face et, le cas échéant, d'agir ; à l'Union européenne d'empêcher, en amont, que ces menaces apparaissent, en créant à l'intérieur de l'espace commun une telle habitude de coopérer ensemble qu'aucun pays ne puisse plus en menacer aucun autre.
C'est ainsi que depuis cinquante ans, la construction européenne a commencé à renverser le cours traditionnel de l'Histoire sur notre continent, que les guerres et les affrontements en ont été bannis, que la paix et la prospérité s'y sont à nouveau installées. Et c'est pourquoi la question de savoir si le grand élargissement actuel de l'Union aux pays d'Europe centrale est une bonne chose ou non, est désiré par les pays d'Europe occidentale ou non, est une fausse question. Car, parce que la construction européenne est un projet politique, parce qu'elle vise à la stabilité et à la paix du continent, elle n'a de sens que si elle organise l'élargissement et permet la réunification du continent européen. C'est pour compléter, parachever, à l'Est de l'Allemagne, ce qui a été accompli à l'Ouest, c'est-à-dire terminer et cimenter cette oeuvre de réconciliation, que ce grand élargissement est indispensable. Bien sûr qu'il y entre une profonde sympathie pour tous ces pays qui ont toujours fait partie de la civilisation européenne ; bien sûr que les intérêts matériels non plus n'en sont pas absents, s'agissant d'une zone qui représente un vaste potentiel de croissance économique. Mais au-delà, l'essentiel est que notre continent ne serait pas stabilisé s'il ne l'était que pour moitié, et c'est pourquoi les Quinze veulent vous voir adhérer : parce que c'est notre intérêt commun, parce que l'élargissement est bon pour les pays candidats comme pour les Etats membres.
C'est aussi parce que la construction européenne a renversé le cours traditionnel de notre Histoire, que vous pouvez, vous les Tchèques, à qui le passé a légué tant de leçons douloureuses ou frustrantes, que vous devez avoir confiance. L'Europe qui vous attend n'est plus ce champ clos de monstres froids dont les affrontements incessants ont semé tant de cauchemars.
L'Europe de Bruxelles, toujours prosaïque, souvent bureaucratique, a su faire prévaloir en tout cas l'esprit de coopération, de solidarité, de compréhension mutuelle, dans une atmosphère de bonne foi, à l'aide de mécanismes institutionnels qui assurent le dialogue, l'équilibre des concessions, le respect de la parole donnée.
J'entends parfois des voix, dont certaines viennent de Prague, et qui décrivent l'Union européenne comme un "Big Brother", et l'adhésion non pas comme une espérance, mais comme une fatalité à laquelle force serait de céder, mais que la sagesse commanderait de ne rejoindre que moyennant toutes sortes de précautions.
Ce n'est sûrement pas la France qui pourrait faire reproche à quiconque de porter haut les valeurs qui constituent une identité nationale. Lionel Jospin, en qualifiant l'Europe de demain de "Fédération d'Etats nations", a entendu rendre hommage à ce légitime souci de tous les pays membres de l'Union, auquel mon pays est de tout temps attaché et qu'il sait être aussi le vôtre, vous dont l'indépendance et la souveraineté sont encore si neuves.
Mais, en utilisant aussi le mot "Fédération", Lionel Jospin a entendu également rendre compte de cette alchimie européenne par laquelle les partages de souveraineté, librement consentis par chacun, se transmutent en gains d'efficacité, d'autorité et au total, de souveraineté collective. Comment les Européens pourraient-ils efficacement défendre leurs intérêts, par exemple en matière commerciale, s'ils n'étaient pas unis ?
Ne prenez surtout pas comme une menace la perspective de rejoindre ce cercle. Il est certes déjà nombreux, certes composé de membres de poids inégal. Peut-être est-il un peu intimidant. Mais ne doutez pas qu'après tant d'autres, la République tchèque y trouve vite toute sa place et puisse y développer, dans ce cadre apaisé, toute son influence. Car, au Conseil, au Parlement européen, à la Commission, à la Cour de Justice, on entendra bientôt aussi la langue tchèque, le point de vue tchèque, les objections et - surtout, je l'espère - les propositions tchèques. Et c'est ainsi que la République tchèque enrichira, à son tour, l'Union.
Il n'y aura pas d'Europe à deux vitesses ni surtout d'Europe de deuxième catégorie. Si, comme cela s'est produit pour chaque adhésion, des périodes transitoires, qui sont en quelque sorte des périodes d'adaptation, seront prévues sur quelques sujets spécifiques - la grande majorité à la demande des pays candidats - les nouveaux membres seront d'emblée associés aux processus de décision de l'Union sur un pied d'égalité avec les membres actuels.
Enfin, il faudrait en finir avec des idées telles que celle de la "forteresse Europe".
L'Union européenne est le marché le plus ouvert du monde ; depuis sa création, et tout particulièrement dans les dix dernières années, le volume du commerce de l'Union avec le reste du monde a été multiplié dans des proportions qui ont dépassé toutes les attentes.
Chacun des Etats membres en a bénéficié, particulièrement ceux qui ont eu à effectuer un rattrapage économique. Je ne doute pas que la République tchèque, qui a déjà l'une des économies les plus ouvertes des pays candidats, en bénéficiera aussi, massivement.
L'Europe, en s'unissant, est devenue plus ouverte sur le monde. Elle est aussi devenue plus à même d'assumer ses responsabilités dans le monde, que ce soit en matière, par exemple, d'aide au développement, d'environnement ou de lutte contre la criminalité internationale. Le développement de la Politique européenne de sécurité et de défense répond aussi à cette volonté d'assumer les responsabilités internationales de l'Europe, en renforçant ses capacités d'intervention militaire pour être mieux en mesure de préserver la sécurité sur notre continent. Cette entreprise consolidera aussi l'Alliance atlantique, qui pourra compter sur un véritable pilier européen, avec des capacités fortes et crédibles.
L'Europe espace de civilisation, c'est aussi une Europe où la cohésion sociale est indissociable de la performance économique. Ainsi, l'objectif que nous nous sommes fixé du retour au plein emploi doit s'accompagner d'un renforcement du modèle social que nous avons consolidé de manière décisive au cours des quatre dernières années. Le modèle social européen, c'est au fond un modèle de développement soucieux de la qualité de nos produits, du respect de la santé des consommateurs, du respect de notre environnement. A cet égard, la détermination des Quinze, à Göteborg, face au président des Etats-Unis, a permis, je crois, une prise de conscience de la nécessité d'une approche différente des phénomènes liés aux changements climatiques et à la pollution.
L'Europe, espace de civilisation, c'est aussi, bien sûr, l'Europe des politiques communes. Je pense bien sûr à la PAC et aux fonds structurels, qui sont l'expression même des principes de solidarité et de cohésion qui font, au delà du seul marché unique, la force de notre Union européenne. Il faudra les réformer pour les adapter aux exigences d'aujourd'hui, mais il ne faut pas les mettre en causes. Ce serait une grave erreur.
Enfin, cette Europe espace de civilisation, c'est aussi la consolidation, sur tout notre continent, d'un ensemble de Droits aujourd'hui réunis dans la Charte européenne adoptée en décembre dernier à Nice et qui a vocation à devenir le préambule d'une future Constitution.
Voilà ce que doit être l'Europe réunifiée de demain, si elle veut répondre aux attentes fortes de ses citoyens : une Europe ambitieuse, forte de ses nouveaux membres, diverse et néanmoins solidaire, ancrée dans un projet collectif refondé, à la hauteur des enjeux du nouveau siècle. Il nous appartient à chacun dans la fonction qui est la sienne, de faire vivre ce projet : élu, chef d'entreprise, responsable associatif ou étudiant. A cet égard, j'espère que la décision que je suis venu annoncer, de suppression des visas pour les étudiants tchèques désireux de venir en France, contribuera à intensifier ces échanges.
Cette Europe là, chers amis, c'est à vous, c'est à nous tous ensemble, qu'il revient de la penser, de la construire, de la porter. Emparez-vous de ce grand projet, il nous est commun, il est notre avenir à tous, il est aussi le vôtre !.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 juin 2001)