Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec TF1 le 17 mars 2014, sur la situation en Ukraine.

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Q - Tout d'abord que vous inspire le résultat de ce référendum, 96,6% cela fleure bon les temps anciens et l'URSS...
R - Vous l'avez dit, c'est un score soviétique mais, surtout, ce référendum n'a absolument aucune valeur parce qu'il est contraire à la Constitution ukrainienne et contraire au droit international. Faisons bien attention, c'est la crise la plus sérieuse depuis la fin de la Guerre froide. Pourquoi est-ce gravissime ? Parce que si un pays, en l'occurrence la Russie, peut mettre la main sur une région, cela veut dire qu'il n'y a plus aucune frontière qui soit sûre dans le monde et cela peut être à l'origine de conflits épouvantables.
Q - On a le sentiment que Vladimir Poutine défie l'Europe, défie l'Occident et que, face à cela, les mesures prises relèvent un peu de l'eau tiède...
R - Je ne crois pas. Dans une crise aussi sérieuse, la ligne que nous avons choisie, avec le président de la République, c'est d'être ferme - parce que sinon il va se passer ce que vous dites - et, en même temps, d'essayer de garder le dialogue.
Il faut, premièrement, condamner ce qui s'est fait. Nous l'avons fait, nous l'avons condamné. Et vous avez observé que les Américains l'ont fait et que les Chinois se sont également dissociés des Russes. Deuxièmement, il faut prendre des sanctions : 11 personnalités sont affectées par les sanctions prises par les Américains ; 21 personnalités sont affectées par les sanctions prises par les Européens. Troisièmement, il faut soutenir l'Ukraine. Cela veut dire que vendredi va être signé le volet politique d'un accord d'association avec l'Ukraine et que, d'autre part, nous allons aider économiquement et financièrement le pays. Et, quatrièmement, il faut proposer des voies de dialogue : nous proposons que l'OSCE puisse envoyer des observateurs et qu'il y ait des élections en Ukraine.
À partir de tout cela, nous voulons absolument que la fermeté prévale, que M. Poutine ne puisse pas aller plus loin et, en même temps, nous voulons la désescalade par le dialogue.
Q - Précisément, parlons de ligne rouge, la ligne au-delà de laquelle les Occidentaux bougeront. Que se passera-t-il si demain Vladimir Poutine annexe l'est de l'Ukraine, la région de Donetsk, de Kharkov, qu'on appelle maintenant Kharkiv, qui sont aussi des régions russophones ? Qu'est-ce qui l'empêcherait de faire cela ?
R - D'une part, l'augmentation des sanctions qui peuvent toucher l'économie, c'est-à-dire le coeur de la machine russe. Deuxièmement, au bout d'une certaine limite, il y aura des réactions y compris par la force. L'Ukraine a déjà décidé la mobilisation d'un certain nombre de gens.
On ne peut pas laisser tout faire. Je voudrais attirer votre attention sur un autre point qui n'a jamais été souligné. L'Ukraine avait des armes nucléaires, c'était la troisième puissance nucléaire du monde. En 1994, elle a renoncé à ses armes nucléaires. C'était très bien, à condition que son intégrité soit garantie par trois pays, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni. Or, un des pays qui garantissait son intégrité, c'est-à-dire la Russie, au contraire la viole. C'est gravissime. Pourquoi ? Parce que cela veut dire que beaucoup de pays dans le monde vont se dire que la seule manière d'être protégé c'est d'avoir l'arme nucléaire.
Donc, que ce soit le fait que le droit international ait été violé, que ce soit le fait qu'on ne peut pas disposer d'un pays contre son gré, que ce soit le fait que cela encourage l'armement nucléaire, à tous égards il faut que Poutine s'arrête.
Q - Parlons de conséquences concrètes : deux bateaux de guerre vendus aux Russes sont en ce moment en construction à Saint-Nazaire, des porte-hélicoptères que nous allons leur vendre 1,2 milliard. Allez-vous annuler cette vente ?
R - Cela fait partie du troisième niveau des sanctions. Pour l'instant, nous sommes au deuxième niveau. Si M. Poutine continue, à ce moment-là, nous pouvons envisager d'annuler ces ventes. C'est négatif pour les Français, il faut bien le comprendre, mais nous demanderons alors à ce moment-là à d'autres, je pense notamment aux Britanniques, de faire l'équivalent avec les avoirs russes des oligarques à Londres. Les sanctions doivent toucher tout le monde.
Q - Dans quelques semaines, au mois de mai, 400 marins russes vont venir à Saint-Nazaire s'exercer sur ces bateaux, allez-vous les accueillir, allez-vous les refouler à la frontière ?
R - A ce moment-là, si nous sommes passés au stade 3 des sanctions, ils ne pourront pas venir. Si, à ce moment-là, la désescalade est amorcée, ils pourront venir. (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2014