Interview de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec Europe 1 le 18 mars 2014, sur la situation en Ukraine.

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Média : Europe 1

Texte intégral

THOMAS SOTTO
L'interview politique d'Europe 1 Matin ; Jean-Pierre ELKABBACH, vous recevez ce matin Laurent FABIUS, le ministre des Affaires étrangères. Messieurs, c'est à vous.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Un accord franco-russe prévoit un rendez-vous par an soit à Paris, soit à Moscou. Aujourd'hui, Jean-Yves LE DRIAN et vous-même n'irez pas à Moscou. Ici, vous êtes le bienvenu ; Laurent FABIUS, bonjour.
MONSIEUR LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES LAURENT FABIUS
Merci.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Vous ne discutez donc pas avec les avaleurs de la Crimée. Le président de la République vous attend à partir de 08 heures 30, après nous. Il vous a demandé hier soir de renoncer à cette visite à Moscou. Est-ce qu'elle est annulée ou reportée ?
LAURENT FABIUS
Elle est reportée. C'est vrai qu'il était prévu qu'il y ait une réunion qu'on appelle 2 + 2, c'est-à-dire le ministre des Affaires étrangères et le ministre de la Défense des deux côtés, côté français et côté russe, mais dans les conditions actuelles on a jugé que c'était inopportun.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Que ce n'était pas le jour.
LAURENT FABIUS
Non, notamment parce que monsieur POUTINE doit prononcer ce matin un discours à la Douma où il va vraisemblablement annoncer peut-être l'annexion de la Crimée. Nous avons donc considéré avec le président de la République que ce voyage serait mal interprété parce qu'il donnerait le sentiment que nous cautionnons ce qui se fait alors que ce n'est pas du tout le cas.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ce qui ne sera pas le cas.
LAURENT FABIUS
Bien sûr que non ! Ce sera donc reporté mais en même temps, nous continuons à discuter avec les Russes. Je parle avec mon collègue monsieur LAVROV ; même si nous ne sommes pas d'accord, nous parlons.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ce matin, en ce moment, Vladimir POUTINE vient d'informer son Parlement et d'accélérer la procédure de rattachement de la Crimée à la Russie. Si c'est l'annexion, comme vous en parliez tout à l'heure, qu'est-ce qui se passe ? que font les Occidentaux ? que font les Européens ?
LAURENT FABIUS
La ligne que nous avons choisie, c'est à la fois refuser ce fait accompli, c'est la ligne de fermeté. En même temps, nous ne faisons pas la guerre – il faut être clair – et il faut donc essayer de retrouver les voies du dialogue. Il y a toute une échelle de sanctions qui sont prévues. Nous sommes au niveau 2 des sanctions et nous pouvons passer au niveau 3.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Oui. Est-ce qu'on est là au bord du risque de l'affrontement quand même ?
LAURENT FABIUS
Oui, il faut faire extrêmement attention ; c'est la crise la plus grave qu'on ait connue depuis la fin de la Guerre Froide. Il peut toujours y avoir des dérapages et des provocations. Quand vous avez d'un côté des troupes qui sont massées sur la frontière de l'Ukraine et de l'autre côté, évidemment, une Ukraine qui se sent – et elle a raison – attaquée, vous pouvez avoir des événements graves. Il faut savoir garder son calme.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Là, Laurent FABIUS, vous venez de confirmer que des milliers de militaires russe se rapprochent des frontières de l'est de l'Ukraine et s'ils continuent à avancer, est-ce que les Occidentaux réagissent à cette pression et de quelle façon ? Par l'épée et les armes ou en essayant encore de parler ?
LAURENT FABIUS
Non, bien sûr, nous sommes sur la décision du dialogue et nous avons proposé, et c'est une manière de répondre à votre question, que l'OSCE, qui est l'organisme qui groupe à la fois les Russes et les Européens de l'Union européenne, puisse envoyer de très nombreux observateurs pour éviter justement cet affrontement.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Oui, mais où ? en Ukraine de l'est ? de l'ouest ? en Crimée ?
LAURENT FABIUS
Partout. Nous, nous souhaitons qu'ils soient partout. Les Russes ne nous ont pas encore répondu pour savoir s'ils acceptaient qu'ils soient en Crimée.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Vladimir POUTINE n'a pas l'intention de vous rendre la Crimée.
LAURENT FABIUS
Écoutez, ce qui est clair c'est que ce qui a été fait en Crimée est totalement contraire à la fois à la constitution de l'Ukraine et au droit international.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
C'est pourquoi l'Union européenne a décidé des sanctions.
LAURENT FABIUS
Pas seulement l'Union européenne : l'Union européenne unie, les Américains, les Japonais l'annoncent ce matin. Vous avez vu que lorsqu'on a discuté de cela à l'ONU, même les Chinois qui d'habitude votent avec les Russes se sont abstenus. La Russie est totalement isolée mais il faut bien voir que si elle continue, non seulement c'est une tension extrêmement dangereuse pour la situation mondiale, mais en plus ça va être à son propre détriment, parce que tout cela économiquement va être une catastrophe pour elle.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ce matin, la Russie de Poutine est-elle un partenaire ou une ennemie ?
LAURENT FABIUS
Non ! une ennemie, non ! Ça fait des années et des années, même des siècles, que nous avons de bonnes relations avec la Russie qui est là historiquement et géographiquement, mais on ne peut pas admettre que le droit international soit violé. S'il n'y a plus de frontières sûres et reconnues, ça veut dire qu'aucun pays, aucune population n'est en sécurité. C'est ça l'enjeu.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Vous avez dit que l'Union européenne aussi, de sa part, a décidé des sanctions qui pourraient être appliquées contre le Premier ministre de Crimée, une vingtaine de Russes dont un amiral. Ça veut dire que ce ne sont pas des personnages de premier plan. En revanche, les États-Unis frappent des ministres, des conseillers de POUTINE. Pourquoi il y a ces différences ? pourquoi ils tapent plus fort que nous ?
LAURENT FABIUS
Non. Nous avons fait cela ensemble. Il y a vingt-et-une personnalités du côté européen, onze personnalités du côté américain mais nous avons approché tout cela ensemble et cela est parfaitement coordonné.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Oui, mais ce n'est pas que monsieur OBAMA veut montrer qu'il tient le leadership de la gestion de la crise d'Ukraine sur le dos des Européens ? parce qu'il est loin, lui.
LAURENT FABIUS
Il est plus loin, c'est vrai, mais nous avons chaque jour ce qu'on appelle les conference calls, c'est-à-dire des conférences téléphoniques avec à la fois John KERRY, avec les Turcs, avec les Allemands, avec les Italiens, avec tout le monde.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Le président OBAMA a dit au Premier ministre de Kiev que les États-Unis étudient la possibilité de livrer des armes à l'Ukraine de Kiev. Est-ce que c'est raisonnable ?
LAURENT FABIUS
Je n'ai pas entendu cela mais si vous le rapportez, c'est certainement exact. L'Ukraine est un pays souverain qui a le droit de se défendre. Encore une fois, je ne me situe pas dans cette perspective qui serait une catastrophe.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ça veut dire que la France n'enverrait pas d'armes à Kiev.
LAURENT FABIUS
Non, non, non ! Nous ne nous situons pas dans cette perspective. Il faut bien comprendre que nous, nous avons choisi fermeté et dialogue. Ça veut dire qu'il y a deux solutions que nous ne pouvons pas accepter ni l'une ni l'autre. D'une part, ne rien faire – ce serait absurde et à notre propre détriment - ; ou d'autre part, aller vers l'escalade militaire. Soyons clairs là-dessus.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Le 6 juin, pour l'anniversaire du Débarquement, tous les grands dirigeants du monde sont invités à venir en Normandie, y compris POUTINE. Est-ce que ce matin il reste notre invité ?
LAURENT FABIUS
Écoutez, le président POUTINE est invité au titre de l'Histoire, mais je ne peux pas répondre à cette question. Pour le moment, il reste invité. En revanche, en ce qui concerne le G8, c'est-à-dire la forme politique du dialogue de tous les grands pays ensemble, nous avons décidé de suspendre la participation de la Russie, c'est-à-dire qu'il est envisagé que ce soient tous les autres pays, les sept plus grands pays, qui se réunissent sans la Russie.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
S'il y a des escalades, il sera là le 6 juin. Laurent FABIUS, la France pourrait envisager, avez-vous dit hier sur TF1, d'annuler la vente des deux navires militaires Mistral à la Russie si POUTINE continue. Mais la Russie a déjà acheté et payé les deux porte-hélicoptères Mistral ! Ça veut dire que si on décidait d'annuler, il faudrait perdre les mille emplois compétents, rendre un milliard deux cents millions et payer un fort dédommagement. Est-ce que cela est envisagé ?
LAURENT FABIUS
Ce qui est envisagé, c'est la suspension de ces contrats mais vous posez bien le problème. Parce que souvent, on entend des conversations, comme ça, générales, disant : « Il faudrait ci, il faudrait ça ». Les choses sont beaucoup plus compliquées. D'un côté, on comprend bien que nous ne pouvons pas envisager de livrer en permanence des armements compte tenu de ce comportement ; de l'autre, il y a la réalité de l'emploi et de l'économie. Pour l'instant, ce n'est pas dans les clous puisque c'est le niveau 3 des sanctions et nous n'y sommes pas. Deuxièmement, j'ai dit hier à TF1 et je le confirme que ça ne peut être envisagé dans le cadre de sanctions générales. Il n'y a pas de raison que ce soit uniquement la France. Troisièmement, ce que nous envisageons c'est une suspension.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ce matin, vous rassurez Saint-Nazaire qui est inquiet. On l'a entendu avec François COULON, le correspondant d'Europe 1.
LAURENT FABIUSJ
e comprends qu'ils soient inquiets mais nous voulons tout faire pour que ce ne soit pas nécessaire.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et est-ce que vous demandez ce matin à l'Anglo-américain David CAMERON de dire quelles sanctions il va prendre lui contre les oligarques russes de la City ?
LAURENT FABIUS
Mais je l'ai demandé à son ministre des Affaires étrangères hier, William HAGUE.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
À quelle condition on reprend le dialogue ? on le renoue, on le développe avec POUTINE ? Parce que comme disait l'ex-président GISCARD D'ESTAING, on ne peut pas se priver de négociations et de discussions avec POUTINE.
LAURENT FABIUS
Bien sûr. Ce qu'il faut faire, premièrement : nous avons proposé qu'il y ait des observateurs de l'OSCE en grand nombre qui arrivent sur la zone. Ça, c'est la première chose. Deuxièmement, il faut qu'il y ait un dialogue sans tabou entre les Russes, les Ukrainiens, nous-mêmes. Troisièmement, il faut préparer les élections présidentielles en Ukraine parce qu'il faut, pour sortir de cette situation, qu'il y ait un président élu par l'ensemble des Ukrainiens. Nous sommes absolument au dialogue, nous avons une volonté de dialogue, je le répète, avec les Russes. Encore faut-il qu'il y ait une réponse de l'autre côté.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Vladimir POUTINE est utile pour la Syrie, le nucléaire iranien, parce qu'en ce moment le bénéficiaire c'est Bachar el-ASSAD.
LAURENT FABIUS
Écoutez, pour la Syrie malheureusement non. Parce que dans ce drame syrien qui est épouvantable avec cent cinquante mille morts et des millions de gens déplacés, il y a deux pays qui fournissent ses armes et ses combattants à monsieur Bachar el-ASSAD, c'est la Russie et l'Iran. C'est clair et c'est net.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Un mot, un mot ! Le Centrafrique, vous aviez annoncé l'arrivée prochaine à Bangui de soldats européens. Ils ne sont pas là, la promesse n'est pas tenue. Est-ce que la France qui a déjà deux mille soldats sur place devra envoyer, est-ce que Jean-Yves LE DRIAN devra envoyer encore deux cents, quatre cents soldats français ?
LAURENT FABIUS
C'est pourquoi j'ai rappelé à tous mes collègues hier que l'Europe s'était engagée, que pour l'instant le compte n'y est pas et je leur ai demandé de faire un effort supplémentaire.
THOMAS SOTTO
Merci Laurent FABIUS d'être venu ce matin.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ce n'est pas nous. Ce n'est pas nous qui enverrons des soldats.
LAURENT FABIUS
Il faut que l'Europe joue son jeu. Si on dit qu'il doit y avoir une sécurité européenne, il faut que lorsqu'il y ait une intervention, l'ensemble des participants fasse un effort. Il n'y a donc pas que la France qui doit participer.
THOMAS SOTTO
Les choses sont dites. Merci Laurent FABIUS d'être venu ce matin sur Europe 1.
LAURENT FABIUS
Merci à vous.
THOMAS SOTTO
Bonne journée à vous.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 20 mars 2014