Texte intégral
La France dispose de talents et d'entreprises prometteuses et performantes à l'international dans le secteur numérique ; cela doit nous conduire à adopter un discours offensif mettant en valeur nos réussites et à aider les entreprises à acquérir une taille critique leur permettant de concurrencer des acteurs évoluant dans un terrain de jeux plus vaste. Nos entreprises restent un peu trop hexagonales, car ces marchés fonctionnent sur le modèle du winner-takes-all : il s'avère donc difficile de reprendre des parts de marché à ceux qui en ont acquis rapidement d'importantes au moment de l'émergence du marché. Le problème possède en partie une dimension culturelle, et certains entrepreneurs hésitent à se lancer à l'international ; il faut reconnaître que la tâche est compliquée, car, contrairement au marché américain unifié linguistiquement et sur le plan des tarifs, une entreprise française souhaitant vendre des produits ou des services en Lituanie ou en République tchèque devra faire face à des coûts non négligeables. L'éducation, notamment l'apprentissage des langues, joue un rôle majeur pour résoudre ces difficultés ; ainsi, un pays comme Israël, dont le marché intérieur est petit, possède une forte capacité de se projeter à l'international car tout le monde est bilingue.
La France et l'Europe pâtissent d'un problème de chaîne de financement, car la taille du marché du capital-risque de l'UE s'avère huit fois inférieure en volume investi et levé qu'aux États-Unis ; il est donc difficile de réaliser un tour de table supérieur à 5 millions d'euros en France. Le gouvernement a déjà mis en place des mesures visant à compenser cette lacune ; Bpifrance constitue ainsi l'un des principaux pourvoyeurs des fonds du capital-risque, et l'investissement public se situe presque à une limite maximale. Nicolas Dufourcq a raison d'affirmer que ce secteur souffre d'émiettement et doit subir un mouvement de concentration pour que les fonds atteignent une taille suffisante. Il convient de renforcer le capital-risque de deuxième et de troisième tour de table pour les levées supérieures à 5 millions d'euros, afin d'accompagner les entreprises dans leur internationalisation. Bpifrance a mis en place un fonds de large venture qui a pris une participation de 11 millions d'euros dans Withings. Nous devons continuer ce mouvement et adopter une approche européenne du capital-risque pour que la Banque européenne d'investissement (BEI) revoie sa doctrine d'intervention directe ou indirecte pour accompagner la croissance des entreprises. J'avais rencontré le vice-président de la BEI, M. Philippe de Fontaine Vive, qui considérait que plusieurs milliards d'euros étaient disponibles, si bien qu'il faut maintenir la pression pour que de telles opérations soient conduites.
Afin de faciliter la compréhension des enjeux des affaires et des attentes des consommateurs d'un marché étranger, nous avons lancé un programme d'incubateurs accélérateurs - dont le premier fut inauguré par le président de la République à San Francisco en février dernier - ayant vocation à fournir des services aux entreprises françaises qui souhaitent s'internationaliser dans des régions à forte croissance comme la Silicon Valley, Boston, où une structure spécialisée dans le biotech et le medtech sera créée, et l'Asie. Nous espérons développer ces maisons de l'international, ces French Tech hubs, dans d'autres pays présentant des débouchés pour nos entreprises.
Il convient de mettre en valeur les entreprises qui réussissent à se coter au Nasdaq avec succès et à conquérir des marchés étrangers. Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique, et moi-même étions aux États-Unis pour promouvoir une centaine d'entreprises pépites. La communication et la promotion ne sont pas reconnues comme des actions publiques prioritaires, mais l'image de la France ne doit pas être réduite, sur le plan commercial, au luxe et à la gastronomie, et nous devons nous faire l'écho des réussites des entreprises à fort contenu technologique.
Nous rencontrons dans le tourisme les mêmes défis que dans tous les secteurs touchés par la disruption numérique. Là aussi, des acteurs économiques ont acquis des positions dominantes et se sont placés, à l'image des centrales de réservation, dans un rôle d'intermédiaire entre un producteur et un client. Des entreprises comme Accor n'ont pris que tardivement conscience de la concurrence incarnée par ces plateformes. Je suis donc persuadée que dans le tourisme comme dans les autres secteurs, il y a lieu de se focaliser sur les prochaines vagues d'innovation plutôt que de lutter contre des positions dominantes déjà acquises. HP a mis plus de 100 ans pour acquérir une valorisation boursière de 150 milliards de dollars, alors qu'Apple a mis un peu plus de vingt ans, Google un peu moins de dix ans et Facebook un an et demi. Les cycles économiques diffèrent fortement de ce qu'ils étaient il y a dix ou quinze ans - même si un phénomène de bulle explique sans doute une partie de cette évolution. Cette transformation présente des défis, mais elle souligne également la possibilité de gagner rapidement des parts de marché et des positions dominantes, à condition d'anticiper les prochaines vagues d'innovation et de ne pas se tromper de combat en tentant de contester des situations déjà acquises.
En matière de tourisme, j'ai considéré qu'il fallait concentrer nos efforts dans le m-Tourisme, qui repose sur l'utilisation mobile du smartphone, pour développer des applications dans ce domaine, grâce à de l'innovation ouverte avec des grands groupes et des start-up - le Welcome City Lab, situé à Paris, accueille ainsi des start-up évoluant dans le tourisme - et à nos points forts que sont le big data, la géolocalisation et la réalité augmentée. Deux entreprises françaises du secteur du tourisme - lafourchette.com et un courtier de location de voitures - ont été acquises par des opérateurs étrangers : nous devons faire en sorte que nos opérateurs puissent acheter des entreprises étrangères afin d'obtenir leur innovation et de développer la localisation de l'expertise en France.
Le rapport de Mmes Corinne Erhel et Laure de La Raudière insiste sur la pédagogie de la révolution numérique. Il s'avère important de stimuler la recherche académique centrée sur la compréhension des mécanismes de l'économie numérique. J'avais lancé avec Jean Pisani-Ferry plusieurs appels à candidature dans ce domaine, car nous manquons de connaissances académiques sur la création de la valeur à l'ère du numérique. Nous rencontrons des difficultés à imposer des sociétés opérant en France mais n'y ayant pas leur siège social, car nous n'arrivons pas à estimer précisément le montant de leur profit réalisé dans notre territoire. Pour ce faire, il faudrait pouvoir calculer la valeur d'une donnée en elle-même et par rapport à celle de l'algorithme développé à l'étranger. Faute de maîtriser ces modèles inédits qui reposent uniquement sur de l'immatériel, il s'avérera ardu de réguler et de fiscaliser les revenus créés.
(Interventions des parlementaires)
Vous m'avez interrogée sur les aspects européens et internationaux, s'agissant de la fiscalité et du droit de la concurrence, tel qu'il a été défendu au cours des dix ou quinze dernières années par l'Union, le droit de la concurrence a eu pour effet d'empêcher l'émergence de champions européens, mais pas de champions ou de monopoles extra-européens. Le droit de la concurrence s'avère ainsi inopérant vis-à-vis de ces monopoles - on le voit dans les litiges avec Microsoft ou Google -, si bien que l'abus de position dominante ne peut être sanctionné.
C'est pourquoi, lors du dernier Conseil européen, le gouvernement a plaidé pour des outils adaptés à l'ère du numérique, notamment une régulation ex ante qui se traduirait, par exemple, par l'obligation d'interopérabilité - y compris pour les entreprises ayant leur siège social hors d'Europe -, à l'instar de la portabilité qui, dans la téléphonie, permet aux clients de ne plus être captifs de leur opérateur. Nous souhaitons que cette logique s'impose aux géants de l'internet, qu'il s'agisse de plateformes comme Google ou Youtube ou de systèmes fermés tels qu'Apple ou Samsung.
Sur la fiscalité, nous sommes dans l'incapacité technique et juridique d'offrir des solutions nationales ; c'est pourquoi nous avons porté le problème devant l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L'enjeu est le renouvellement de conventions fiscales bilatérales grâce auxquelles des multinationales peuvent échapper à l'impôt en délocalisant leurs profits, par exemple aux îles Caïmans ou aux Bermudes. Un groupe de travail a été constitué auprès de l'OCDE, et nous avons sollicité, auprès de M. Semeta, commissaire européen en charge de la fiscalité, la création d'un tel groupe au niveau européen, afin de réfléchir à une assiette européenne d'imposition sur les bénéfices. Ce n'est pas chose facile car les entreprises concernées, je le répète, ont leur siège dans des États fiscalement accommodants.
Si l'on a pu imposer aux opérateurs de jeux en ligne d'avoir un siège juridique en Europe, c'est parce que leur activité peut porter atteinte à la sécurité publique, avec des risques de blanchiment ; mais la Cour de justice des communautés européennes a jugé, par exemple, que la même logique ne peut s'appliquer à des sociétés d'assurance en ligne. Il ne faut cependant pas relâcher la pression, car cette bataille est la mère de toutes les autres ; aussi le président de la République a-t-il remis le sujet à l'agenda européen lors du dernier Conseil européen.
Enfin, la protection des indications géographiques fait l'objet d'une négociation au sein de l'ICANN, notamment avec les États-Unis, qui se fondent sur le droit des marques tel qu'il s'applique en propriété intellectuelle et industrielle. Imposer notre vision des choses, selon laquelle on ne saurait appeler «Champagne» un vin produit en Californie, pose donc de vrais problèmes conceptuels : la France en a fait un point dur de la négociation, et partage cette priorité avec l'Italie, l'Espagne et plusieurs autres pays.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 juillet 2014