Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec France 24 le 29 août 2014, sur le groupe terroriste l'Etat islamique, la situation en Ukraine, le virus Ebola et sur la diplomatie économique.

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Média : France 24

Texte intégral


- Irak - Syrie -
(...)
Q - La lutte contre l'organisation islamique en Irak, c'est également aujourd'hui une priorité pour les Occidentaux qui sont menacés sur leur propre territoire. D'ailleurs, aujourd'hui, le Royaume-Uni a relevé son niveau d'alerte de sécurité. Vous, vous avez parlé tout à l'heure devant les ambassadeurs d'une menace supérieure à celle d'Al-Qaïda. Barak Obama, aujourd'hui, reste très indécis quant à des frappes aériennes. Quelle va être la stratégie des Occidentaux ?
R - Vous avez noté que la France a été la première à souligner la gravité extrême de ce qui se passait en Irak et nous avons été aussi les premiers à appuyer des envois d'armes pour, justement, faire barrage contre l'État islamique.
Le président de la République a annoncé l'idée - j'espère qu'elle va se réaliser dans les jours et les semaines qui viennent - d'une grande conférence internationale pour, à la fois stabiliser ce qui se passe en Irak, parce qu'il y a besoin d'un gouvernement inclusif, et en même temps, pour lutter contre l'État islamique, qui est d'une dangerosité extrême, encore plus dangereux, si on peut dire, qu'Al-Qaïda. Rappelez-vous que l'État islamique s'est créé parce qu'il trouvait Al-Qaïda trop mou, ce qui est absolument invraisemblable.
Et vous avez raison de dire que, non seulement, cela menace, même gravement, les pays de la région, puisque le califat que souhait l'État islamique, c'est à la fois l'Irak, la Syrie, la Jordanie, le Liban, la Palestine, Israël. Non seulement, cela menace la région, mais cela menace la monde entier, puisque ces gens-là veulent supprimer tous ceux qui ne pensent pas comme eux.
Donc cela menace aussi l'Europe et la France. Avec, en plus, cette question des jihadistes, apprentis jihadistes qui pourraient partir de tel ou tel pays d'Europe pour rejoindre ces combats.
Notre attitude, notre volonté, notre proposition, c'est que tous les pays fassent bloc pour résister, pour lutter et pour finir par neutraliser cet État islamique. Cela demande bien sûr des renseignements, des moyens de force, cela demande qu'on coupe les ressources financières parce que l'argent vient quand même de quelque part. Cela demande qu'on ait une intégration de ces pays...
Q - L'argent vient, entre autres, des pays du Golfe. Nous sommes alliés avec certains de ces pays du Golfe. Va-t-on taper du poing sur la table ? Va-t-on leur dire : «arrêtez de financer ces groupes» ?
R - S'ils finançaient ces groupes, ce serait à leur propre détriment, parce qu'il ne faut pas penser que l'État islamique va s'arrêter à telle ou telle frontière.
Prenons un exemple concret très récent. L'État islamique a pénétré en Irak s'est développé, a battu l'armée irakienne, a pris la ville de Mossoul et, à Mossoul même, ils ont pris les réserves de la Banque centrale, 500 millions de dollars ; en plus, ils ont pris des armes sophistiquées qui avaient été fournies auparavant par les Américains à l'armée irakienne.
C'est donc un danger absolu et il faut que tous les pays s'unissent. Là, quand je dis «tous les pays», cela concerne aussi bien les pays de la région, les pays d'Europe, les États-Unis, le Japon, la Chine et les autres.
Q - Monsieur le Ministre, mais les experts militaires disent qu'on ne pourra pas vaincre ces terroristes s'il n'y a pas aujourd'hui une intervention au sol en Syrie et en Irak.
R - C'est plus compliqué que cela. Mais l'un des problèmes qui est posée, vous avez raison de le souligner, c'est que l'État islamique, comme il s'appelle lui-même, le califat, est présent à la fois en Irak et en Syrie.
Donc, nous fournissons les éléments pour que l'armée irakienne, la population irakienne puisse lutter contre l'État islamique en Irak. On comprend bien que, s'il peut à chaque instant se réfugier, se rabattre en Syrie, si vous voulez lutter contre une organisation transnationale, il faut aussi avoir une action du même type.
Ce sont des choses dont nous sommes en train de parler avec nos partenaires et nos voisins. Bien évidemment, il faudra avoir une action d'ensemble.
Q - François Hollande a exclu toute alliance avec Bachar Al-Assad...
R - Bien sûr.
Q - ...mais, là encore, des experts militaires disent qu'il faudra compter à un moment donné sur l'armée syrienne pour battre ces terroristes sur le terrain. Est-ce que la realpolitik ne prendra pas le dessus ?
R - Les experts, c'est très utile mais il y avait un philosophe très célèbre qui disait : «Qu'est-ce que c'est qu'un expert ? C'est quelqu'un qui se trompe selon les règles». Donc, faisons attention.
Ce qui est vrai, c'est qu'il n'est absolument pas question de considérer M. Bachar Al-Assad comme notre partenaire. M. Bachar Al-Assad est un dictateur, M. Bachar Al-Assad a été l'une des origines de la création de l'État islamique, il ne faut pas l'oublier : il a fait sortir des prisons des terroristes qui ont, ensuite, constitué l'État islamique. Et, jusqu'à il y a quelques jours, il épargnait l'État islamique et, lui d'un côté et l'État islamique de l'autre tapaient «à bras raccourcis» - si je peux me permettre cette expression - contre les Syriens modérés qui veulent une Syrie inclusive. Il n'est donc pas question de dire aux gens : «Vous avez le choix entre ou bien un dictateur ou bien des barbares».
Il faut donc mettre au point une stratégie. Ce n'est pas facile. C'est pour cela que je vous ai dit qu'il fallait de la concertation pour desserrer l'étau et arriver, sans du tout de compromission avec M. Bachar Al-Assad - qui est une partie du problème mais pas de la solution -, à faire en sorte qu'il y ait une alliance de beaucoup de forces à travers le monde, pour arriver à non seulement faire reculer mais à neutraliser cette organisation extraordinairement dangereuse.
(...)
Je voudrais faire une remarque, si vous le permettez. On parlait de l'État islamique. Auparavant, vous me parliez de l'Ukraine. En ce qui concerne la France - moi, je suis le chef de la diplomatie française -, dans toutes ces crises - il y en a malheureusement beaucoup en ce moment -, nous avons un point fixe, il faut avoir les idées claires : nous agissons à court ou moyen terme pour tout ce qui peut favoriser la paix et la sécurité. La paix, ce n'est pas le pacifisme ; la sécurité, ce n'est pas la neutralité. Et parfois vous avez vu la France intervenir, dans le cas du Mali par exemple pour stopper le terrorisme, dans le cas de la Centrafrique pour empêcher le génocide.
L'idée que vous devez garder à l'esprit, c'est que l'objectif de la France, c'est de travailler, d'agir pour la paix et la sécurité.
- Ukraine - Russie -
(...)
Q - Monsieur le Ministre, le ministre polonais des affaires étrangères parle aujourd'hui d'une guerre en Ukraine. Vous le savez, l'OTAN affirme que des soldats russes sont entrés en territoire ukrainiens et cela est prouvé aujourd'hui par des images satellites. Est-ce la guerre en Ukraine ?
R - En effet, nous avons des indications extrêmement alarmantes qui montrent qu'il y a des forces militaires russes à l'est de l'Ukraine. Lorsqu'un pays envoie des forces militaires dans un autre pays sans l'accord et même contre l'accord de cet autre pays, cela s'appelle une intervention et évidemment, cela est inacceptable. On ne peut pas, dans la société internationale, accepter, quel qu'en soit le prétexte qu'un pays envoie une partie de ses militaires dans un autre pays contre le gré du dit pays.
Vous savez que la position de la France depuis le début est de dire qu'il faut, par rapport à la Russie, faire à la fois preuve de fermeté et de dialogue.
Nous avons essayé le dialogue mais encore faut-il qu'il y ait une réponse.
Pour ce qui concerne la fermeté, nous avons déjà pris un certain nombre de sanctions. Si la Russie, en urgence, ne modifie pas son comportement, il est probable que les sanctions seront encore renforcées.
Q - À chaque fois un train de sanctions est décidé à l'encontre de la Russie, mais peut-on imaginer une intervention militaire pour repousser les troupes russes ?
R - Non. Il faut rester dans le domaine de la raison.
Q - Oui, mais la Russie ne reste pas dans le domaine de la raison.
R - Oui mais nous devons y rester, nous.
Personne de sensé ne peut souhaiter qu'il y ait une guerre avec la Russie, il faut rester raisonnable et retomber sur terre.
En revanche, il faut, par une pression de plus en plus forte, il n'y a pas d'autres moyens, faire que la Russie renonce d'autant que ce n'est, me semble-t-il absolument pas de son intérêt.
Les sanctions économiques ont déjà eu des conséquences redoutables sur l'économie russe. Il n'y a plus d'investissements, le rouble a chuté, la bourse russe chute également. Il y a toute une série de difficultés.
Q - Mais cela n'empêche pas Vladimir Poutine de poursuivre son agression contre l'Ukraine.
R - Eh bien, il faut que nous soyons suffisamment unis et suffisamment fermes pour exercer un effet de dissuasion, voilà la position qui est celle de la France. (...).
- Virus Ébola -
(...)
Q - L'Ouest de l'Afrique est touché aujourd'hui par le virus Ebola qui a fait plus de 1.500 morts. Vous en avez parlé lors de votre discours aux ambassadeurs. Le gouvernement français a recommandé à Air France de suspendre ses vols à destination de la Sierra Leone. Aujourd'hui, les gouvernements africains ont le sentiment qu'on les isole. C'est une décision qui a été dénoncée par les organisations humanitaires. Diriez-vous que c'est le principe de précaution qui prime sur le principe de solidarité ?
R - C'est une situation très difficile parce que, d'un côté, bien évidemment, il y a des gens à secourir, de l'autre il faut éviter la contagion. Et nous n'avons pas pris la même position - vous l'avez noté sans doute - pour ce qui concerne la Sierra Leone et pour ce qui concerne les pays voisins, puisque la situation sanitaire n'est pas la même.
Mais, lorsqu'il y a un risque extrême d'épidémie, les médecins nous ont dit qu'il faut absolument éviter la contagion. (...).
- Diplomatie économique -
Q - Laurent Fabius, merci d'être avec nous en direct du Quai d'Orsay.
Monsieur le Ministre, vous venez de clôturer la XXIIe conférence des ambassadeurs, ambassadeurs à qui vous avez donné un mot d'ordre : priorité à la diplomatie économique. Vous avez dit qu'ils devaient être des patrons dans leur pays respectif.
Monsieur Fabius, le mot patron est devenu le mot à la mode même en diplomatie, est-ce vive les patrons ?
R - Non, c'est un peu plus compliqué que cela. La diplomatie économique c'est important, pourquoi ? Parce que la France est une grande puissance diplomatique mais, dans le monde où nous sommes, il n'y a pas de grande puissance diplomatique si on n'a pas, en même temps, un rayonnement économique, c'est une évidence. Les ambassadeurs qui sont les chefs de l'action extérieure de l'État doivent donc s'occuper d'économie, c'est-à-dire favoriser la présente entreprise française à l'étranger et favoriser les investissements étrangers en France.
C'est le message sur lequel j'ai insisté mais pas seulement. De plus, je leur ai dit : «oui, vous devez vous occuper d'économie, - ce sont les entreprises qui créent les richesses mais l'État peut les accompagner - mais vous devez aussi vous occuper de diplomatie stratégique, de diplomatie culturelle, de diplomatie climatique, de diplomatie sportive.»
Je pense d'ailleurs que c'est l'intérêt de leur fonction, qui est d'un intérêt exceptionnel, de jouer sur la totalité des registres. La France ne compte que 65 millions d'habitants, mais si c'est l'un des grands pays du monde, avec le plus d'influence, c'est parce que nous avons une langue qui est parlée partout dans le monde, parce que nous sommes une puissance économique, parce que nous avons une puissance militaire, parce que nous avons des principes, parce que nous avons un réseau culturel extraordinaire.
Je leur ai donc demandé d'utiliser tous leurs atouts, toute la palette, Ils sont nos représentants - c'est cela l'expression de patron - dans les différents pays et en même temps, occupez-vous d'économie. (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 septembre 2014