Texte intégral
Profitant des journées d'été des Verts, Réforme a interrogé Alain Lipietz sur une question qui a soulevé l'indignation. Réponse nuancée et intéressante du candidat à la présidentielle.
Amnistie en Corse ?
Propos recueillis par Stéphane Lavignotte
Était-il vraiment opportun d'évoquer l'amnistie, comme vous l'avez fait cet été ?
Alain Lipietz : À Corte, les nationalistes corses demandaient une amnistie comme préalable pour mener à bien le processus de paix. Interrogé par des journalistes, j'ai répondu - et c'est la position unanime des Verts - que l'amnistie ne pouvait être qu'un couronnement de la paix, pas un préalable. Sur les crimes de sang, j'ai répondu que, depuis 50 ans, les amnisties en France les avaient inclus, de la Libération à la Nouvelle-Calédonie. Mais c'était une erreur de donner l'impression de régler cette question au nom de l'expérience, alors qu'elle ne pourra être posée que plus tard, dans une ambiance de consolidation de la paix.
J'avais d'autant moins l'intention de déclencher cette polémique que je pense qu'il faut remettre en cause l'amnistie à la française. Car si elle efface la sanction, elle efface aussi la faute et la mémoire de la faute, puisqu'on n'a plus le droit d'évoquer des faits amnistiés. Pour la raison d'État, c'est un moyen d'opportunité qui concourt à la paix civile.
Mais, en même temps, cela refoule le débat : il a fallu 40 ans à la France pour réussir à rouvrir la mémoire de la collaboration après l'amnistie de 1952 ; pour l'Algérie cela commence à peine. Des amis psychosociologues sud-américains évoquent le même traumatisme pour l'Argentine ou le Chili et le manteau de Noé jeté sur les crimes des dictatures militaires. Parce que cette amnistie prend la forme d'une amnésie, on a ce qu'un historien a appelé ? un passé qui ne passe pas ?.
Depuis, du procès Papon au Tribunal pénal international sur l'ex-Yougoslavie, on a essayé de faire mieux : ne pas amnistier les faits mais, au contraire, faire en sorte qu'il y ait toujours un jugement, un jugement public qui provoque le débat. Quand les sociétés serbe, bosniaque ou croate commencent à livrer leurs nationaux à la justice, cela peut laisser espérer qu'il y a un début de réflexion de leur part sur les crimes inhumains qui leurs sont reprochés.
L'évêque d'Ajaccio évoque le modèle de la commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud pour ? aborder la question de l'amnistie avec plus de profondeur ?. Qu'en pensez-vous ?
Avec ma fille, qui travaille sur place, j'ai vu une généralisation du débat social magnifiquement réalisée par la commission de Desmond Tutu. Cette solution répondait à la contradiction qu'il ne faut pas laisser impunis des crimes mais qu'en même temps ces crimes avaient pour origine un système politique ? l'apartheid ? qui a disparu depuis.
Non seulement la promesse de l'effacement de la sanction a facilité la fin de l'apartheid en donnant une porte de sortie aux extrémistes mais, sans cette promesse, certains crimes n'auraient jamais été avoués. Cela permettait de dire que le crime avait bien eu lieu, que c'était un crime, et qui l'avait commis.
On a eu des dialogues bouleversants entre des criminels et leurs victimes. Comme le montre Primo Levi, à propos de la déportation, et le centre Primo-Levi, qui aide les victimes de tortures politiques, même si la sanction symbolique n'est pas suffisante pour tout le monde, les victimes ou leurs familles ont d'abord besoin que la société dise qui est le bourreau et qui est la victime, pour qu'il y ait deuil, renaissance, reconstruction. Et qu'éventuellement, ensuite, il puisse y avoir réconciliation. D'où l'importance aujourd'hui que soient jugés Pinochet et les militaires argentins. Et qu'un jour soient jugés les assassins, en Corse ou au Pays basque.
Aucun modèle ne peut être copié tel quel. Mais après le retour à la paix civile, le jour où les Corses et les Français devront se réconcilier, ils feraient bien de s'inspirer du modèle sud-africain.
(Source http://www.lipietz2002.net, le 9 octobre 2001)