Interview de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, à Europe 1 le 1er août 2001, sur le chômage, les 35 heures, les salaires et la Sécurité sociale.

Prononcé le 1er août 2001

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

A. Chabot - Pour le deuxième mois consécutif, le chômage ne baisse pas ; 8 500 demandeurs d'emploi de plus en juin. Faut-il vraiment s'inquiéter ou dire, comme E. Guigou, que nous sommes à un palier, avec une zone de turbulences ?
- "On peut interpréter comme on veut les choses, mais on doit quand même commencer à s'interroger et essayer de prendre quelques dispositions pour modifier le cours des choses. Le plus grave, c'est la tendance. C'est le deuxième mois, et cela veut dire que maintenant la tendance n'est plus à la baisse mais à la hausse. Que madame Guigou dise qu'en 2005 ou en fin d'année, on sera en dessous de 8,5 % - comme si 8,5 était satisfaisant -, je trouve que c'est grave. On ne peut pas porter un jugement brutal. Il faut voir les conséquences psychologiques de cette situation."
Le plus grave, c'est que les Français perdent le moral ?
- "C'est cela..."
Déjà, on voit que les entreprises attendent...
- "...Et puis monsieur Peyrelevade annonce que, pour réduire les coûts, il va licencier - ou plus exactement laisser partir - à peu près 2 500 personnes [du Crédit Lyonnais]. Cela veut dire que ça a un effet psychologique sur deux façons de se comporter : quand on est au chômage et qu'on cherche du travail, si l'environnement est mauvais, on n'a pas le dynamisme nécessaire pour le chercher quand on sait par avance qu'on ne va pas avoir de réponse favorable ; cela émousse les choses. Il y a un second phénomène qui, maintenant, devient un phénomène très grave : c'est le chômage de longue durée. Pour l'instant, on peut se féliciter qu'il y ait une légère amélioration, on commence à taper dedans, mais il faut connaître le comportement des gens. Et moi, je veux le dire ici - c'est l'occasion de le faire, puisqu'on est un peu en congé, on a le temps d'expliquer un peu les choses -, ce qui est grave maintenant, c'est que les directeurs de ressources humaines n'embauchent plus les gens sur leurs qualités, mais ils ajoutent quelques éléments complémentaires comme celui du lieu d'habitation. Monsieur Untel, parce qu'il habite tel département, par définition, est considéré comme un personnage à risques, donc on ne l'intègre plus. Ce qui veut dire qu'on est en train de faire des ghettos ; on est en train de faire du chômage de longue durée. Un jour ou l'autre, cela se paiera très cher, il y aura des conséquences sociales absolument importantes."
Qu'est-ce que cela veut dire "départements à risques" ?
- "Les départements à risques... On dit, par exemple, que dans le 93, il y a quelques communes, quelques villes et localités, où les gens, quels que soient leurs qualités, leur niveau, leur formation, - tout ressort, y compris le racisme, etc. -, ceux-là, dès qu'ils se présentent pour travailler, on les écarte systématiquement en considérant que cela ne peut amener que des ennuis. C'est comme cela qu'on fait des ghettos, et c'est comme cela qu'on a des problèmes de sécurité. Le grave danger, c'est justement cette réduction insuffisante du chômage, et c'est pour cela qu'il faut relancer les choses économiquement. Il est clair que maintenant, si l'on ne fait pas attention, ce travail qui commençait à devenir un travail fructueux, à savoir que le chômage de longue durée avait tendance à se réduire un peu, il faut l'accélérer par tous les moyens. Je ne dis pas qu'il faut donner priorité aux chômeurs de longue durée, parce que ce serait une autre discrimination, mais en tout cas, il faut s'attaquer à cette affaire-là. Figurez-vous qu'il y a des gens qui n'ont jamais vu leurs parents travailler, et qui ne travaillent pas eux-mêmes. Cela commence à être quelque peu inquiétant."
Avant d'arriver aux mesures que doit prendre le Gouvernement, l'effet 35 heures est passé...
- "Non, je ne suis pas d'accord avec vous. L'effet 35 heures, pour l'instant, il est double : pour 7 millions de personnes dans le privé, il y a eu modération salariale, on n'a pas réglé l'effet 35 heures pour les fonctionnaires, je rappelle..."
Sur l'emploi dans le privé, vous dites que ce n'est pas fini ?
- "Non, sur l'emploi, ce n'est pas fini. Grosso modo, l'effet 35 heures dans le privé, c'est à peu près 300 000 personnes embauchées. Il y a maintenant 7 millions de personnes dans les PME. Est-ce que cela va avoir un effet de la même importance ? Je ne le crois pas. Je crois, par définition, que l'effet embauche sera moins important. Ceci étant, il faut le jouer quand même et donc, il faut appliquer les 35 heures à l'an 2002, c'est réglé d'avance. Il faut y aller aussi pour les fonctionnaires. Et là, il y a un problème qui est le budget : monsieur Fabius que nous ne pouvons pas avoir un déficit supérieur à 0,5 % - c'est-à-dire, l'engagement européen. Ce qui veut dire qu'il ne donne pas la liberté de faire les embauches nécessaires pour appliquer les 35 heures, ce qui aurait pour effet, effectivement, d'améliorer la situation de l'emploi."
Par exemple, dans les hôpitaux, [il y a de] gros problèmes de rentrée pour le Premier ministre. A votre avis, combien faut-il créer d'emplois, de postes, pour appliquer tranquillement ces 35 heures ?
- "Vous connaissez les données : d'un côté, monsieur Fabius dit qu'il est d'accord pour 10000 ; la réalité c'est 45000. Pour appliquer arithmétiquement, il faudrait 45000. Cela veut donc dire, que les hôpitaux, déjà régulièrement en difficulté l'été, l'étaient encore plus cet été. Et maintenant, on se pose la question des infirmières, - c'est quelque chose qui devient de plus en plus récurrent, mais qui ne concerne pas que des infirmières - : même si on avait les créations de postes dans les hôpitaux, à l'heure actuelle, on ne pourrait pas satisfaire les besoins, parce qu'on n'a plus d'infirmières qualifiées en France, et qu'il y a un délai de latence. Là, on arrive à la catastrophe ; on l'a manqué de très près avec les maternités. Il y a quelque chose qui ne va pas. La négociation qui a eu lieu avec monsieur Kouchner..."
...Si on peut reprendre les choses dans l'ordre, on s'y retrouvera un peu plus. On parlera de B. Kouchner et des négociations dans un instant. Je voudrais qu'on reste sur cette histoire du pouvoir d'achat. Vous dites qu'il faut redonner confiance aux Français. Que doit faire le Gouvernement pour redonner confiance aux Français et qu'ils n'aient pas le moral cassé par la succession des chiffres du chômage ?
- "Redonner confiance", c'est deux choses : il ne faut pas détruire la tendance qui était à la baisse du chômage ; il faut relancer, il faut donner un relais. Le relais n'est possible que par la demande et par la consommation. Il faut donc faire une politique de salaires qui soit meilleure, notamment dans le privé et dans la fonction publique. Dans la fonction publique, vous savez déjà les annonces effectuées. Dans le privé, c'est clair : il y a eu modération salariale. L'effet 35 heures, c'est aussi la modération salariale."
Vous n'avez pas eu les augmentations de salaires quand la croissance était au plus fort, ce n'est pas maintenant que les entreprises vont les accorder ?
- "Pardonnez-moi, on ne peut dire aux salariés que quand la croissance est forte, on fait une modération salariale parce qu'il faut faire passer les choses, et puis après, quand il y a des difficultés de croissance, on nous dit : maintenant, il faut encore faire un effort. A croire que les salariés sont toujours en situation de faire un effort ! Le sprint ne peut pas être continu, il faut nous laisser respirer un petit peu. Donc, il est clair qu'il faut effectivement faire une politique de la demande. Il faut que cela relaye, que cela efface les turbulences pour qu'on reprenne ce rythme de baisse, parce qu'on ne peut pas se contenter de 8,5. Il faut qu'on descende en dessous. Je me souviens de 1975, où le plein emploi c'était : on quittait une entreprise le vendredi, le lundi, on retrouvait du travail. Ca, c'est le plein emploi. Il faut retendre vers ce temps-là."
Votre confrère de la CGC disait hier que les cadres sont prêts à se battre sur des augmentations de salaire à la rentrée. Etes-vous prêt à vous associer à une action commune ?
- "Nous allons faire plus que cela, puisque j'annonce, d'ores et déjà, qu'à la rentrée, nous allons faire des actions interprofessionnelles où nous mettrons non seulement les salaires, mais aussi la Sécurité sociale et les retraites. Nous ferons cela vraisemblablement au mois d'octobre ; je vais préparer cela pendant tout le mois de septembre. Déjà, en ce moment, nous distribuons du matériel, - c'est-à-dire des tracts, des affiches, etc. - pour dire aux gens : "Reposez, vous y avez droit ; vous avez droit aux congés payés comme les autres, mais ceci étant, ne vous épanchez pas complètement sur votre situation, faites bien attention, si on ne se bat maintenant, compte tenu des échéances électorales, après, ce sera en plein phénomène de politisation", et je veux éviter que le syndicat aille sur ce terrain."
Comme prévu, le Medef n'a pas désigné ses représentants aux caisses de Sécurité sociale d'assurance maladie. Hier, politique de la chaise vide décidée par monsieur Seillière, ils ont jusqu'au 1er octobre pour changer d'avis. Souhaitez-vous qu'ils changent d'avis ?
- "Oui, bien entendu. Je pense que c'est une erreur. Je partage avec eux le mécontentement : il n'est pas du tout question de prendre les cotisations sociales pour les affecter à la réduction de la durée du travail. Si l'Etat continue sa politique de réduction de la durée du travail - ce que je souhaite -, il doit trouver son financement avec les impôts, c'est tout à fait clair. Ceci étant, ce serait une très grande maladresse, avec de grandes conséquences, que le patronat ne rejoigne plus les caisses de Sécurité sociale. Là où le mécontentement existe pour moi, c'est que c'est monsieur Kouchner a négocié hier alors que c'est la CNAM qui aurait dû négocier. C'est vrai que depuis les ordonnances Juppé, on nous met un peu sur le côté. Mais ce n'est pas foutant le camp qu'on va laisser le terrain aux autres. Le mieux, c'est de rester sur le terrain et de dire : nous, nous voulons être un élément déterminant, il faudrait dans ce pays, que le ministère de la Santé soit doté, qu'il ait un budget, et il faudrait qu'à côté, la Sécurité sociale puisse respirer. J'ai cru comprendre, en écoutant ce que disaient les patrons de maternité, qu'il faut que le bébé qui vient de naître devienne un assujetti social. Mais c'est fait ! Je rappelle que le bébé qui vient de naître est un assujetti social, du fait que sa mère est une assujettie sociale. Cela veut dire que les 400 millions qu'ils vont avoir, c'est la Sécurité sociale qui va les payer avec des prix de journée. On pourrait quand même en discuter avec la Sécurité sociale. Cela informerait d'ailleurs les gens au passage ; cela nous responsabiliserait. C'est quand même ça le problème de la santé."
Conséquences éventuelles du départ du Medef : la CFDT pourrait renoncer éventuellement à diriger la Sécurité sociale...
- "...Pourquoi ? Vous faites un lien que je n'oserais pas, moi."
Non, je ne fais pas de lien, je dis "conséquence." Question posée : si par hasard, la CFDT renonçait, est-ce que FO serait prête à reprendre l'assurance maladie ?
- "Nous avons quitté la présidence de la Caisse nationale de l'assurance maladie parce que nous étions contre la réforme Juppé. L'important, pour moi, c'est de modifier la réforme Juppé. C'est clair que partis comme nous sommes, nous allons vers l'étatisation, et tout le monde sait que nous ne resterons pas dans l'étatisation. On sait que c'est la première étape. Quand la Sécu sera étatisée, on la renvoie ensuite au privé, c'est sûr. C'est monsieur Kessler et les compagnies d'assurance qui gagnent."
Vous seriez prêt à prendre la relève ou pas ?
- "Si on modifie et on remet en cause les ordonnances de monsieur Juppé, si le Gouvernement accepte - comme nous le lui avons demandé - de discuter du problème sur le fond, il est possible que nous reprenions des responsabilités. Mais si nous restons sur les ordonnances Juppé, je vous dis tout de suite que c'est "non." C'est très clair, très précis. Et puis, je n'associe pas à ce point - vous le faites beaucoup plus que moi - le sort de la CFDT au patronat. Mais dis donc ! Vous osez !"
A propos des négociations sociales à la rentrée, vous en attendez quoi ?
- "On va voir s'ils ont menti ou pas, s'ils ont été sincères quand nous avons signé ce texte - ce n'est pas un accord -, cette déclaration des voies et moyens de la convention collective..."
C'est pour le Medef. Mais sur le Gouvernement, vous attendez quoi ?
- "Que les dossiers que nous avons lancés après nos entretiens, après le fait que nous sommes allés voir madame Guigou - moi, je passe des vacances studieuses ; mes camarades vont voir le cabinet, on discute des quatre problèmes qui ont été énoncés dans la lettre de monsieur Jospin -, je veux des conclusions au mois de septembre ! Justement, si on ne les a pas, comme je le crains, cela alimentera l'action que nous allons lancer au niveau interprofessionnel au mois d'octobre."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 1er août 2001)