Texte intégral
Monsieur le Président de la République d'Haïti,
Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames et Messieurs,
Nous voici réunis aujourd'hui pour rendre hommage à la mémoire de Toussaint Louverture. Un homme aussi grand pour la France qu'il l'est pour Haïti.
Il est toujours difficile de mettre des mots sur les sentiments de tristesse, de gratitude et d'admiration.
Permettez que je donne la parole à un homme qui, lui, avait les mots.
A propos de Toussaint Louverture, Aimé Césaire a écrit ceci : "Il y a un bon moyen d'apprécier son rôle, et sa valeur. C'est de lui appliquer le critère cher à Péguy : de mesurer de quel étiage il a fait monter le niveau de son pays, le niveau de conscience de son peuple. On lui avait légué des bandes. Il en avait fait une armée. On lui avait laissé une jacquerie. Il en avait fait une révolution ; une population, il en avait fait un peuple. Une colonie, il en avait fait un état ; mieux, une nation. Qu'on le veuille ou non : tout dans ce pays, converge vers Toussaint, et de nouveau irradie de lui."
Toussaint Louverture n'est pas seulement le héros du peuple haïtien. Il compte aussi pour le peuple français. Toussaint Louverture est l'un de ces hommes qui contribua à donner à nos deux pays, comme à notre humanité en général, une mémoire, une conscience et un honneur.
Avant de devenir le « premier des Noirs », Toussaint Louverture avait lui-même était esclave dans la plantation de la famille Bréda, où il avait pu ressentir dans sa chair et dans celle de ses compagnons l'infamie qui était faite au peuple noir. Ce peuple sur les épaules duquel, durant des siècles, ruisselèrent "des tonnes de chaînes, des orages de coups et des fleuves de crachats." (Frantz Fanon)
Cette infamie qui consista, pour des hommes, à ravaler d'autres hommes au rang de bien meubles, à permettre que des êtres humains soient vendus, loués, achetés, et exploités comme du bétail. L'esclavage nous montre le danger encouru par l'humanité lorsque la barbarie l'emporte sur la civilisation.
Cette mémoire du désastre ne saurait être seulement celle des Haïtiens, celles des Ultramarins, ou celle des descendants d'esclaves. Nous devons continuer à uvrer pour que cette mémoire soit un bien commun à tous et un patrimoine de vigilance pour les générations futures.
L'Abbé Raynal, dès les années 1770, dans son Histoire des Deux Indes, considérait que seul un homme providentiel, un messie noir, pourrait briser le joug des tortionnaires et rendre sa liberté et sa dignité à ces hommes offensés, humiliés et piétinés par l'Histoire. "Il ne manque aux nègres", écrivait l'Abbé Raynal, "qu'un chef assez courageux pour les conduire à la vengeance et au courage. Où est-il, ce grand homme, que la nature doit peut-être à l'honneur de l'espèce humaine ? Où est-il ce Spartacus nouveau, qui ne trouvera point de Crassus ? Alors seulement disparaîtra le code noir." Toussaint sera ce Spartacus noir. Sa vie se transforme en destin lorsqu'il rallie, dans la nuit du 22 au 23 août 1791 l'insurrection des esclaves du Bois-Caïman pour devenir bientôt le guide de ses frères de désastre.
C'est au travers de ce petit homme d'un mètre soixante trois à peine, frêle, fragile, malingre, et même ingrat aux dires des historiens, que la liberté adviendra et que naîtra la Nation haïtienne.
Celui qui avait lui-même était réduit en esclavage finira par rallier les rangs de la République française abolitionniste et, de général de brigade deviendra le personnage le plus puissant de Saint-Domingue, le premier gouverneur noir d'une colonie française, le "premier des noirs" comme il se désignait lui-même devant Napoléon. Le 12 juillet 1801, il signera et promulguera une nouvelle constitution pour Saint-Domingue afin, comme il l'écrit à Napoléon, "d'apaiser la révolte, de rétablir la tranquillité, de faire succéder le bon ordre à l'anarchie et enfin de donner au peuple la paix." Et à Napoléon qui cherche à le circonvenir, que répond-t-il ? "Vous me demandez si je désire de la considération, des honneurs, des richesses. Oui, sans doute : mais je ne veux point les tenir de vous. Ma considération dépend du respect de mes compatriotes, mes honneurs de leur attachement, ma fortune de leur fidélité."
Bonaparte répondra à cette lettre par l'envoi d'un corps expéditionnaire de plusieurs milliers d'hommes, afin de capturer les chefs noirs, de remettre la main sur Saint-Domingue et de rétablir l'esclavage.
Après plusieurs mois de combats violents et indécis, Toussaint accepte la trêve proposée par Leclerc et se retire sur ses terres. Mais le 7 juin, un piège lui est tendu et lui qui se rend au rendez-vous seul et sans arme est arrêté pour trahison, et déporté en France avec sa femme, Suzanne, ses fils Placide, Isaac et Saint-Jean, et ses belles filles, Victoire Tuzac et Louise Catherine Chancy. Un décret de Bonaparte le fait interner au secret et, plutôt que de lui faire un procès, préfère le laisser mourir en prison.
Et c'est ici qu'est mort Toussaint, à Fort de Joux, dans la prison la plus froide de toutes, dans cette cellule où il aura passé le plus clair de son temps, durant sept mois, assis sur la chaise sur laquelle on retrouvera son corps inanimé au petit matin du 7 avril 1803. Toussaint n'aura jamais vu la proclamation d'indépendance de son île par son lieutenant Dessalines, lui qui pourtant en avait été le principal instigateur. Toussaint ne connaîtra pas non plus l'abolition de 1848 (pour les autres vieilles colonies), dont son combat a pourtant ouvert le chemin.
Toussaint Louverture fait partie de ces hommes qui ont donné une chair à l'esprit de la Révolution. Il a donné son sens et sa réalité à l'idéal de la déclaration des droits. Dans sa déclaration du droit des gens, de 1795, l'Abbé Grégoire proclame que "les peuples sont respectivement indépendants et souverains", que " cette souveraineté est inaliénable", que « les entreprises contre la liberté d'un peuple sont un attentat contre les autres peuples. »
Les grands hommes sont ceux qui ont la force de convertir les grandes aspirations humaines dans la réalité la plus concrète. Les grands hommes sont ceux qui donnent vie aux grands principes.
Toussaint Louverture, pétri des idéaux de la Révolution française, a donné, par son engagement, à la Révolution française sa vérité : celle de l'universalisme. Toussaint Louverture a combattu, au péril de sa vie, pour que les droits de l'homme ne soient pas seulement ceux de l'homme européen. Il a permis, comme l'écrivait le diplomate et écrivain haïtien Hannibal Price, que ce soit "à Haïti que le nègre se fasse homme en brisant ses fers". Il a fait de ses frères une nation. Il a uvré, par son courage, à ce que l'humain s'accroisse dans tous les hommes.
L'héritage de Toussaint, les valeurs qui ont présidé à son action et que partagent nos deux pays, il nous faut continuer à les porter hauts et à les porter loin. Les valeurs de dignité, de solidarité et de respect ne sont jamais ni un acquis, ni une rente. Elles restent toujours à préserver et à défendre. Tâchons d'être, ensemble, aujourd'hui encore, à la hauteur des idéaux et de l'action de Toussaint Louverture.
Merci à voussource http://www.outre-mer.gouv.fr, le 18 novembre 2014
Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames et Messieurs,
Nous voici réunis aujourd'hui pour rendre hommage à la mémoire de Toussaint Louverture. Un homme aussi grand pour la France qu'il l'est pour Haïti.
Il est toujours difficile de mettre des mots sur les sentiments de tristesse, de gratitude et d'admiration.
Permettez que je donne la parole à un homme qui, lui, avait les mots.
A propos de Toussaint Louverture, Aimé Césaire a écrit ceci : "Il y a un bon moyen d'apprécier son rôle, et sa valeur. C'est de lui appliquer le critère cher à Péguy : de mesurer de quel étiage il a fait monter le niveau de son pays, le niveau de conscience de son peuple. On lui avait légué des bandes. Il en avait fait une armée. On lui avait laissé une jacquerie. Il en avait fait une révolution ; une population, il en avait fait un peuple. Une colonie, il en avait fait un état ; mieux, une nation. Qu'on le veuille ou non : tout dans ce pays, converge vers Toussaint, et de nouveau irradie de lui."
Toussaint Louverture n'est pas seulement le héros du peuple haïtien. Il compte aussi pour le peuple français. Toussaint Louverture est l'un de ces hommes qui contribua à donner à nos deux pays, comme à notre humanité en général, une mémoire, une conscience et un honneur.
Avant de devenir le « premier des Noirs », Toussaint Louverture avait lui-même était esclave dans la plantation de la famille Bréda, où il avait pu ressentir dans sa chair et dans celle de ses compagnons l'infamie qui était faite au peuple noir. Ce peuple sur les épaules duquel, durant des siècles, ruisselèrent "des tonnes de chaînes, des orages de coups et des fleuves de crachats." (Frantz Fanon)
Cette infamie qui consista, pour des hommes, à ravaler d'autres hommes au rang de bien meubles, à permettre que des êtres humains soient vendus, loués, achetés, et exploités comme du bétail. L'esclavage nous montre le danger encouru par l'humanité lorsque la barbarie l'emporte sur la civilisation.
Cette mémoire du désastre ne saurait être seulement celle des Haïtiens, celles des Ultramarins, ou celle des descendants d'esclaves. Nous devons continuer à uvrer pour que cette mémoire soit un bien commun à tous et un patrimoine de vigilance pour les générations futures.
L'Abbé Raynal, dès les années 1770, dans son Histoire des Deux Indes, considérait que seul un homme providentiel, un messie noir, pourrait briser le joug des tortionnaires et rendre sa liberté et sa dignité à ces hommes offensés, humiliés et piétinés par l'Histoire. "Il ne manque aux nègres", écrivait l'Abbé Raynal, "qu'un chef assez courageux pour les conduire à la vengeance et au courage. Où est-il, ce grand homme, que la nature doit peut-être à l'honneur de l'espèce humaine ? Où est-il ce Spartacus nouveau, qui ne trouvera point de Crassus ? Alors seulement disparaîtra le code noir." Toussaint sera ce Spartacus noir. Sa vie se transforme en destin lorsqu'il rallie, dans la nuit du 22 au 23 août 1791 l'insurrection des esclaves du Bois-Caïman pour devenir bientôt le guide de ses frères de désastre.
C'est au travers de ce petit homme d'un mètre soixante trois à peine, frêle, fragile, malingre, et même ingrat aux dires des historiens, que la liberté adviendra et que naîtra la Nation haïtienne.
Celui qui avait lui-même était réduit en esclavage finira par rallier les rangs de la République française abolitionniste et, de général de brigade deviendra le personnage le plus puissant de Saint-Domingue, le premier gouverneur noir d'une colonie française, le "premier des noirs" comme il se désignait lui-même devant Napoléon. Le 12 juillet 1801, il signera et promulguera une nouvelle constitution pour Saint-Domingue afin, comme il l'écrit à Napoléon, "d'apaiser la révolte, de rétablir la tranquillité, de faire succéder le bon ordre à l'anarchie et enfin de donner au peuple la paix." Et à Napoléon qui cherche à le circonvenir, que répond-t-il ? "Vous me demandez si je désire de la considération, des honneurs, des richesses. Oui, sans doute : mais je ne veux point les tenir de vous. Ma considération dépend du respect de mes compatriotes, mes honneurs de leur attachement, ma fortune de leur fidélité."
Bonaparte répondra à cette lettre par l'envoi d'un corps expéditionnaire de plusieurs milliers d'hommes, afin de capturer les chefs noirs, de remettre la main sur Saint-Domingue et de rétablir l'esclavage.
Après plusieurs mois de combats violents et indécis, Toussaint accepte la trêve proposée par Leclerc et se retire sur ses terres. Mais le 7 juin, un piège lui est tendu et lui qui se rend au rendez-vous seul et sans arme est arrêté pour trahison, et déporté en France avec sa femme, Suzanne, ses fils Placide, Isaac et Saint-Jean, et ses belles filles, Victoire Tuzac et Louise Catherine Chancy. Un décret de Bonaparte le fait interner au secret et, plutôt que de lui faire un procès, préfère le laisser mourir en prison.
Et c'est ici qu'est mort Toussaint, à Fort de Joux, dans la prison la plus froide de toutes, dans cette cellule où il aura passé le plus clair de son temps, durant sept mois, assis sur la chaise sur laquelle on retrouvera son corps inanimé au petit matin du 7 avril 1803. Toussaint n'aura jamais vu la proclamation d'indépendance de son île par son lieutenant Dessalines, lui qui pourtant en avait été le principal instigateur. Toussaint ne connaîtra pas non plus l'abolition de 1848 (pour les autres vieilles colonies), dont son combat a pourtant ouvert le chemin.
Toussaint Louverture fait partie de ces hommes qui ont donné une chair à l'esprit de la Révolution. Il a donné son sens et sa réalité à l'idéal de la déclaration des droits. Dans sa déclaration du droit des gens, de 1795, l'Abbé Grégoire proclame que "les peuples sont respectivement indépendants et souverains", que " cette souveraineté est inaliénable", que « les entreprises contre la liberté d'un peuple sont un attentat contre les autres peuples. »
Les grands hommes sont ceux qui ont la force de convertir les grandes aspirations humaines dans la réalité la plus concrète. Les grands hommes sont ceux qui donnent vie aux grands principes.
Toussaint Louverture, pétri des idéaux de la Révolution française, a donné, par son engagement, à la Révolution française sa vérité : celle de l'universalisme. Toussaint Louverture a combattu, au péril de sa vie, pour que les droits de l'homme ne soient pas seulement ceux de l'homme européen. Il a permis, comme l'écrivait le diplomate et écrivain haïtien Hannibal Price, que ce soit "à Haïti que le nègre se fasse homme en brisant ses fers". Il a fait de ses frères une nation. Il a uvré, par son courage, à ce que l'humain s'accroisse dans tous les hommes.
L'héritage de Toussaint, les valeurs qui ont présidé à son action et que partagent nos deux pays, il nous faut continuer à les porter hauts et à les porter loin. Les valeurs de dignité, de solidarité et de respect ne sont jamais ni un acquis, ni une rente. Elles restent toujours à préserver et à défendre. Tâchons d'être, ensemble, aujourd'hui encore, à la hauteur des idéaux et de l'action de Toussaint Louverture.
Merci à voussource http://www.outre-mer.gouv.fr, le 18 novembre 2014