Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, dans "Ouest France" du 14 décembre 2014, sur la lutte contre le déréglement climatique et la Conférence de Lima sur le climat.

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Circonstance : 20ème conférence des parties de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP 20), à Lima (Pérou) du 9 au 12 décembre 2014

Média : Ouest France

Texte intégral


Q - Le monde vient de se retrouver à Lima pour parler du climat. Les choses avancent ?
R - Au moment où vous m'interrogez, les discussions ne sont pas terminées. L'issue de la conférence de Lima est encore incertaine. Ce qui est sûr, c'est que la gravité du dérèglement climatique s'est amplifiée : sécheresses extrêmes, pluies torrentielles, déforestation, montée des eaux... La prise de conscience des conséquences s'est, elle aussi, approfondie. Ce n'est plus seulement l'affaire de quelques spécialistes. Avant Lima, il y avait eu le sommet du climat à New York, les engagements européens sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, puis l'accord historique récent entre la Chine et les États-Unis, qui sont les plus importants pollueurs au monde. La communauté mondiale se mobilise. On avance, mais lentement. J'espère que l'issue finale de Lima ira dans le bon sens.
Q - Que retenez-vous de Lima ?
R - Si elle aboutit, la COP 20 (20e conférence sur le climat qui regroupe 195 pays) de Lima aura été utile, mais il reste encore de nombreux points à décider pour faire de la COP 21 à Paris, en 2015, le succès indispensable. Il faudra encore avancer sur le point politique difficile de la différenciation : tous les pays, développés ou non, ont-ils la même responsabilité dans le dérèglement et doivent-ils accomplir - ou non - les mêmes efforts pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre ?
Q - Et il y a la question des engagements de chaque État.
R - Oui. Avant l'été 2015, (selon ce que dira le texte de Lima) chaque pays devra déclarer ce qu'il entend faire pour limiter ses émissions de gaz à effet de serre. L'addition de ces contributions devrait nous permettre de voir si l'on peut arriver à maintenir le réchauffement climatique à moins de 2 °C, ce qui est décisif. Une grande partie des discussions à Lima a porté sur cette question : quelles modalités pour ces engagements nationaux, notamment pour les mécanismes de contrôle et les financements ?
Q - Donc il reste beaucoup de travail pour que Paris soit un succès...
R - Le succès à Paris est espéré, mais il n'est pas encore acquis. Comme futur président de cette COP 21, je vais travailler étroitement avec le président péruvien de la COP 20 et avec chaque pays. Je devrai être à la fois impartial, actif et facilitateur dans l'élaboration des solutions. Tout au long de l'année, les réunions internationales vont se multiplier pour que l'on arrive, d'ici décembre 2015, à un texte et à des engagements afin d'aider les pays à opérer cette mutation vers une économie décarbonée.
Q - Pour cela, le secteur privé va devoir, lui aussi, se mobiliser ?
R - Tout à fait. De plus en plus d'entreprises prennent conscience qu'un secteur qui n'intègre pas le risque climatique est un secteur menacé. Nous devons mettre en place un «agenda des solutions», incluant les villes, les régions, la société civile, les entreprises, afin que des projets concrets émergent. La lutte contre le dérèglement climatique ne doit pas être perçue uniquement comme une contrainte mais aussi comme une opportunité. La croissance traditionnelle, fondée sur les énergies fossiles (pétrole, charbon, etc.), n'offre plus les mêmes marges de progrès et il faut trouver dans la transition énergétique de nouveaux relais de développement.
Q - Et pour le grand public plutôt préoccupé par le chômage ?
R - La croissance verte va générer de nouveaux emplois. Il nous faut sensibiliser l'ensemble de nos compatriotes à ces questions qui les concernent dans leur vie quotidienne. Sans confondre la météorologie et la climatologie, je vais par exemple recevoir prochainement les présentateurs météo des diverses chaînes pour leur suggérer une dimension pédagogique dans l'explication qu'ils pourront donner de tel ou tel phénomène climatique. Au Bourget, où se déroulera la COP 21, il y aura un large espace, un « Village », où la société civile aura sa pleine place.
Q - Nous sommes vraiment à un tournant historique ?
R - Je le crois. L'un des intervenants de Lima expliquait qu'on passait du «capitalisme carboné» au «capitalisme climatique». On peut discuter sur ce «capitalisme», mais l'usage massif des énergies fossiles, qui ont permis depuis des décennies la croissance, rend à terme invivable notre planète. Les gaz à effet de serre que l'activité humaine a produits sont malheureusement là pour plusieurs millénaires. On ne peut plus continuer ainsi.
Q - Car les conséquences sont déjà visibles ?
R - Bien sûr, y compris en France. Dans le monde, nous constatons que de petites îles sont menacées de disparition, des populations entières souvent très pauvres contraintes à la migration, les rendements et les surfaces agricoles sont impactés. Si l'on poursuit la déforestation, l'humanité peut être confrontée à de nouvelles épidémies, comme Ebola ou le Sida, dont les virus existent depuis longtemps mais qui étaient jusqu'ici «tapis» dans les forêts. Nous n'avons donc plus le choix : attendre, c'est échouer. Les décisions que nous prendrons - ou non - vont contribuer à sauver - ou non - des dizaines de millions de vies.
Q - Pour la position de la France sur la scène internationale, l'enjeu est grand ?
R - Paris Climat 2015 sera la plus grande conférence diplomatique jamais accueillie par la France. On attend 20.000 délégués, environ 40.000 personnes et 3.000 journalistes ! C'est une responsabilité forte qui demande une minutieuse préparation nationale et internationale. C'est l'image de notre pays que nous engageons. L'une des principales difficultés est que ce type d'accord exige le consensus universel entre 195 pays sur un accord ambitieux. L'exemple de Lima montre que c'est très difficile.
Q - Pour le président Hollande, un accord historique ferait du bien à son quinquennat.
R - Je vous concède qu'un succès est toujours mieux... qu'un échec. Mais, en l'occurrence, on dépasse de loin la politique politicienne. Il s'agira d'un rendez-vous avec l'Histoire et non pas d'un enjeu électoral.
Q - Depuis quand vous sentez-vous concerné par ces questions climatiques ?
R - Au début des années 2000, au sein du Parti socialiste, j'avais défini ce qu'était la «social-écologie». Pendant longtemps, le PS, né dans les conflits ouvriers, s'était préoccupé moins de l'environnement que des conditions de travail ou des revenus des travailleurs : la nature n'était alors guère prise en compte. À l'époque, je considérais qu'elle devait faire partie intégrante de notre projet. Qu'elle constituait même la condition sine qua non pour que la combinaison travail-capital puisse continuer à générer de la croissance.
Q - Ce poste de président d'une conférence mondiale, c'est votre bâton de maréchal ?
R - Cela fait pas mal de temps qu'on me dit que la responsabilité que j'exerce à tel ou tel moment constitue mon bâton de maréchal. Je l'ai entendu quand j'étais Premier ministre ou président de l'Assemblée nationale ! Je commence donc à posséder une belle collection de bâtons.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 décembre 2014