Interview de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec France Inter le 12 janvier 2015, sur la lutte contre le terrorisme.

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Média : France Inter

Texte intégral


BRUNO DUVIC
En quoi la France est-elle différente ce matin de ce qu'elle était hier ?
MONSIEUR LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES LAURENT FABIUS
Je pense qu'elle est plus forte. C'est un paradoxe formidable alors que nous avons connu un drame épouvantable au milieu de la semaine dernière. Je reprends ce qu'a très bien dit Bernard GUETTA, hier c'était un moment d'unité et de fierté nationale. J'étais dans la manifestation aux côtés des dirigeants étrangers, et ça ne m'a pas empêché de regarder ce qui se passait autour. Hier soir, je faisais un petit examen de conscience. Quels sont les mots qui m'ont frappé et les thèmes ? Unité nationale absolument extraordinaire, unité internationale : le quart des dirigeants du monde étaient là autour de nous. Liberté, le thème commun : ce qu'on entendait, c'étaient les libertés, que ce soit par rapport à la liberté d'expression, de la presse, par rapport à la liberté religieuse. Citoyenneté, citoyenneté : c'était la France qui était mise en avance, c'était la patrie. Fermeté : la façon dont a accueilli les policiers. Et finalement, au bout de tout cela, la fierté. J'ai vu même un petit garçon qui devait avoir huit-dix ans, qui chantait “La Marseillaise?. Souvent les paroles de « La Marseillaise », quand on les entonne ça nous paraît un peu difficile, mais là : “entendez-vous dans nos campagnes mugir ces féroces soldats qui viennent jusque dans vos bras égorger nos fils et nos compagnes?, c'est exactement le mot d'ordre dans la lutte contre le terrorisme. Hier, « La Marseillaise » était le chant du monde. Vous dites qu'est-ce qu'il y a de nouveau ? C'est ça.
BRUNO DUVIC
Comment prolonge-t-on cet état d'unité, de fierté, où la liberté et la solidarité l'emportent ?
LAURENT FABIUS
C'est toute la difficulté. Il faut que les responsables politiques soient à la hauteur du peuple.
BRUNO DUVIC
C'est un slogan qu'on a beaucoup entendu hier : maintenant, les politiques doivent être à la hauteur.
LAURENT FABIUS
Oui. Oui, oui. Ça nous pose à tous évidemment un défi qu'on est là pour relever puisque les responsables étymologiquement sont des gens qui doivent apporter des réponses. Les réponses, il y en a sur plusieurs terrains.
BRUNO DUVIC
Et il y aura nécessairement des réponses de droite et des réponses de gauche aux questions qui se posent. Après tout, c'est le débat d'idées démocratique normal.
LAURENT FABIUS
Oui. Je pense qu'il y a par rapport au terrorisme, puisque c'est ça le sujet qui est posé, les origines c'est quoi ? Il y a des origines sociales, sociétales comme dit de manière prétentieuse. C'est lié à l'éducation, c'est lié à la famille, c'est lié à l'encadrement, c'est lié à la religion, et cætera. Il y a des origines qui sont liées à notre appareil de sécurité, est-ce qu'il est suffisant ? Et puis, il y a des origines internationales. Il faut donc répondre sur ces trois plans et là, il pourra y avoir des différences entre les uns et les autres. Mais il faut que le débat qui aura lieu soit à la hauteur de ce que nous a dit le peuple, c'est-à-dire : « Soyez unis et répondez ».
BRUNO DUVIC
Ça passe par une commission de travail bipartisane, par exemple sur la question des effectifs dans l'enseignement ?
LAURENT FABIUS
Oui. C'est une idée. Juste après vous avoir quitté tout à l'heure, je me rendrai à une réunion autour de François HOLLANDE où nous devons aborder cela avec Manuel VALLS et Bernard CAZENEUVE. Il faut qu'on tire les leçons de ce qui s'est passé sur tous les plans. Une commission bipartite, ça peut être une bonne idée. Sur le plan purement sécuritaire si je puis dire, j'en discutais hier avec le ministre de l'Intérieur qui a vraiment très, très bien rempli son rôle. Il a réuni ses homologues hier et il y a déjà un certain nombre de pistes qui se dégagent, sachant que ce gouvernement-ci a renforcé beaucoup les moyens de lutte contre le terrorisme et il a bien fait.
BRUNO DUVIC
Quelles pistes ?
LAURENT FABIUS
Trois, quatre. Par exemple au plan de l'Internet, il y a à mettre au point des formules de régulation. On sent bien qu'il y a là des choses qui ne vont pas du tout. Dans les prisons, c'est vrai qu'il y a un effet d'entraînement et de porosité vis-à-vis du terrorisme. Schengen, il y a des mesures à prendre pour Schengen soit plus efficace.
BRUNO DUVIC
C'est-à-dire ?
LAURENT FABIUS
Ce qu'on appelle le PNR. Le PNR, ce sont les initiales de Passenger Name Record. C'est-à-dire qu'il faut qu'on ait un registre qui permette de voir tous les gens qui sont passagers en Europe pour après en tirer des conséquences. Il y a un texte, il est naturellement bloqué au Parlement européen.
BRUNO DUVIC
C'est un sujet de débat et de désaccord entre l'exécutif et le Parlement européen ?
LAURENT FABIUS
Oui. Mais je pense qu'il va y avoir là une évolution, elle me paraît indispensable. Puis, il y a aussi la question du trafic d'armes parce que les armes qu'on a vu utiliser sont des armes de guerre. Il faut se pencher beaucoup plus activement pour contrôler au niveau européen tout ce qui se passe dans cette matière-là. Voilà quelques pistes que m'a dites Bernard CAZENEUVE et il faut mettre cela au point.
BRUNO DUVIC
Une cinquantaine de chefs d'Etat et de gouvernement étaient présents hier à Paris. Comment justifier la présence par exemple d'Ali BONGO et Viktor ORBAN entre autres ? Cette manifestation défendait les libertés.
LAURENT FABIUS
Les choses se sont passées de la façon suivante. Evidemment, comme chef de la diplomatie, j'étais aux premières loges de l'organisation de tout ça. Lorsque la manifestation de dimanche a été décidée, nous avions deux jours, deux jours et demi pour la préparer. Il y a eu beaucoup de demandes qui ont été faites de dirigeants étrangers de venir en France. On ne peut pas les refuser. Puis par les ambassadeurs, nous avons fait savoir à certains pays que nous serions encore plus honorés que leurs principaux dirigeants viennent. C'est l'agrégation de tout ça qui a fait le cortège d'hier.
BRUNO DUVIC
On ne pouvait en aucun cas refuser. Certains ont eu l'impression que l'esprit de la manifestation était volé avec des personnalités qui ne sont franchement pas des amis de la liberté de la presse.
LAURENT FABIUS
Oui. Je ne vais pas donner de noms en particulier, chacun peut avoir son sentiment. Mais je pense que l'esprit général de la défense des libertés prévalait. D'une certaine manière, ayons une interprétation optimiste. Ou bien ce qui a été jugé qui était important, c'était le contraste entre la cause générale et les personnalités qui étaient présentes, ou bien et c'est là où je suis optimiste, peut-être que cela les incitera à aller dans le sens de plus de libertés.
BRUNO DUVIC
Mais vous n'y croyez pas vraiment ?
LAURENT FABIUS
Vous savez, Léon BLUM disait : « Je le crois parce que je l'espère ».
BRUNO DUVIC
Unité nationale, combien de temps durera-t-elle ? Nicolas SARKOZY déclare ce matin que l'immigration n'est pas liée au terrorisme mais qu'elle complique les choses.
LAURENT FABIUS
J'ai entendu un bout de son intervention où il répétait plusieurs fois et il a tout à fait raison : « Je ne suis pas polémiste ». C'est la partie de son intervention que j'ai préférée.
BRUNO DUVIC
Est-ce qu'on a sous-estimé la virulence de l'antisémitisme en France dans la population, dans les médias et au gouvernement ?
LAURENT FABIUS
Non. Non, non, non. On ne l'a pas sous-estimée mais il faut lutter contre l'antisémitisme - encore une fois, ce n'est pas une opinion et c'est pénalement répréhensible – et contre tous les antis. L'une des grandes leçons de la gigantesque manifestation, mobilisation d'hier, c'est le respect des religions et en même temps, c'est la plus illustration qu'on pouvait avoir de la défense de la laïcité. Je pense qu'il faut réapprendre dans nos écoles ce qu'est la laïcité. Nous avons là, nous la France, un trésor dans les mains, c'est-à-dire la séparation entre l'ordre religieux – chacun peut avoir sa religion ou pas de religion, c'est le domaine du privé – mais pour ce qui concerne le temporel, la seule communauté que nous avons c'est la citoyenneté. Ça, c'est un trésor extraordinaire et il faut le défendre. Pour ce qui est de tous ceux qui sont les fanatiques et les ennemis de la religion, il faut être extrêmement dur à leur endroit, que ce soient les antisémites, que ce soient les antimusulmans, que ce soient les anticatholiques. Non ! Les religions ont le droit de cité et les religions sont des religions de paix.
BRUNO DUVIC
Laurent FABIUS, ministre des Affaires étrangères, est l'invité de France Inter jusqu'à 08 heures 55.
source : Service d'information du Gouvernement, le 13 janvier 2015