Interview de Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice, avec RTL le 11 mars 2015, sur le racisme et sur le Front national.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral


YVES CALVI
Jean-Michel APHATIE, vous recevez la garde des Sceaux, Christiane TAUBIRA.
JEAN-MICHEL APHATIE
Bonjour Christiane TAUBIRA.
CHRISTIANE TAUBIRA
Monsieur APHATIE.
JEAN-MICHEL APHATIE
Le président de la République a évoqué la semaine, dernière, en reprenant ce que vous aviez vous-même dit il y a un mois, la nécessité d'organiser des actions de groupe, pour lutter contre le racisme et les discriminations, en clair, l'action devant la justice, un dépôt de plainte, notamment, pourrait ne plus être seulement individuelle, mais émaner d'une association ou d'un groupe d'individus. Allez-vous présenter une loi, Christiane TAUBIRA, pour organiser cela ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Absolument. Nous allons introduire, dans une réforme que je porte déjà, et qui s'appelle J21, qui est une réforme de la justice quotidienne, de la justice civile, et qui permet de faciliter les procédures, qui permet de rendre les sites judiciaires plus proches des personnes, de faciliter leurs démarches et leurs formalités, dans ce texte de loi j'introduis effectivement des dispositions qui permettront à des personnes qui sont victimes de discriminations, de se regrouper et donc d'agir en justice ensemble.
JEAN-MICHEL APHATIE
C'est nécessaire ?
CHRISTIANE TAUBIRA
C'est absolument indispensable, parce qu'en fait, de toute façon, vous savez que la discrimination, la haine, le racisme, tout ça, ça affaiblit les victimes, dont les personnes ont déjà à faire face aux difficultés qui sont induites par cela, lorsqu'il y a des discriminations, à l'emploi, à une inscription universitaire, par exemple, ou une discrimination au logement, la personne, déjà, est affaiblie par cela, et trouver la force supplémentaire, elle est affaiblie psychologiquement, elle l'est affectivement, elle peut l'être aussi matériellement, et trouver la force supplémentaire d'agir en justice, c'est une complication, d'autant que même si la discrimination est flagrante, il est parfois difficile d'en apporter la preuve. Donc permettre aux personnes de se regrouper, de faire en sorte que sur une série de discriminations, il soit plus manifeste qu'il y a bien une action délibérée, cela va effectivement permettre de réparer le préjudice vis-à-vis des victimes, mais au niveau de la société aussi cela va mettre en lumière certaines pratiques, et sans doute les faire reculer.
JEAN-MICHEL APHATIE
Ça va multiplier les procédures, aussi, peut être entrainer ce que l'on caractérise, comme une judiciarisation trop importante de la société ou de la vie sociale ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Ce n'est pas ce que nous souhaitons. Ce que nous souhaitons c'est dire que dans la société, dans une République qui affiche aussi clairement ses valeurs, et notamment la valeur d'égalité, il n'est pas question de laisser prospérer des pratiques qui mettent en péril ce pacte Républicain. Mais il ne s'agit pas de changer de culture, au contraire, justement, dans la même réforme, nous travaillons à faire intervenir des modes alternatifs de règlement des litiges, c'est-à-dire beaucoup plus de conciliation et beaucoup plus de médiation. Donc il ne s'agit pas de devenir procédurier, il s'agit de faire passer le droit, de faire passer la justice, donc de permettre à des personnes en vulnérabilité d'agir ensemble. Et c'est pour ça que nous sommes extrêmement rigoureux sur la procédure, parce que vous savez qu'il y a de l'action de groupe, nous en avons introduit dans la loi Hamon pour la consommation, Marisol TOURAINE en introduit pour la santé. Ce que nous faisons, nous, ministère de la Justice, c'est mettre en place une procédure civile, qui sur tout type de contentieux, permet une action qui soit plus simple, y compris pour les magistrats.
JEAN-MICHEL APHATIE
Projet de loi rapide ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Oui, bien entendu, c'est un projet de loi qui est en fin de concertation, qui sera présenté en Conseil des ministres d'ici à la fin de ce semestre, et qui devrait être au Parlement dans l'année.
JEAN-MICHEL APHATIE
Vous êtes vous-même, Christiane TAUBIRA, l'objet de propos personnels violents. Le journal Le Parisien, ce matin, rapporte ceux d'une maire adjointe UMP de Juvisy, dans la région parisienne, lors d'une discussion sur Facebook à une interlocutrice qui avait contre vous des propos nettement racistes, cette élue a répondu : « C'est pitoyable d'avoir une telle ministre, elle vient de Cayenne, là où il y avait un bagne, qu'elle reparte là-bas, vu qu'elle a toujours détesté la France ». Comment vous réagissez à ces propos, Christiane TAUBIRA ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Pas à ça, parce que c'est juste lamentable.
JEAN-MICHEL APHATIE
Ça vous fait mal ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Ça n'a pas d'importance. C'est surtout fréquent…
JEAN-MICHEL APHATIE
Pourquoi ça n'a pas d'importance ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Ça n'a pas d'importance, parce que l'important n'est pas ma personne…
JEAN-MICHEL APHATIE
On ne peut pas parler de ses émotions personnelles quand on est dans votre situation ?
CHRISTIANE TAUBIRA
D'abord, je pense qu'il faut mieux avoir la décence de ne pas en parler, parce que… et en particulier lorsqu'on a mené des combats rudes dans sa vie, et qu'on a eu le temps de se forger une capacité à résister, donc voilà, on n'est pas à plaindre, et si j'ai des… Même avant, moi je disais à mes enfants, parce que parfois mon fils ainé trouvait que je résistais à trop de situations, et je lui avais dit : « Mais quand je pleure, je pleure dans ma chambre ». Donc même mes enfants n'ont pas à savoir si je souffre. Mais je dis que c'est lié au début de notre conversation, monsieur APHATIE, c'est-à-dire que là ce sont des agressions qui frappent des millions de personnes. C'est visible, parce que ça me touche, moi, mais il y a des millions de personnes qui se ramassent ça en pleine figure, à longueur de temps. Donc c'est ça qu'il faut interroger, qu'est-ce qui se passe dans la société, qu'est-ce qui fait que des personnes se sentent autorisées à s'exprimer comme ça, sans inhibition…
JEAN-MICHEL APHATIE
Le racisme est important en France, il se développe ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Moi je pense… je ne parlerai pas de la France, je dirais qu'il y a des partis politiques qui ont des responsabilités particulières, et je constate notamment que l'UMP est en train de retrouver ses vieux démons…
JEAN-MICHEL APHATIE
Le racisme peut exister aussi à gauche.
CHRISTIANE TAUBIRA
Bien sûr, le racisme est le racisme…
JEAN-MICHEL APHATIE
Personne, hélas, n'en a le monopole.
CHRISTIANE TAUBIRA
Le racisme est le racisme, mais enfin j'entends quand même des voix politiques particulières, qui appartiennent à des forces, à des corps politiques constitués. Alors, moi je veux bien qu'on parle dans l'abstraction, le racisme est insupportable, d'où qu'il vienne, et quelles que soient les convictions de celle ou de celui qui le porte, c'est insupportable, c'est intolérable et c'est à combattre. Ça c'est très clair. Maintenant, il y a des paroles politiques indentifiables, identifiées, avec des signatures, qui de plus en plus jouent avec le bord de la ligne, et puis après les citoyens franchissent le dernier pas qui manque. Et c'est ce qui s'est passé aussi l'année dernière. On a focalisé sur cette petite fille, mais cela faisait deux ans que des élus politiques, que des élus, des responsables politiques, étaient tout à fait au bord de la ligne, et c'est ce qui se passe. Donc on voit, il y a juste une différence de degré, lorsque des responsables politiques attaquent ma personne, sans arrêt. Mais enfin, j'ai une action politique, je prends, des décisions, j'ai des prises de positions, que l'on attaque cela, et vous constatez que l'on attaque ma personne. Donc, après, qu'un citoyen ou qu'un élu de moindres responsabilités, franchisse la ligne, ça n'est pas étonnant. Mais je répète qu'il y a bien des partis, qui dans leur course effrénée après un autre parti politique, sont en train de retrouver leurs vieux démons.
JEAN-MICHEL APHATIE
La petite fille que vous avez évoquée, je le dis à l'attention des auditeurs, une petite fille qui avait eu à votre égard un geste raciste lors d'un de vos déplacements.
CHRISTIANE TAUBIRA
Et je ne vais pas lui faire porter, elle, la responsabilité de responsables politiques qui, pendant deux ans, ont laissé entendre qu'on pouvait franchir ce pas là.
JEAN-MICHEL APHATIE
Vous ne nommerez pas ces responsables politiques.
CHRISTIANE TAUBIRA
Eh bien ils sont sur vos antennes à longueur de temps.
JEAN-MICHEL APHATIE
Le premier tour des élections départementales aura lieu dans dix jours, « j'ai peur pour la France », a dit Manuel VALLS, qu'elle se fracasse contre le Front national. Avez-vous peur, Christiane TAUBIRA ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Alors, ce que le Premier ministre indique, c'est que la nature profonde du Front national nous conduise à nous inquiéter de la capacité…
JEAN-MICHEL APHATIE
Mais ce n'est pas la question. Lui, il a parlé de ses émotions, lui il a dit : « Moi, j'ai peur ». Vous avez peur ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Il a dit qu'il a peur que la France se… Il n'a pas dit qu'il a peur, point à la ligne, il a dit : j'ai peur que la France se fracasse sur le Front national.
JEAN-MICHEL APHATIE
« J'ai peur que la France, qu'elle se fracasse contre le Front national ».
CHRISTIANE TAUBIRA
Eh bien oui, donc, ça, ce n'est pas une parole de peur.
JEAN-MICHEL APHATIE
Il a dit « j'ai peur ».
CHRISTIANE TAUBIRA
Oui, si vous mettez un point après peur, mais ça n'est pas une parole de peur, c'est une formule qui dit : « Compte tenu de la nature de ce parti et de sa capacité à abuser les gens », parce que la nature de ce parti, sa nature profonde se révèle constamment, y compris dans les pratiques de ces élus, parce que le Front national a de plus en plus d'élus, donc on les voit à l'oeuvre, on les voit à pied d'oeuvre, et on voit bien leurs pratiques, des scandales à répétition, des politiques publiques qui dissocient, qui fragilisent…
JEAN-MICHEL APHATIE
Mais c'est un parti républicain.
CHRISTIANE TAUBIRA
Ah moi ce n'est pas aussi simple que ça, il ne suffit pas d'aller aux élections pour être un parti républicain, il faut accepter d'abord les valeurs de la République, et les valeurs de la République, c'est accepter que nous fassions société, malgré nos différences.
JEAN-MICHEL APHATIE
Et il ne les accepte pas, le Front national ?
CHRISTIANE TAUBIRA
C'est accepter que nous soyons des citoyens égaux entre nous. Ça c'est la première valeur de la République, donc être un parti républicain c'est accepter cela. Et lorsque dans les municipalités tenues par la Front national, on se rend compte qu'ils font des distinctions entre les associations par exemple qui interviennent auprès des publics les plus vulnérables, et qu'ils suppriment les moyens financiers de ces associations, eh bien ils rompent le pacte républicain. Donc il ne suffit pas de profiter, de venir parasiter les avantages et les protections de la République, pour être républicain.
JEAN-MICHEL APHATIE
Donc le Front national n'est pas républicain.
CHRISTIANE TAUBIRA
C'est certainement pas moi qui vais lui donner ce…
JEAN-MICHEL APHATIE
Ce ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Ce titre prestigieux et magnifique.
JEAN-MICHEL APHATIE
De parti républicain.
CHRISTIANE TAUBIRA
Mais je conteste aussi bien sa nature républicaine que sa nature démocratique. Je les conteste toutes les deux, et je le démontre. Je le démontre.
JEAN-MICHEL APHATIE
Christiane TAUBIRA, qui n'a pas peur, était l'invitée de RTL, ce matin.
YVES CALVI
Christiane TAUBIRA qui annonce qu'un texte de loi va bien permettre les actions de groupe contre les discriminations et le racisme. Merci à tous les deux. Entretien à réécouter et à retrouver sur le site rtl.fr.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 18 mars 2015