Texte intégral
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Député,
Monsieur le Sénateur,
Monsieur le Maire,
Mesdames, Messieurs les membres du Comité de marche 98,
Mesdames, Messieurs,
Nous sommes réunis aujourd'hui pour commémorer ensemble les victimes de l'esclavage colonial. Chaque année, depuis la grande marche de 1998, des milliers de personnes se rassemblent pour cette journée du souvenir.
Je suis honorée d'être parmi vous aujourd'hui, à Creil, et je tiens à vous remercier, Monsieur le Maire, ainsi que le Comité Marche du 23 mai et son Président Serge Romana de m'avoir invitée et de prendre part de façon si exemplaire à cette journée de commémoration.
Les cérémonies de commémorations sont nombreuses. Elles permettent à chaque histoire singulière de trouver la date qui symbolise au plus près son recueillement. Le 27 avril à Mayotte, le 10 mai dans l'Hexagone, le 22 mai en Martinique, le 27 mai en Guadeloupe, le 10 juin en Guyane, le 20 décembre à la Réunion.
Le 23 mai est aussi une date importante pour la mémoire de l'esclavage et de son abolition. Le 23 mai 1848, le gouverneur Rostolan, devant le soulèvement des esclaves de la Martinique fit entrer en application le décret du 27 avril relatif à l'abolition de l'esclavage. Le 23 mai 1848, près de 75.000 esclaves se ré-emparèrent d'une liberté dont on les avait spoliés depuis des siècles eux et leurs ancêtres. Dans les mois qui suivirent, les chaînes furent rompues en Guadeloupe, en Guyane et à La Réunion. La liberté était retrouvée. Mais si la « maladie des chaînes », selon la belle formule, se soigne, elle ne se guérit jamais tout à fait. Les descendants d'esclaves continuent à vivre dans une douleur insondable et dans un deuil impossible. Le deuil de ceux que l'on n'a pas connu. Depuis son expérience d'homme, de philosophe et de psychiatre, Frantz Fanon a écrit des pages que nous ferions bien de relire pour comprendre les blessures des générations venues après, les blessures de ceux que cette tragédie continue à meurtrir. Nous savons que les sociétés humaines préfèrent célébrer les évènements qui sont à leur gloire. Mais célébrer l'abolition de l'esclavage ne peut et ne doit servir de prétexte à oublier le sort réservé aux victimes. Célébrer l'abolition de l'esclavage c'est rendre hommage aux morts et aux suppliciés.
La France a mis du temps à reconnaître cette part de son Histoire. Mais elle l'a fait et continue à le faire dans une volonté d'élucidation, de transmission et de vigilance.
L'inauguration du Mémorial ACTe par le Président de la République le 10 mai dernier en est encore un signe important. J'étais présente à cette cérémonie. De nombreux ministres étaient présents à cette cérémonie. Toute la France était présente à cette cérémonie.
« La lucidité », écrivait le grand poète René Char, « est la blessure la plus proche du soleil. » Elle est une exigence de l'âme et un exercice éthique qui font souvent vaciller celui qui s'y livre pleinement. Mais il est préférable de vaciller que de s'effondrer sur soi. Et faire acte de déni face à notre Histoire reviendrait à conduire notre pays à sa perte. On ne construit pas un avenir en dissimulant au présent les ruines de son passé. Ce passé, s'il n'est pas interrogé, s'il n'est pas mis en partage, s'il n'est pas transmis, continuera à faire le lit de la discorde, des blessures, des humiliations et peut-être un jour celui des affrontements. Nous devons assumer notre passé désuni si nous voulons assurer notre avenir commun.
Il est important que cette mémoire si longtemps enfouie puisse comme aujourd'hui, comme ce soir sur la place de la République, s'exprimer aujourd'hui librement. Le passé hante les hommes et les peuples qui n'en veulent rien savoir. Ce travail de mémoire est douloureux. Non seulement pour ceux qui ont souffert jusque dans la chair de leurs ancêtres ces atrocités, mais également, ne nous en cachons pas, pour ceux qui sont très souvent tenus pour responsable des crimes de leurs aïeux. Ce travail de mémoire est douloureux. Il peut aussi être parfois périlleux. On ne peut que déplorer de constater qu'il s'accompagne chez certains de ce que l'on désigne par ces terribles expressions de « concurrence mémorielle », et de « concurrence victimaire ».
Les expressions sont terribles. Mais ce qu'elles désignent est pire encore. Et il ne m'apparaît pas possible de m'adresser aujourd'hui à vous sans en parler.
Cette question me touche, et bien au-delà de la piteuse et pitoyable polémique dans laquelle j'ai été prise malgré moi, je dirai même contre moi, il y a de cela quelques mois, à l'occasion de ma présence à la commémoration des 70 ans de la libération du camp d'Auschwitz.
Cette question me touche parce qu'elle touche ce qui devrait nous être à tous le plus sacré : le respect de nos morts et le souvenir des suppliciés.
On ne brandit pas la souffrance et l'humiliation de ceux qui ont souffert, de ceux qui ont été humiliés, comme une banderole dans le cortège d'une manifestation.
On ne brandit pas la souffrance et l'humiliation de ceux qui ont souffert, de ceux qui ont été humiliés, pour faire parler de soi ou se mettre en avant. On ne fait pas le « buzz » en instrumentalisant le chaos.
Enfin, et surtout peut-être, on ne brandit pas la souffrance et l'humiliation d'un peuple piétiné par l'Histoire pour remettre en cause la souffrance et l'humiliation d'un autre peuple lui aussi piétiné par l'Histoire.
La mémoire des suppliciés devrait faire honte à ceux qui se laissent aller à pareils comportements. La catastrophe de l'esclavage. La catastrophe de la Shoah. La catastrophe du Rwanda.
Ces milliers de victimes seraient-elles en compétition ? Il y aurait-il un vainqueur de la discipline ? Serions-nous aux Jeux Olympiques ? Certains voudraient-ils que soit décernée chaque année une médaille de bronze, une médaille d'argent et une médaille d'or pour les peuples ayant le plus souffert ?
Ce ne seront pas les victimes qui monteront sur le podium.
Les victimes ne sont plus là.
Je ne tolérerai jamais que l'on tire avantage de mes ancêtres suppliciés. Que quiconque tire avantage de ces drames. Nous n'avons que notre chagrin, notre mémoire et notre silence pour honorer nos morts.
La colère n'est pas illégale. Elle n'est même pas illégitime. Elle est avant tout une manière de réagir à sa propre détresse. Je comprends cette colère. Il lui arrive aussi de me gagner le cur. Mais je sais que cette colère est sans ennemi. Et jamais je n'entrerai en rivalité avec ceux que cette même détresse, que ce même chagrin, que cette même colère peut étreindre.
Au contraire, je sais pouvoir partager avec ceux dont l'Histoire a aussi terrassé les parents, les grands-parents et les ancêtres, un sentiment de désolation similaire. Nos histoires diffèrent, mais notre peine et la dtresse de ceux qui nous ont précédés doivent nous permettre de trouver un lieu de reconnaissance et de solidarité.
Enfin, comme j'ai tâché de l'exprimer la semaine passée à Nanterre où était également organisée une cérémonie de commémoration, il est important de rappeler à cette jeunesse descendante des victimes de l'esclavage et de la décolonisation que leurs ancêtres ne sont pas seulement à pleurer, mais également à admirer. Jamais les larmes ne sauraient noyer la fierté.
L'esclavage n'est pas le seul héritage des descendants d'esclaves. Cette jeunesse, ne cessons jamais de le lui rappeler, est l'héritière de ce qu'il s'est fait de plus grand dans les arts, dans la musique, dans la danse, dans la littérature, dans la poésie.
Celui qui ressasse est le prisonnier de sa propre mémoire. Celui qui se souvient, au contraire, est celui qui en honorant ses morts peut vivre en son présent et envisager son avenir.
N'oublions rien, jamais. Mais ne laissons pas une part de notre jeunesse dépérir dans une tentative de deuil impossible. N'oublions rien, jamais. Mais veillons à ce que les bourreaux d'hier ne restent pas les geôliers de notre présent.
Bâtissons fraternellement notre avenir. C'est le plus éclatant des démentis à apporter à ceux qui, hier comme aujourd'hui, cherchent à séparer les Français d'origines, de cultures et de traditions diverses. Quel que soit notre provenance, restons unis. Quel que soit notre histoire, soyons respectueux des blessures de chacun, solidaires de l'histoire de chacun et vigilants à l'égard de tous ceux qui voudraient encore nous priver du bienfait de vivre ensemble. Parce que notre vivante solidarité d'aujourd'hui est la seule revanche que nous ayons à notre disposition contre les maîtres de mort d'hier.
Merci à vous.Source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 29 mai 2015
Monsieur le Député,
Monsieur le Sénateur,
Monsieur le Maire,
Mesdames, Messieurs les membres du Comité de marche 98,
Mesdames, Messieurs,
Nous sommes réunis aujourd'hui pour commémorer ensemble les victimes de l'esclavage colonial. Chaque année, depuis la grande marche de 1998, des milliers de personnes se rassemblent pour cette journée du souvenir.
Je suis honorée d'être parmi vous aujourd'hui, à Creil, et je tiens à vous remercier, Monsieur le Maire, ainsi que le Comité Marche du 23 mai et son Président Serge Romana de m'avoir invitée et de prendre part de façon si exemplaire à cette journée de commémoration.
Les cérémonies de commémorations sont nombreuses. Elles permettent à chaque histoire singulière de trouver la date qui symbolise au plus près son recueillement. Le 27 avril à Mayotte, le 10 mai dans l'Hexagone, le 22 mai en Martinique, le 27 mai en Guadeloupe, le 10 juin en Guyane, le 20 décembre à la Réunion.
Le 23 mai est aussi une date importante pour la mémoire de l'esclavage et de son abolition. Le 23 mai 1848, le gouverneur Rostolan, devant le soulèvement des esclaves de la Martinique fit entrer en application le décret du 27 avril relatif à l'abolition de l'esclavage. Le 23 mai 1848, près de 75.000 esclaves se ré-emparèrent d'une liberté dont on les avait spoliés depuis des siècles eux et leurs ancêtres. Dans les mois qui suivirent, les chaînes furent rompues en Guadeloupe, en Guyane et à La Réunion. La liberté était retrouvée. Mais si la « maladie des chaînes », selon la belle formule, se soigne, elle ne se guérit jamais tout à fait. Les descendants d'esclaves continuent à vivre dans une douleur insondable et dans un deuil impossible. Le deuil de ceux que l'on n'a pas connu. Depuis son expérience d'homme, de philosophe et de psychiatre, Frantz Fanon a écrit des pages que nous ferions bien de relire pour comprendre les blessures des générations venues après, les blessures de ceux que cette tragédie continue à meurtrir. Nous savons que les sociétés humaines préfèrent célébrer les évènements qui sont à leur gloire. Mais célébrer l'abolition de l'esclavage ne peut et ne doit servir de prétexte à oublier le sort réservé aux victimes. Célébrer l'abolition de l'esclavage c'est rendre hommage aux morts et aux suppliciés.
La France a mis du temps à reconnaître cette part de son Histoire. Mais elle l'a fait et continue à le faire dans une volonté d'élucidation, de transmission et de vigilance.
L'inauguration du Mémorial ACTe par le Président de la République le 10 mai dernier en est encore un signe important. J'étais présente à cette cérémonie. De nombreux ministres étaient présents à cette cérémonie. Toute la France était présente à cette cérémonie.
« La lucidité », écrivait le grand poète René Char, « est la blessure la plus proche du soleil. » Elle est une exigence de l'âme et un exercice éthique qui font souvent vaciller celui qui s'y livre pleinement. Mais il est préférable de vaciller que de s'effondrer sur soi. Et faire acte de déni face à notre Histoire reviendrait à conduire notre pays à sa perte. On ne construit pas un avenir en dissimulant au présent les ruines de son passé. Ce passé, s'il n'est pas interrogé, s'il n'est pas mis en partage, s'il n'est pas transmis, continuera à faire le lit de la discorde, des blessures, des humiliations et peut-être un jour celui des affrontements. Nous devons assumer notre passé désuni si nous voulons assurer notre avenir commun.
Il est important que cette mémoire si longtemps enfouie puisse comme aujourd'hui, comme ce soir sur la place de la République, s'exprimer aujourd'hui librement. Le passé hante les hommes et les peuples qui n'en veulent rien savoir. Ce travail de mémoire est douloureux. Non seulement pour ceux qui ont souffert jusque dans la chair de leurs ancêtres ces atrocités, mais également, ne nous en cachons pas, pour ceux qui sont très souvent tenus pour responsable des crimes de leurs aïeux. Ce travail de mémoire est douloureux. Il peut aussi être parfois périlleux. On ne peut que déplorer de constater qu'il s'accompagne chez certains de ce que l'on désigne par ces terribles expressions de « concurrence mémorielle », et de « concurrence victimaire ».
Les expressions sont terribles. Mais ce qu'elles désignent est pire encore. Et il ne m'apparaît pas possible de m'adresser aujourd'hui à vous sans en parler.
Cette question me touche, et bien au-delà de la piteuse et pitoyable polémique dans laquelle j'ai été prise malgré moi, je dirai même contre moi, il y a de cela quelques mois, à l'occasion de ma présence à la commémoration des 70 ans de la libération du camp d'Auschwitz.
Cette question me touche parce qu'elle touche ce qui devrait nous être à tous le plus sacré : le respect de nos morts et le souvenir des suppliciés.
On ne brandit pas la souffrance et l'humiliation de ceux qui ont souffert, de ceux qui ont été humiliés, comme une banderole dans le cortège d'une manifestation.
On ne brandit pas la souffrance et l'humiliation de ceux qui ont souffert, de ceux qui ont été humiliés, pour faire parler de soi ou se mettre en avant. On ne fait pas le « buzz » en instrumentalisant le chaos.
Enfin, et surtout peut-être, on ne brandit pas la souffrance et l'humiliation d'un peuple piétiné par l'Histoire pour remettre en cause la souffrance et l'humiliation d'un autre peuple lui aussi piétiné par l'Histoire.
La mémoire des suppliciés devrait faire honte à ceux qui se laissent aller à pareils comportements. La catastrophe de l'esclavage. La catastrophe de la Shoah. La catastrophe du Rwanda.
Ces milliers de victimes seraient-elles en compétition ? Il y aurait-il un vainqueur de la discipline ? Serions-nous aux Jeux Olympiques ? Certains voudraient-ils que soit décernée chaque année une médaille de bronze, une médaille d'argent et une médaille d'or pour les peuples ayant le plus souffert ?
Ce ne seront pas les victimes qui monteront sur le podium.
Les victimes ne sont plus là.
Je ne tolérerai jamais que l'on tire avantage de mes ancêtres suppliciés. Que quiconque tire avantage de ces drames. Nous n'avons que notre chagrin, notre mémoire et notre silence pour honorer nos morts.
La colère n'est pas illégale. Elle n'est même pas illégitime. Elle est avant tout une manière de réagir à sa propre détresse. Je comprends cette colère. Il lui arrive aussi de me gagner le cur. Mais je sais que cette colère est sans ennemi. Et jamais je n'entrerai en rivalité avec ceux que cette même détresse, que ce même chagrin, que cette même colère peut étreindre.
Au contraire, je sais pouvoir partager avec ceux dont l'Histoire a aussi terrassé les parents, les grands-parents et les ancêtres, un sentiment de désolation similaire. Nos histoires diffèrent, mais notre peine et la dtresse de ceux qui nous ont précédés doivent nous permettre de trouver un lieu de reconnaissance et de solidarité.
Enfin, comme j'ai tâché de l'exprimer la semaine passée à Nanterre où était également organisée une cérémonie de commémoration, il est important de rappeler à cette jeunesse descendante des victimes de l'esclavage et de la décolonisation que leurs ancêtres ne sont pas seulement à pleurer, mais également à admirer. Jamais les larmes ne sauraient noyer la fierté.
L'esclavage n'est pas le seul héritage des descendants d'esclaves. Cette jeunesse, ne cessons jamais de le lui rappeler, est l'héritière de ce qu'il s'est fait de plus grand dans les arts, dans la musique, dans la danse, dans la littérature, dans la poésie.
Celui qui ressasse est le prisonnier de sa propre mémoire. Celui qui se souvient, au contraire, est celui qui en honorant ses morts peut vivre en son présent et envisager son avenir.
N'oublions rien, jamais. Mais ne laissons pas une part de notre jeunesse dépérir dans une tentative de deuil impossible. N'oublions rien, jamais. Mais veillons à ce que les bourreaux d'hier ne restent pas les geôliers de notre présent.
Bâtissons fraternellement notre avenir. C'est le plus éclatant des démentis à apporter à ceux qui, hier comme aujourd'hui, cherchent à séparer les Français d'origines, de cultures et de traditions diverses. Quel que soit notre provenance, restons unis. Quel que soit notre histoire, soyons respectueux des blessures de chacun, solidaires de l'histoire de chacun et vigilants à l'égard de tous ceux qui voudraient encore nous priver du bienfait de vivre ensemble. Parce que notre vivante solidarité d'aujourd'hui est la seule revanche que nous ayons à notre disposition contre les maîtres de mort d'hier.
Merci à vous.Source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 29 mai 2015