Texte intégral
Bonjour à toutes et à tous,
Je suis très heureuse que le Ministère de l'Ecologie accueille dans ses murs cette journée de réflexion et d'échanges organisée à l'initiative de la chaire Economie du climat de l'université de Paris-Dauphine et de la Toulouse School of Economics, journée dont vous êtes, cher Jean Tirole, la cheville ouvrière avec Christian de Perthuis.
Bienvenue aux chercheurs étrangers qui ont répondu à votre invitation.
Et merci aux intervenants des différentes tables rondes, dirigeants de grandes entreprises et scientifiques appartenant à d'éminentes institutions, qui vont nourrir de leur expertise les débats de cette journée à laquelle sont étroitement associés, pour ce qui concerne mon Ministère, le Conseil économique pour le développement durable et le Commissariat général du développement durable.
Ce séminaire consacré aux « enjeux économiques de la Conférence Paris Climat 2015 » et à la tarification du carbone sera, je n'en doute pas, un moment académique de haute tenue. Mais ses organisateurs ont aussi voulu qu'il soit le point de départ d'une mobilisation des économistes dont je partage l'ambition : inscrire au coeur de la préparation et des négociations de la COP 21 la question majeure des instruments les plus pertinents et les plus efficaces pour accélérer la décarbonation de nos économies et, ce faisant, la reprise en main de notre destin climatique.
I.- Le prix du carbone n'est plus tabou
Cette question, absolument centrale, du prix du carbone n'est aujourd'hui plus un tabou dans le monde des affaires et c'est là un basculement d'importance.
J'en avais pris la mesure en septembre dernier lors du sommet organisé à New York par le Secrétaire général des Nations Unies, à l'occasion duquel j'avais rencontré différents représentants des coalitions d'entreprises apportant leur appui à l'initiative lancée par la Banque mondiale pour attribuer un prix au carbone.
Le Business and Climate Summit, auquel je me suis adressé le 20 mai dernier à l'Unesco, et le Climate Finance Day qui l'a suivi ont montré à quel point la prise de conscience avait progressé : la volonté d'agir n'est plus le fait de quelques pionniers isolés mais d'un nombre croissant d'entreprises et d'investisseurs pleinement conscients des risques et des coûts du laisser-faire climatique et partisans assumés de la mise en place d'un prix effectif du carbone qui envoie un signal positif aux marchés et encourage la prise de décision en faveur de solutions bas carbone. Même les pétroliers (pas tous mais pas les moindres) rejoignent le mouvement
Cette révolution culturelle en faveur de la transition vers une économie de plus en plus affranchie du carbone, transition vécue non plus comme une contrainte à subir mais comme autant de chances à saisir, témoigne d'une conviction désormais largement partagée : les atteintes portées à ce bien commun de l'humanité qu'est le climat planétaire ont un coût, la stabilisation de la dérive climatique a une valeur et la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre crée de la richesse.
Nous pouvons enfin passer des externalités négatives aux internalités positives.
Il semble que le temps soit révolu de ces « passagers clandestins » qui retardaient leurs efforts tout en espérant recueillir les bénéfices des actions entreprises par les plus allants.
II.- Des tarifications, une tarification
C'est là une grande avancée mais qui laisse entière la question d'une tarification commune du carbone et de sa mise en oeuvre concrète, objet de controverses scientifiques, techniques et politiques.
Le débat, en effet, ne se réduit pas au duel traditionnel entre la taxe et le marché car il existe aujourd'hui toutes sortes de réponses et de pistes qui ne sont d'ailleurs pas exclusives les unes des autres : marchés de quotas, taxes carbone, prix internes du carbone, valeur tutélaire du carbone, marchés volontaires, tarifs de rachat, crédits d'impôts Toute une mosaïque d'instruments donne, explicitement ou implicitement, un prix ou des prix au carbone, et cela à l'échelle d'un Etat, d'une région, d'un secteur.
En 2014, la Banque mondiale recensait 40 pays, couvrant 22% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et ayant instauré une taxe carbone ou un mécanisme d'échanges de quotas. Lors du Sommet de New York, 74 pays, 23 collectivités publiques et plus d'un millier d'entreprises et d'investisseurs (représentant plus de la moitié des émissions planétaires et du PIB mondial) se sont joints à son appel pour un prix du carbone.
Jusqu'à présent, les instruments les plus utilisés sont les subventions aux investissements bas carbone à travers des tarifs de rachat de l'électricité produite par les énergies renouvelables ou des crédits d'impôts pour favoriser l'efficacité énergétique. Ils intègrent implicitement des prix du carbone très disparates et sont définis à l'échelle nationale ou régionale.
Du côté des entreprises, certaines initiatives innovantes intègrent déjà un prix interne du carbone, façon d'inclure le risque climat dans leurs décisions et d'anticiper les évolutions réglementaires à venir, susceptibles d'affecter la rentabilité future de leurs investissements.
L'Union européenne, pour sa part, s'est dotée d'un marché carbone qui est le premier marché transnational du monde. Toutefois, ses maladies infantiles, ses dysfonctionnements structurels et peut-être certaines frilosités de sa réforme actuelle n'en font pas un modèle achevé mais une expérience dont les leçons méritent d'être tirées. Je compte sur vous pour nous aider à y voir clair sur ses forces et ses faiblesses comme sur celles des marchés carbone nord-américains et des expérimentations pilotes actuellement en cours en Chine.
III.- COP 21 : faire émerger des signaux économiques et financiers incitatifs
Vous le dites et je le crois : l'un des enjeux déterminant du Sommet de Paris est de réussir à favoriser l'émergence de signaux économiques et financiers qui engagent le monde dans la décélération de ses émissions de gaz à effet de serre. Au nombre des instruments permettant d'accélérer cette mutation économique et écologique nécessaire : la monétarisation de la tonne de CO2 et l'instauration d'un prix unique mondial du carbone dont vous êtes depuis longtemps, cher Jean Tirole, un ardent partisan.
Ce sujet ne peut bien sûr être dissocié du financement de l'adaptation et de la transition des pays pauvres qui sont aussi les plus exposés aux dégâts du dérèglement climatique et les plus dépourvus de moyens d'y faire face. C'est la fonction dévolue au Fonds vert et aux contributions, publiques et privées, qui doivent permettre de tenir la promesse des 100 milliards de dollars annuels. Bonus-malus dans le cadre d'un marché mondial du carbone, droits de tirage spéciaux du FMI, autres solutions redistributives : le débat est ouvert mais devra être tranché.
IV.- Marché mondial et prix unique : une perspective mobilisatrice
Faut-il fixer à la tarification du carbone un horizon unificateur à l'échelle mondiale ? Est-ce théoriquement fondé et concrètement possible ? Quelles étapes transitoires envisager et quels mécanismes distributifs imaginer pour garantir une solidarité climatique indissociable du droit au développement ? Quelles règles équitables seraient susceptibles de vaincre les réticences et d'emporter l'adhésion ? Quels équilibres entre incitations positives et pénalités sanctionnant les comportements climaticides ? Sur tous ces sujets et bien d'autres encore, les décideurs mais aussi les citoyens ont besoin de votre éclairage sur les choix possibles et de votre engagement dans le débat public.
Je ne vous cache pas que je crois, pour ma part, que l'objectif d'un prix unique du carbone à l'échelle mondiale, si souhaitable soit-il à terme, me semble devoir être encore expliqué, débattu, défendu et servir de perspective mobilisatrice sans qu'on l'impose par le haut ni qu'on l'oppose à la mosaïque d'initiatives qui, de par le monde, ont la vertu de mettre « un » prix sur le carbone, fût-il infiniment variable d'une région et d'un pays à l'autre.
Saisir l'occasion du Sommet de Paris pour tirer les leçons de ce qui marche le mieux et le moins bien, mettre en réseau pour commencer les différentes juridictions de tarification du carbone, étendre progressivement la couverture des émissions par des prix du carbone : telles me semblent, à court terme, les démarches prioritaires à portée de nos mains. Le plus important, le plus urgent, c'est de reconnaître à l'échelle internationale que le carbone a une valeur sociale et que l'action pour le climat est productrice de richesse collective.
Cette reconnaissance de la valeur sociale du carbone, même déclinée en tarifications différentes, me semble être un signal essentiel pour mieux orienter les subventions et les garanties publiques aux nouveaux investissements bas carbone, pour mieux attirer les flux financiers mondiaux vers l'efficacité énergétique et les énergies propres. C'est, pour les entreprises, un encouragement à intégrer, comme certaines le font déjà, un prix interne du carbone dans leurs choix d'investissement. C'est aussi une incitation à concevoir des produits financiers innovants.
V.- Une demande croissante de transparence et de règles stables
Une chose est sûre : la mobilisation de la société civile dans le cadre de la préparation de la COP 21 et en particulier l'implication à une échelle inédite des entreprises et du secteur de la finance accélèrent le mouvement en faveur de la tarification du carbone. Sans doute les esprits ne sont-ils pas encore mûrs pour l'adoption d'un prix mondial mais tel est bien l'horizon de cohérence, économique et climatique, vers lequel doivent tendre nos efforts.
Nombre de voix s'élèvent aujourd'hui pour, si j'ose dire, acclimater cet objectif. Ceux qui, hier, étaient majoritairement hostiles aux règlementations environnementales perçues comme excessivement contraignantes et au principe pollueur-payeur, sont aujourd'hui de plus en plus nombreux à réclamer des règles claires, des règles stables, des règles communes, qui donnent de la visibilité aux Etats, aux territoires, aux entreprises pour anticiper et sécuriser les investissements. Les acteurs financiers commencent à prendre en compte le risque systémique et de dépréciation des actifs liés au changement climatique.
C'est d'ailleurs pourquoi j'ai tenu à introduire dans la loi française sur la transition énergétique pour la croissance verte 3 innovations auxquelles nous allons être le premier pays à donner force législative :
1) l'obligation de faire figurer, dans le rapport du Président du conseil d'administration soumis à l'approbation de l'assemblée générale des actionnaires, l'analyse des risques financiers liés au changement climatique ainsi que les mesures prises par l'entreprise pour les réduire ;
2) la mention explicite, dans le reporting en matière de responsabilité sociale de l'entreprise, des conséquences sur le changement climatique de son activité ainsi que de l'usage des biens et services qu'elle produit ;
3) pour les investisseurs institutionnels français, des objectifs indicatifs d'augmentation de la « part verte » de leurs investissements, la mention des moyens mis en oeuvre pour les atteindre ainsi que la présentation de l'empreinte carbone de leurs actifs.
La décarbonation des portefeuilles s'amorce à l'échelle mondiale ; Les émissions d'obligations vertes (dont vous avez été, cher Gérard Mestrallet, le pionnier en France) rencontrent un succès prometteur. Ce sont là autant de signes convergents d'un mouvement que je crois d'autant plus profond qu'il allie le réalisme économique et la raison climatique.
VI.- Des propositions innovantes pour l'Agenda des solutions
La mobilisation des économistes dont vous prenez l'initiative sera, je n'en doute pas, un précieux accélérateur. Ensemble, quoique bien sûr sans confusion des places et des rôles, nous pourrons mieux convaincre les citoyens, les collectivités, les décideurs publics et privés, à l'échelle nationale et internationale, de l'intérêt d'un prix du carbone voire, à terme, d'un prix mondial unique.
Vos travaux vont fortifier l'ambition qui doit être celle du Sommet de Paris sur le climat. Je compte donc sur vous pour poser clairement les termes d'un débat qui excède le champ académique car il s'agit d'un débat démocratique de fond.
Je sais que, si le principe d'une valorisation du carbone est aujourd'hui de plus en plus largement admis, tous les économistes mais aussi toutes les familles de pensée et toutes les ONG ne voient pas de la même manière les instruments à mettre en place, leur bien-fondé mais aussi leur efficacité non pas idéale mais pragmatique et leurs effets de levier respectifs. Il n'empêche : les pistes que vous défrichez et les propositions innovantes que, les uns et les autres, vous formulez sont indispensables pour que la société civile s'approprie l'éventail du possible et pour que les responsables politiques décident en connaissance de cause. J'attends donc beaucoup de vos travaux pour contribuer au débat citoyen et pour éclairer les décisions qui nous incombent.
Et aussi pour nourrir cet Agenda des solutions qui est, à mes yeux, une dimension pas moins déterminante du Sommet de décembre. Son but ? Montrer que des très nombreux territoires, de très nombreux acteurs, souvent avec un temps d'avance sur les Etats et les gouvernements, apportent des réponses opérationnelles et probantes aux défis du dérèglement climatique. Faire connaître ces démarches et ces réalisations pour encourager leur diffusion, mutualiser et généraliser les meilleures pratiques, prouver qu'un autre modèle (de développement, de société et au bout du compte de civilisation) est aujourd'hui possible et qu'il s'invente d'ores et déjà sur le terrain où l'après carbone est en marche. La portée de cette dynamique excède le temps des négociations officielles et, si elle pousse à conclure un accord ambitieux, elle est destinée à s'amplifier au-delà du Sommet de Paris.
VII.- Le nouveau monde de la croissance verte
Economistes engagés dans la cité, je compte sur vous pour être les ambassadeurs du prix du carbone et du changement de paradigme dont il est le vecteur.
Nous vivons un moment historiquement passionnant au cours duquel la croissance verte devient la seule promesse de prospérité crédible, riche d'innovation technologique, d'activités nouvelles et d'emplois durables pour tous les pays, qu'ils soient riches, émergents ou pauvres, du Nord ou du Sud et de l'Est ou de l'Ouest.
C'est pourquoi, bien que lucide sur les méfiances à apaiser et les obstacles à vaincre, je suis confiante et optimiste car je nous crois prêts comme jamais auparavant à prendre le tournant d'une nouvelle économie climatique décarbonée.
J'étais au Sommet de Rio en 1992 et je mesure le chemin parcouru. Pas assez vite, c'est sûr, car tout n'a pas progressé au rythme que nous espérions alors. La longue et parfois décevante histoire des négociations climatiques est semée de responsabilités esquivées et de décisions différées parce que les égoïsmes l'ont emporté sur l'intérêt général de notre monde commun. Mais beaucoup de choses ont aussi avancé. Car nous savons désormais que nul n'est à l'abri des effets du dérèglement climatique et que, dans toutes les régions du monde, la facture de l'immobilisme devient de plus en plus ruineuse.
A vrai dire, je crois que nous entrons dans un monde nouveau où l'intérêt bien compris de l'économie, des entreprises et secteur financier peut rejoindre l'intérêt de la planète et de l'humanité qui y vit (et ne peut s'abstraire de la chaîne du vivant). Un monde où une nouvelle alliance et de nouvelles convergences deviennent possibles.
VIII.- La mobilisation des économistes
Je crois aussi que nous avons gagné une première bataille des idées (les origines humaines du dérèglement climatique sont avérées) mais que nous devons maintenant gagner la bataille de l'action. Dans un contexte où la conjugaison de l'économie verte et de l'économie numérique initie l'équivalent d'une 3ème révolution industrielle et où d'innombrables champs s'ouvrent à l'imagination scientifique, à l'innovation technologique et à l'esprit d'entreprise à condition que la volonté politique soit au rendez-vous et la capacité d'initiative de toutes les forces vives de la société libérée.
Il ne s'agit plus de savoir s'il faut agir mais comment agir et c'est là que nous avons besoin de vous pour évaluer les façons les plus efficaces de réorienter les flux financiers, publics et privés, vers une économie bas carbone, vers les investissements verts et vers le financement de l'adaptation des pays les plus vulnérables et des populations les plus fragiles.
Le grand chantier du prix du carbone est au coeur de cette nouvelle dynamique et, sinon des négociations, du moins des enjeux économiques du prochain Sommet de Paris. Il est indissociable d'une justice climatique capable de concrétiser cette « responsabilité commune mais différenciée » qui est la clef d'un partage équitable non seulement des efforts mais aussi des bénéfices de l'âge de l'après carbone dans lequel nous entrons.
Conclusion
Je vous donne rendez-vous à la rentrée pour le séminaire international sur le prix du carbone que j'ai demandé au Commissariat général du développement durable d'organiser et dont je souhaite qu'il soit un temps fort de capitalisation et d'analyse des initiatives, publiques et privées, en faveur de la valorisation du carbone. Vous y êtes tous cordialement conviés.
Permettez-moi pour conclure d'emprunter à un philosophe américain (George Santayana) qui vous précéda, Monsieur Stavins, de plus d'un siècle à Harvard, cette remarque qui dit bien les raisons pour lesquelles, sans sous-estimer les difficultés, je suis cependant optimiste et qui me paraît convenir à votre volonté d'inscrire à l'agenda mondial la perspective d'un marché unifié du carbone :
« Le difficile, c'est ce qui peut être fait tout de suite et l'impossible, c'est ce qui prendra un peu plus de temps ».
Je vous remercie de votre engagement et de votre attention.
Source www.developpement-durable.gouv.fr, le 10 juin 2015
Je suis très heureuse que le Ministère de l'Ecologie accueille dans ses murs cette journée de réflexion et d'échanges organisée à l'initiative de la chaire Economie du climat de l'université de Paris-Dauphine et de la Toulouse School of Economics, journée dont vous êtes, cher Jean Tirole, la cheville ouvrière avec Christian de Perthuis.
Bienvenue aux chercheurs étrangers qui ont répondu à votre invitation.
Et merci aux intervenants des différentes tables rondes, dirigeants de grandes entreprises et scientifiques appartenant à d'éminentes institutions, qui vont nourrir de leur expertise les débats de cette journée à laquelle sont étroitement associés, pour ce qui concerne mon Ministère, le Conseil économique pour le développement durable et le Commissariat général du développement durable.
Ce séminaire consacré aux « enjeux économiques de la Conférence Paris Climat 2015 » et à la tarification du carbone sera, je n'en doute pas, un moment académique de haute tenue. Mais ses organisateurs ont aussi voulu qu'il soit le point de départ d'une mobilisation des économistes dont je partage l'ambition : inscrire au coeur de la préparation et des négociations de la COP 21 la question majeure des instruments les plus pertinents et les plus efficaces pour accélérer la décarbonation de nos économies et, ce faisant, la reprise en main de notre destin climatique.
I.- Le prix du carbone n'est plus tabou
Cette question, absolument centrale, du prix du carbone n'est aujourd'hui plus un tabou dans le monde des affaires et c'est là un basculement d'importance.
J'en avais pris la mesure en septembre dernier lors du sommet organisé à New York par le Secrétaire général des Nations Unies, à l'occasion duquel j'avais rencontré différents représentants des coalitions d'entreprises apportant leur appui à l'initiative lancée par la Banque mondiale pour attribuer un prix au carbone.
Le Business and Climate Summit, auquel je me suis adressé le 20 mai dernier à l'Unesco, et le Climate Finance Day qui l'a suivi ont montré à quel point la prise de conscience avait progressé : la volonté d'agir n'est plus le fait de quelques pionniers isolés mais d'un nombre croissant d'entreprises et d'investisseurs pleinement conscients des risques et des coûts du laisser-faire climatique et partisans assumés de la mise en place d'un prix effectif du carbone qui envoie un signal positif aux marchés et encourage la prise de décision en faveur de solutions bas carbone. Même les pétroliers (pas tous mais pas les moindres) rejoignent le mouvement
Cette révolution culturelle en faveur de la transition vers une économie de plus en plus affranchie du carbone, transition vécue non plus comme une contrainte à subir mais comme autant de chances à saisir, témoigne d'une conviction désormais largement partagée : les atteintes portées à ce bien commun de l'humanité qu'est le climat planétaire ont un coût, la stabilisation de la dérive climatique a une valeur et la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre crée de la richesse.
Nous pouvons enfin passer des externalités négatives aux internalités positives.
Il semble que le temps soit révolu de ces « passagers clandestins » qui retardaient leurs efforts tout en espérant recueillir les bénéfices des actions entreprises par les plus allants.
II.- Des tarifications, une tarification
C'est là une grande avancée mais qui laisse entière la question d'une tarification commune du carbone et de sa mise en oeuvre concrète, objet de controverses scientifiques, techniques et politiques.
Le débat, en effet, ne se réduit pas au duel traditionnel entre la taxe et le marché car il existe aujourd'hui toutes sortes de réponses et de pistes qui ne sont d'ailleurs pas exclusives les unes des autres : marchés de quotas, taxes carbone, prix internes du carbone, valeur tutélaire du carbone, marchés volontaires, tarifs de rachat, crédits d'impôts Toute une mosaïque d'instruments donne, explicitement ou implicitement, un prix ou des prix au carbone, et cela à l'échelle d'un Etat, d'une région, d'un secteur.
En 2014, la Banque mondiale recensait 40 pays, couvrant 22% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et ayant instauré une taxe carbone ou un mécanisme d'échanges de quotas. Lors du Sommet de New York, 74 pays, 23 collectivités publiques et plus d'un millier d'entreprises et d'investisseurs (représentant plus de la moitié des émissions planétaires et du PIB mondial) se sont joints à son appel pour un prix du carbone.
Jusqu'à présent, les instruments les plus utilisés sont les subventions aux investissements bas carbone à travers des tarifs de rachat de l'électricité produite par les énergies renouvelables ou des crédits d'impôts pour favoriser l'efficacité énergétique. Ils intègrent implicitement des prix du carbone très disparates et sont définis à l'échelle nationale ou régionale.
Du côté des entreprises, certaines initiatives innovantes intègrent déjà un prix interne du carbone, façon d'inclure le risque climat dans leurs décisions et d'anticiper les évolutions réglementaires à venir, susceptibles d'affecter la rentabilité future de leurs investissements.
L'Union européenne, pour sa part, s'est dotée d'un marché carbone qui est le premier marché transnational du monde. Toutefois, ses maladies infantiles, ses dysfonctionnements structurels et peut-être certaines frilosités de sa réforme actuelle n'en font pas un modèle achevé mais une expérience dont les leçons méritent d'être tirées. Je compte sur vous pour nous aider à y voir clair sur ses forces et ses faiblesses comme sur celles des marchés carbone nord-américains et des expérimentations pilotes actuellement en cours en Chine.
III.- COP 21 : faire émerger des signaux économiques et financiers incitatifs
Vous le dites et je le crois : l'un des enjeux déterminant du Sommet de Paris est de réussir à favoriser l'émergence de signaux économiques et financiers qui engagent le monde dans la décélération de ses émissions de gaz à effet de serre. Au nombre des instruments permettant d'accélérer cette mutation économique et écologique nécessaire : la monétarisation de la tonne de CO2 et l'instauration d'un prix unique mondial du carbone dont vous êtes depuis longtemps, cher Jean Tirole, un ardent partisan.
Ce sujet ne peut bien sûr être dissocié du financement de l'adaptation et de la transition des pays pauvres qui sont aussi les plus exposés aux dégâts du dérèglement climatique et les plus dépourvus de moyens d'y faire face. C'est la fonction dévolue au Fonds vert et aux contributions, publiques et privées, qui doivent permettre de tenir la promesse des 100 milliards de dollars annuels. Bonus-malus dans le cadre d'un marché mondial du carbone, droits de tirage spéciaux du FMI, autres solutions redistributives : le débat est ouvert mais devra être tranché.
IV.- Marché mondial et prix unique : une perspective mobilisatrice
Faut-il fixer à la tarification du carbone un horizon unificateur à l'échelle mondiale ? Est-ce théoriquement fondé et concrètement possible ? Quelles étapes transitoires envisager et quels mécanismes distributifs imaginer pour garantir une solidarité climatique indissociable du droit au développement ? Quelles règles équitables seraient susceptibles de vaincre les réticences et d'emporter l'adhésion ? Quels équilibres entre incitations positives et pénalités sanctionnant les comportements climaticides ? Sur tous ces sujets et bien d'autres encore, les décideurs mais aussi les citoyens ont besoin de votre éclairage sur les choix possibles et de votre engagement dans le débat public.
Je ne vous cache pas que je crois, pour ma part, que l'objectif d'un prix unique du carbone à l'échelle mondiale, si souhaitable soit-il à terme, me semble devoir être encore expliqué, débattu, défendu et servir de perspective mobilisatrice sans qu'on l'impose par le haut ni qu'on l'oppose à la mosaïque d'initiatives qui, de par le monde, ont la vertu de mettre « un » prix sur le carbone, fût-il infiniment variable d'une région et d'un pays à l'autre.
Saisir l'occasion du Sommet de Paris pour tirer les leçons de ce qui marche le mieux et le moins bien, mettre en réseau pour commencer les différentes juridictions de tarification du carbone, étendre progressivement la couverture des émissions par des prix du carbone : telles me semblent, à court terme, les démarches prioritaires à portée de nos mains. Le plus important, le plus urgent, c'est de reconnaître à l'échelle internationale que le carbone a une valeur sociale et que l'action pour le climat est productrice de richesse collective.
Cette reconnaissance de la valeur sociale du carbone, même déclinée en tarifications différentes, me semble être un signal essentiel pour mieux orienter les subventions et les garanties publiques aux nouveaux investissements bas carbone, pour mieux attirer les flux financiers mondiaux vers l'efficacité énergétique et les énergies propres. C'est, pour les entreprises, un encouragement à intégrer, comme certaines le font déjà, un prix interne du carbone dans leurs choix d'investissement. C'est aussi une incitation à concevoir des produits financiers innovants.
V.- Une demande croissante de transparence et de règles stables
Une chose est sûre : la mobilisation de la société civile dans le cadre de la préparation de la COP 21 et en particulier l'implication à une échelle inédite des entreprises et du secteur de la finance accélèrent le mouvement en faveur de la tarification du carbone. Sans doute les esprits ne sont-ils pas encore mûrs pour l'adoption d'un prix mondial mais tel est bien l'horizon de cohérence, économique et climatique, vers lequel doivent tendre nos efforts.
Nombre de voix s'élèvent aujourd'hui pour, si j'ose dire, acclimater cet objectif. Ceux qui, hier, étaient majoritairement hostiles aux règlementations environnementales perçues comme excessivement contraignantes et au principe pollueur-payeur, sont aujourd'hui de plus en plus nombreux à réclamer des règles claires, des règles stables, des règles communes, qui donnent de la visibilité aux Etats, aux territoires, aux entreprises pour anticiper et sécuriser les investissements. Les acteurs financiers commencent à prendre en compte le risque systémique et de dépréciation des actifs liés au changement climatique.
C'est d'ailleurs pourquoi j'ai tenu à introduire dans la loi française sur la transition énergétique pour la croissance verte 3 innovations auxquelles nous allons être le premier pays à donner force législative :
1) l'obligation de faire figurer, dans le rapport du Président du conseil d'administration soumis à l'approbation de l'assemblée générale des actionnaires, l'analyse des risques financiers liés au changement climatique ainsi que les mesures prises par l'entreprise pour les réduire ;
2) la mention explicite, dans le reporting en matière de responsabilité sociale de l'entreprise, des conséquences sur le changement climatique de son activité ainsi que de l'usage des biens et services qu'elle produit ;
3) pour les investisseurs institutionnels français, des objectifs indicatifs d'augmentation de la « part verte » de leurs investissements, la mention des moyens mis en oeuvre pour les atteindre ainsi que la présentation de l'empreinte carbone de leurs actifs.
La décarbonation des portefeuilles s'amorce à l'échelle mondiale ; Les émissions d'obligations vertes (dont vous avez été, cher Gérard Mestrallet, le pionnier en France) rencontrent un succès prometteur. Ce sont là autant de signes convergents d'un mouvement que je crois d'autant plus profond qu'il allie le réalisme économique et la raison climatique.
VI.- Des propositions innovantes pour l'Agenda des solutions
La mobilisation des économistes dont vous prenez l'initiative sera, je n'en doute pas, un précieux accélérateur. Ensemble, quoique bien sûr sans confusion des places et des rôles, nous pourrons mieux convaincre les citoyens, les collectivités, les décideurs publics et privés, à l'échelle nationale et internationale, de l'intérêt d'un prix du carbone voire, à terme, d'un prix mondial unique.
Vos travaux vont fortifier l'ambition qui doit être celle du Sommet de Paris sur le climat. Je compte donc sur vous pour poser clairement les termes d'un débat qui excède le champ académique car il s'agit d'un débat démocratique de fond.
Je sais que, si le principe d'une valorisation du carbone est aujourd'hui de plus en plus largement admis, tous les économistes mais aussi toutes les familles de pensée et toutes les ONG ne voient pas de la même manière les instruments à mettre en place, leur bien-fondé mais aussi leur efficacité non pas idéale mais pragmatique et leurs effets de levier respectifs. Il n'empêche : les pistes que vous défrichez et les propositions innovantes que, les uns et les autres, vous formulez sont indispensables pour que la société civile s'approprie l'éventail du possible et pour que les responsables politiques décident en connaissance de cause. J'attends donc beaucoup de vos travaux pour contribuer au débat citoyen et pour éclairer les décisions qui nous incombent.
Et aussi pour nourrir cet Agenda des solutions qui est, à mes yeux, une dimension pas moins déterminante du Sommet de décembre. Son but ? Montrer que des très nombreux territoires, de très nombreux acteurs, souvent avec un temps d'avance sur les Etats et les gouvernements, apportent des réponses opérationnelles et probantes aux défis du dérèglement climatique. Faire connaître ces démarches et ces réalisations pour encourager leur diffusion, mutualiser et généraliser les meilleures pratiques, prouver qu'un autre modèle (de développement, de société et au bout du compte de civilisation) est aujourd'hui possible et qu'il s'invente d'ores et déjà sur le terrain où l'après carbone est en marche. La portée de cette dynamique excède le temps des négociations officielles et, si elle pousse à conclure un accord ambitieux, elle est destinée à s'amplifier au-delà du Sommet de Paris.
VII.- Le nouveau monde de la croissance verte
Economistes engagés dans la cité, je compte sur vous pour être les ambassadeurs du prix du carbone et du changement de paradigme dont il est le vecteur.
Nous vivons un moment historiquement passionnant au cours duquel la croissance verte devient la seule promesse de prospérité crédible, riche d'innovation technologique, d'activités nouvelles et d'emplois durables pour tous les pays, qu'ils soient riches, émergents ou pauvres, du Nord ou du Sud et de l'Est ou de l'Ouest.
C'est pourquoi, bien que lucide sur les méfiances à apaiser et les obstacles à vaincre, je suis confiante et optimiste car je nous crois prêts comme jamais auparavant à prendre le tournant d'une nouvelle économie climatique décarbonée.
J'étais au Sommet de Rio en 1992 et je mesure le chemin parcouru. Pas assez vite, c'est sûr, car tout n'a pas progressé au rythme que nous espérions alors. La longue et parfois décevante histoire des négociations climatiques est semée de responsabilités esquivées et de décisions différées parce que les égoïsmes l'ont emporté sur l'intérêt général de notre monde commun. Mais beaucoup de choses ont aussi avancé. Car nous savons désormais que nul n'est à l'abri des effets du dérèglement climatique et que, dans toutes les régions du monde, la facture de l'immobilisme devient de plus en plus ruineuse.
A vrai dire, je crois que nous entrons dans un monde nouveau où l'intérêt bien compris de l'économie, des entreprises et secteur financier peut rejoindre l'intérêt de la planète et de l'humanité qui y vit (et ne peut s'abstraire de la chaîne du vivant). Un monde où une nouvelle alliance et de nouvelles convergences deviennent possibles.
VIII.- La mobilisation des économistes
Je crois aussi que nous avons gagné une première bataille des idées (les origines humaines du dérèglement climatique sont avérées) mais que nous devons maintenant gagner la bataille de l'action. Dans un contexte où la conjugaison de l'économie verte et de l'économie numérique initie l'équivalent d'une 3ème révolution industrielle et où d'innombrables champs s'ouvrent à l'imagination scientifique, à l'innovation technologique et à l'esprit d'entreprise à condition que la volonté politique soit au rendez-vous et la capacité d'initiative de toutes les forces vives de la société libérée.
Il ne s'agit plus de savoir s'il faut agir mais comment agir et c'est là que nous avons besoin de vous pour évaluer les façons les plus efficaces de réorienter les flux financiers, publics et privés, vers une économie bas carbone, vers les investissements verts et vers le financement de l'adaptation des pays les plus vulnérables et des populations les plus fragiles.
Le grand chantier du prix du carbone est au coeur de cette nouvelle dynamique et, sinon des négociations, du moins des enjeux économiques du prochain Sommet de Paris. Il est indissociable d'une justice climatique capable de concrétiser cette « responsabilité commune mais différenciée » qui est la clef d'un partage équitable non seulement des efforts mais aussi des bénéfices de l'âge de l'après carbone dans lequel nous entrons.
Conclusion
Je vous donne rendez-vous à la rentrée pour le séminaire international sur le prix du carbone que j'ai demandé au Commissariat général du développement durable d'organiser et dont je souhaite qu'il soit un temps fort de capitalisation et d'analyse des initiatives, publiques et privées, en faveur de la valorisation du carbone. Vous y êtes tous cordialement conviés.
Permettez-moi pour conclure d'emprunter à un philosophe américain (George Santayana) qui vous précéda, Monsieur Stavins, de plus d'un siècle à Harvard, cette remarque qui dit bien les raisons pour lesquelles, sans sous-estimer les difficultés, je suis cependant optimiste et qui me paraît convenir à votre volonté d'inscrire à l'agenda mondial la perspective d'un marché unifié du carbone :
« Le difficile, c'est ce qui peut être fait tout de suite et l'impossible, c'est ce qui prendra un peu plus de temps ».
Je vous remercie de votre engagement et de votre attention.
Source www.developpement-durable.gouv.fr, le 10 juin 2015