Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF et de Force démocrate, sur la responsabilité du Gouvernement dans l'affaire de l'incendie d'une paillote en Corse et sur la politique gouvernementale en Corse, à l'Assemblée nationale le 25 mai 1999.

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Circonstance : Débat relatif à la motion de censure déposée contre le Gouvernement à propos de l'incendie d'une paillotte en Corse, à l'Assemblée nationale le 25 mai 1999

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre,
Depuis hier, on nous annonce que les assassins du préfet Claude Erignac sont enfin identifiés ! Notre première réaction est celle d'un grand soulagement. Enfin la Corse, enfin la république française voient s'alléger la chape de plomb qui pesaient sur elles depuis plus d'une année. Enfin on peut espérer que les assassins seront capturés et châtiés. Cet instant de soulagement est aussi l'occasion pour nous tous d'avoir une pensée pour M. Erignac, la figure de serviteur de l'Etat qui était celle de cet homme, pour son sacrifice et pour les siens, victimes comme lui. Nous vous demandons, Monsieur le Premier ministre, de transmettre à tous les services qui ont pris part à cette enquête les remerciements de la représentation nationale.
La concomitance des dates entre cette découverte, l'audition du préfet Bonnet par le juge d'instruction, voire la discussion de cette motion de censure, suscite un certain nombre d'interrogations. Pour l'honneur de la République, à laquelle nous croyons tous, je me refuse à penser que cette coïncidence de dates soit due à autre chose qu'au hasard. Des questions se posent sans doute. Je viens d'entendre à la radio l'avocat de M. Bonnet annoncer que son client avait fourni tous les détails de cette affaire au mois de novembre. Des explications nous seront probablement fournies sur ces six mois de délai. Mais je ne veux pas voir là de lien de cause à effet. Car imaginer que dans une affaire aussi grave, le calendrier ait été sollicité pour des raisons d'opportunité, ce serait beaucoup plus grave encore que tout ce qui a été révélé depuis le début de cette affaire d'incendie volontaire des paillotes. Donc je ne retiendrai pas cette hypothèse.
Certains se sont posé la question de savoir, dans ces circonstances, s'il ne convenait pas de retirer cette motion de censure. Et bien non, car l'affaire des paillotes n'est pas l'affaire Erignac, et les lourdes dérives qui ont conduit à son avènement n'en sont pas effacées pour autant.
La motion de censure est le seul moyen à la disposition de l'opposition d'obtenir un débat sur un sujet d'intérêt national. Elle est un appel à la responsabilité.
Nous croyons qu'il y a une responsabilité collective dans l'affaire Bonnet. Et pas seulement, comme on le dit à l'envi, un enfermement, un huis clos, une dérive psychologique, un homme qui " pète les plombs ". Nous croyons qu'il faut saisir cette occasion de réfléchir à l'avenir, non pas seulement de la Corse, mais de l'organisation des pouvoirs en France, de la société française tout entière. Nous voulons le faire de manière responsable et mesurée. Et d'abord parce que, sur la Corse, les difficultés et les dérives ne datent pas de votre gouvernement.
On nous annonce dans tous les journaux, que dans la réponse de votre groupe, on renverra à l'opposition, comme autant de boomerangs, les affaires anciennes, l'indécente manifestation de Tralunca, les tractations secrètes, les crimes demeurés impunis.
L'opposition pourrait, de la même manière, vous renvoyer à la volée la politique de Pierre Joxe, les négociations quasi-officielles avec les poseurs de bombes. Cet échange serait vain. Il serait même ridicule. Ce n'est pas la gauche, ou la droite qui sont en difficulté en Corse depuis vingt ans. C'est la République française, c'est l'Etat, c'est la démocratie.
Et cette dernière affaire des paillotes les affaiblit encore plus. Et si cette affaire d'Etat pouvait nous faire réfléchir à ce mal français, elle ne serait pas seulement un immense gâchis, elle pourrait être une occasion d'avancer tous ensemble. Et d'abord, l'affaire en elle-même.
La Corse est fragile et déchirée. Tout a été écrit sur la crise profonde d'une société jadis habituée à trouver dans l'aventure coloniale de remarquables réussites individuelles, dans la fonction publique des carrières, dans le pays où l'on reviendrait un jour des racines, une manière plus chaleureuse et originale de se sentir français. Ce rapport à l'état qui dispense les avantages et les carrières, il s'est noué autour d'un certain clientélisme, de la recherche de protecteurs efficaces et " bien placés ".
Ce modèle n'est pas seulement Corse. Mais sa mutation a créé en Corse une crise plus grave qu'ailleurs. Parce que l'économie de l'île n'a pas pu offrir sur place l'emploi et la prospérité autrefois garantis à l'extérieur. La crise d'identité en a été plus forte qu'ailleurs. Le recours à des crispations identitaires plus violent et plus désespéré. L'installation de mafias diverses sans doute toujours plus nombreuses et dangereuses. Et d'Aleria à Tralunca, de bombe en bombe, de provocation en provocation, la Corse n'a cessé de s'enfoncer jusqu'en ce jour de février où Claude Erignac a payé de sa vie une action de défense de l'ordre et de la loi, une action demandée par le gouvernement précédent, une action de défense de l'Etat de Droit, combattue par une dérive qui se voulait plus radicale que les autres. C'est dans ce climat que le préfet Bonnet a été nommé. C'est dans ce climat qu'il a commencé son action. C'est dans ce traumatisme profond, dont se sentait victime une société tout entière, qu'on a attendu ses résultats.
Et ces résultats ont été à deux faces : d'un côté le sentiment que le respect de la loi serait imposée par des moyens plus énergiques, la transmission de multiples dossiers délictueux ou soupçonnés de l'être ; de l'autre, une impression de persécution tatillonne, d'isolement, d'incompréhension. L'un devait-il aller nécessairement avec l'autre ? Nous ne le croyons pas ! Il est vrai que c'est pourtant la thèse de beaucoup. Comme s'il fallait faire payer aux Corses les dérives de la Corse ! Comme s'ils n'étaient pas, pour l'immense majorité d'entre eux, les premières victimes ! Comme si ce n'était pas avec eux et non pas contre eux qu'il fallait construire l'avenir de l'île ! En tout cas, s'il est un élément qui s'impose dans ces situations de crise, c'est l'exemplarité de l'Etat.
L'Etat, en toute circonstance, doit donner l'exemple. En Corse, l'Etat n'a pas donné l'exemple. Il a choisi une démarche hors-la-loi, criminelle. Et cette démarche a été décidée d'une manière concertée entre la plus haute autorité civile et la plus haute autorité militaire présentes sur l'île. C'est un plan d'ensemble : au moins deux paillotes brûlées, le 7 mars et le 19 avril, et six ou huit autres déjà inscrites, nous dit-on, sur la liste. C'est un plan concerté. C'est tout sauf une faute somme toute vénielle et aisément pardonnable dans le climat de l'île comme certains voudraient nous le faire croire.
Et ce n'est surtout pas, contrairement à ce qui a été écrit partout, une espèce de réponse passionnelle à l'impossibilité d'obtenir la démolition des paillotes, un sursaut d'orgueil blessé, qui aurait donné lieu à une réaction violente. Le calendrier est plus éloquent que tous les discours. La protestation des élus s'opposant à la démolition d'un de ces bâtiments, date du 9 avril. C'est dans les jours qui suivent que le préfet signe la convention, le moratoire, qui donne aux propriétaires jusqu'à la fin octobre pour démolir leur bâtiment. Or, quelle est la date de la première destruction avouée, du premier incendie volontaire. Il date du 7 mars ! C'est à l'époque où ils disposaient de tous les moyens légaux que les autorités de l'île procèdent au premier attentat. C'est bien d'un plan, concerté et de long terme qu'il s'agit ! Qui ne voit en effet à quel degré d'affaiblissement de l'esprit civique, à quelle perte de repères on parvient en paraissant excuser une telle action ! La qualification d'incendie volontaire est celle d'un crime, passible de la cour d'assises. Un crime, en bande organisée, associant des personnes investies de l'autorité publique, c'est un crime aggravé. Et un crime commis par l'autorité publique, lorsqu'on affirme défendre la loi et le droit, et vouloir les rétablir, c'est une faute contre l'idée que des millions de Français, de Corse et d'ailleurs, peuvent se faire de la République !
C'est une véritable atteinte à la République.
Tout cela pouvait-il être conduit sans qu'aucune autorité hiérarchique, aucun collaborateur, au ministère de l'Intérieur, au ministère de la Défense, à Matignon, en aient eu la moindre connaissance ? C'est la thèse du gouvernement ! Pardonnez-moi. J'ai le plus grand mal à le croire. Volontiers, j'imagine que si quelqu'un, dans les sphères du pouvoir, avait été informé dans le détail du plan pour détruire les pailottes par le feu, avec tous les risques encourus, il aurait eu le réflexe de dire " non ! ". Mais je n'imagine pas que dans leurs nombreux entretiens avec leur hiérarchie, officielle ou politique, des hommes comme le préfet de région et le colonel de gendarmerie, ou l'un de leurs subordonnés, n'aient pas averti, entre les lignes, de "certaine entreprise de déstabilisation". Cela ne leur ressemble pas ! Et cela ne ressemble pas à un Etat qui gère par d'aussi fréquentes interventions l'affaire corse ! On voit bien dans quel cadre cette connivence aurait pu s'exprimer. C'est sans doute dans le cadre de l'enquête parallèle dont vous aviez assuré le 13 février qu'elle n'existait pas, et dont on sait aujourd'hui qu'elle donnait lieu à des notes régulières !
Mais même en retenant la thèse officielle et je le dis, pour moi incroyable, de l'ignorance générale, alors nous sommes en droit de dire ceci : s'il était vrai qu'il n'y ait eu aucune information, si le gouvernement avait raison dans son incroyable dénégation, alors c'est pire ! Cette perte de contrôle, ce manque de soin dans le choix des fonctionnaires exerçant autorité et commandement, cette ignorance de dérives aussi graves, cette incompétence dans le suivi, pour l'Etat, ce serait le signe d'une totale impuissance, d'une paralysie si graves qu'elles méritent sans doute plus grave mise en cause et plus grave condamnation ! Monsieur le Premier ministre, lors de votre déclaration de politique générale, vous affirmiez qu'un de vos objectifs était de faire retour à l'esprit républicain et, je vous cite, vous poursuiviez en disant " qu'avant même de s'inscrire dans des institutions, la République c'est un état d'esprit. De la base au sommet de l'Etat, du fonctionnaire au ministre, une seule façon d'être et d'agir, une seule façon de décider, doit prévaloir : celle du service de la Nation.
Nous sommes des citoyens responsables de l'Etat au service des citoyens, nous leur devons compte, nous leur rendrons compte. " Monsieur le Premier ministre, cette motion de censure a pour premier objectif, comme vous le souhaitiez, et après avoir mis en évidence les dysfonctionnements de l'Etat dans cette affaire, de vous permettre de rendre compte et d'assumer réellement vos responsabilités face aux Français. Mais elle a pour nous un autre objectif, c'est d'essayer de réfléchir ensemble aux leçons à tirer des évènements de Corse. Je l'ai dit, ce problème dépasse les combats droite gauche. C'est une certaine conception de la République qui est en jeu. Et ces leçons concernent l'organisation et le fonctionnement de l'Etat. Pourquoi les plus hautes autorités de l'Etat dans l'île se sentaient-elles intouchables ? Pourquoi se sentaient-elles à l'abri, et couvertes ? C'est parce que les signes avaient été multipliés en ce sens. Comme l'écrivait le ministre de l'intérieur à un parlementaire le dernier " le 17 avril dernier, à Perpignan, vous avez tenu, à l'endroit du préfet de Corse, des propos qui font injure à Monsieur Bernard Bonnet lui-même, au ministre de l'intérieur qui a proposé sa nomination et aux pouvoirs publics qui l'ont décidée. La presse s'en est fait écho. Monsieur Bernard Bonnet exerce ses difficiles fonctions avec l'appui complet des pouvoirs publics. Dans l'action résolue qu'il a engagée pour que la loi soit respectée en Corse, comme sur tout le territoire national, il applique strictement les instructions qu'il reçoit du gouvernement. Toute critique, toute agression qui le vise, vise aussitôt l'Etat ". Pourquoi ce sentiment d'être couverts ? Parce qu'en France, l'Etat, c'est l'Etat central, centralisé, jacobin ! L'idée qu'un pays se gouverne d'en haut. Qu'on est d'autant plus efficace que le nombre de ceux qui participent à la décision est restreint. Que l'épreuve de force est le langage naturel. Que les locaux, les provinciaux, le terrain, sont toujours corporatistes, pris dans des intérêts personnels. Monsieur le Premier ministre, c'est le mal français ! Que les grandes décisions d'équipement, par exemple, soient toujours prises à Paris, que les attributions d'avantages dépendent de l'arbitraire du sommet, c'est cela qui est français, qui n'est pas que Corse. C'est proprement l'autre face du jacobinisme, la déresponsabilisation et le clientélisme !
Parfois, les symptômes localisés sont révélateurs de la vraie nature d'une maladie générale. Nous croyons qu'il existe une maladie générale de la France et que vous ne la soignez pas. Nous croyons que la Corse ne nous parle pas seulement de la Corse, mais de manière plus aiguë, d'un mal français : la centralisation excessive et l'impuissance d'un Etat mal équilibré. Car ce n'est pas qu'en Corse que la République française est en difficulté. Les zones de non-droit, elles ne sont pas -j'allais dire hélas !- limitées à la Corse. C'est la France tout entière qui souffre de non-droit. Lorsque des émeutes prennent pour cible des quartiers entiers de nos villes, et que des services de police ou de sécurité annoncent qu'ils n'osent plus entrer dans ces quartiers, ce n'est pas en Corse, c'est à Toulouse, comme Dominique Baudis l'a dénoncé dans cet hémicycle, c'est à Vauvert, c'est partout en France. Lorsqu'une bande de prétendus "supporters" dépèce, déchiquette, met en pièces sept autobus de la RATP, faisant des millions de dégâts, avec deux voitures de police devant et deux voitures de police derrière, ce n'est pas en Corse, c'est à Paris. Lorsqu'on laisse les mêmes prendre tranquillement le TGV de retour et qu'ils font dans ce train cinq millions de dégâts, et que la seule réponse que l'opinion entend c'est " l'assurance paiera ", cette impuissance, elle n'est pas en Corse, elle est à Marseille.
Or, ce jacobinisme, cette centralisation, cette impuissance d'un Etat mal équilibré, notamment en matière de sécurité, au lieu de les combattre et de les réduire, vous les aggravez à chacune de vos décisions : la loi sur la dépendance, la loi contre les exclusions, la taxe générale sur les activités polluantes et la centralisation du système des agences de l'eau, la loi sur l'intercommunalité, la mauvaise consommation des crédits provenant des fonds structurels Chaque fois, on renforce l'Etat central, et on affaiblit les pouvoirs de proximité. Tout cela provient d'une situation dans laquelle l'Etat régente tout mais ne veut rien assumer, dans laquelle les acteurs locaux ne régentent rien mais doivent tout assumer. Et voilà pourquoi nous croyons que la Corse n'est pas isolée. A certains égards, c'est toute la France qui est Corse, et qui souffre de faiblesses et de dérives. Et voilà pourquoi nous croyons qu'on ne pourra vraiment aider la Corse sans choisir pour toute la France, pour toutes les régions de France, une politique nouvelle de responsabilité et de confiance. Permettez-moi d'ajouter un mot sur l'Etat. Les hauts fonctionnaires, les fonctionnaires à quelque niveau qu'ils se trouvent, tous se sont sentis salis par les rires gras, hélas inévitables, qui ont entouré la mise en prison d'un préfet, d'officiers de gendarmerie, et le ridicule de l'Etat, du droit, de la Loi qu'ils ont pour mission de défendre ! Cet Etat doit se réformer. S'il évite les formations d'exception, notamment en matière de sécurité, les groupements mystérieux et hors contrôle, il n'en sera que plus respecté. S'il accepte l'équilibre des pouvoirs, et de se contrôler lui-même, il sera plus transparent et plus efficace. S'il comprend que l'Etat n'est pas en situation de conflit avec les élus de terrain, s'il comprend que l'Etat, c'est aussi les élus de terrain autant que les fonctionnaires, et que tous ensemble ne peuvent réussir sans lien de confiance, il n'en sera que plus efficace. C'est pour cette révolution des esprits que nous plaidons à cette tribune. Monsieur le Premier ministre, au-delà de la mise en cause de votre responsabilité réelle dans la gestion du dossier corse, par cette motion de censure, nous avons souhaité vous signifier qu'à la lumière de ces événement, pour restaurer la République, il est urgent de réformer l'Etat et que nous sommes disposés, sans parti pris, à y prendre toute notre part.
(source http://www.udf.org, le 26 mai 1999)