Extraits d'une déclaration de M. Michel Rocard, Premier ministre, sur les inégalités sociales, le RMI et la situation du logement en Ile de France, Conflans-Sainte-Honorine le 19 juin 1989.

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Les « utopies égalitaires » ont toujours fini dans la pire des inégalités, celle engendrée par la violence et l'oppression. Car toutes les sociétés humaines connaissent des inégalités, quel que soit leur principe de régulation, politique, économique ou religieux. Et, au bout du compte, les inégalités tendent à s'additionner les unes aux autres.
Mais il n'y a pas de raison d'en tirer une leçon de fatalisme. Le socialisme démocratique aujourd'hui se définit entre autres par une volonté permanente de lutte contre les inégalités de toute nature. Cependant, son histoire lui a appris que, pour répartir les richesses existantes, il fallait en créer de nouvelles. Établir un équilibre entre la production et la répartition doit être une préoccupation constante. François Mitterrand le disait récemment en d'autres termes : « Créer, inventer, travailler pour partager et partager pour mieux créer. »
Faisons entre nous le point. Un paradoxe apparent mérite d'être souligné. Le sentiment que les inégalités se sont accrues dans notre société est depuis un ou deux ans plus fort qu'il ne l'était lorsque la crise a recréé une inégalité majeure, celle du chômage. Mais, nous pouvons le comprendre, la croissance retrouvée rend plus sensibles les inégalités de revenus, par la conscience diffuse qu'elle donne que des « marges » sont réapparues. Les inégalités de revenus dominent donc le débat. Mais nous devons prendre garde d'oublier les autres formes d'inégalité, celles qui tiennent notamment au patrimoine, à la formation initiale et continue, à l'espace et au logement, à la santé.
Avant de considérer ce que nous pouvons faire. Je ne voudrais pas laisser penser que tout va de mal en pis. Évitons de regarder le monde avec un regard mauvais ! A force, en effet, de ne voir que perversités, on affaiblit ce que l'on croit défendre, à ne dénoncer que « ruines et calamités », on perd la patience et la ténacité que demande le combat contre les inégalités. L'aggravation d'un certain nombre d'inégalités ne doit pas nous amener à sous-estimer, dans la même période, l'amélioration de la situation des personnes âgées, la réduction des discriminations entre hommes et femmes, la montée du niveau culturel, le rétablissement de l'État de droit pour les immigrés [...].
Je pense que nous devons utiliser la période actuelle de croissance pour traiter plusieurs problèmes de fond de la société française. Après constat, le gouvernement fera évidemment des propositions en matière de revenus. Ce soir, je voudrais seulement insister sur quelques aspects qui me paraissent décisifs pour réduire les phénomènes d'exclusion.
L'opinion a apprécié l'adoption du revenu minimum d'insertion. Il ouvre le droit à une allocation accompagnée d'une couverture des risques maladie et éventuellement d'une aide au logement. Il est trop tôt pour effectuer un bilan précis. En avril, il y avait 405 000 demandes recensées. Cela suffit pour indiquer son utilité. Mais le RMI ne doit pas enfermer les plus défavorisés dans une prestation de simple survie. Il courrait alors le risque de devenir trop facilement la bonne conscience de la société. Le point clef, au contraire, tient dans la politique d'insertion pour rompre le cercle de la pauvreté. Le RMI peut revêtir un caractère révolutionnaire seulement si nous rendons indissociables l'aide financière et la démarche d'insertion. Pour réussir, il faudra réaliser une importante mobilisation de moyens et de compétences. Le niveau local devra être privilégié. L'insertion des exclus, en effet, comme la formation des jeunes en situation d'échec scolaire, ne peut reposer que sur le contact, sur le fait que l'on trouve devant soi ou à côté de soi un interlocuteur. Sous ces conditions, le RMI pourra être une conquête sociale aussi importante que les lois sociales du Front populaire et de la Libération [...].
Une autre de mes préoccupations concerne le logement dans cette grande communauté de dix millions d'habitants que constitue la région parisienne.
Le diagnostic est simple : on ne construit pas assez de logements en Ile-de-France, notamment dans la partie centrale de l'agglomération parisienne où la demande est la plus forte. Entre 44 000 et 50 000 logements sont réalisés chaque année, alors qu'il en faudrait 60 000 ou 70 000. Le résultat est qu'il est de plus en plus difficile de se loger et que la pénurie fait monter les prix et les loyers. Il y a là un terrible facteur de ségrégation sociale qui expulse peu à peu de Paris et des communes résidentielles de la première couronne les catégories modestes et mêmes moyennes, et les rejettent loin du centre de l'agglomération.
Une telle évolution n'est ni acceptable ni inéluctable. Elle va à l'encontre de la nécessité et de la volonté d'un partage équitable des fruits du redressement économique. Une nouvelle réglementation pour les loyers s'impose. Le débat au Parlement arrivera bientôt à ses conclusions. Mais, au-delà, nous devons agir de manière coordonnée en trois directions : mettre en oeuvre un programme d'actions immédiates, notamment pour le logement social, définir un nouveau schéma directeur d'aménagement de la région parisienne, expression d'un projet collectif, réfléchir de manière concertée aux nécessaires réformes institutionnelles et fiscales. Retrouver une inspiration et une vision de l'avenir qui sache concilier le développement économique, les exigences d'une vie équilibrée, les impératifs de la décentralisation, est un défi majeur pour cette décennie. L'État devra y jouer un rôle à la fois d'impulsion, de coordination et de partenariat [...].