Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Les Echos" du 4 février 1998, sur l'imbrication des relations diplomatiques et économiques dans les instances internationales et sur la place de la France dans le monde multipolaire.

Prononcé le

Média : Energies News - Les Echos - Les Echos

Texte intégral

Q.- Quelles sont les instances clefs pour cette nouvelle approche de la diplomatie francaise? Certaines sont-elles depassees?
Ce serait une erreur de negliger l'une quelconque de ces organisations, fut-elle inconnue et hyper-specialisee: un jour ou l'autre, une de ses decisions sera importante pour nous. J'incite mon ministere a cette vigilance, car les problemes aujourd'hui, qu'il s'agisse d'economie ou de grande criminalite, ne peuvent se regler qu'a plusieurs, a 5 au Conseil de securite, a 8 lors des sommets des pays industriels et de la Russie, a 15 au sein de l'Union europeenne, a 131 a l'OMC, a 185 a l'ONU. Cela dit, si, jusqu'a la fin de la guerre froide, ce sont les organismes traitant de la securite qui ont ete determinants, depuis lors, mis a part le Conseil de securite et l'Union europeenne, les organismes a caractere economique gagnent en importance. Aujourd'hui, l'OMC est une des instances mondiales ou les rapports de forces se lisent le plus crument. Il s'y deroulent d'immenses batailles - dernierement sur les services financiers. Quant aux litiges, ils sont arbitres par des 'panels' dans le cadre de l'Organisme de reglement des differends. Immense progres, qui delegitime completement les sanctions unilaterales, type lois Helms-Burton. D'autres organes moins connus jouent un role important. Qui sait que le Codex Alimentarius definit des normes internationales pour l'alimentation, sous l'egide de la FAO et de l'OMS? Dans l'affaire des hormones qui nous a opposes a l'OMC aux Americains, ceux-ci se sont appuyes sur les normes edictees par ces organismes. Preuve qu'il faut veiller a tout. Autre exemple: on parle de plus en plus commerce electronique .. Pour proteger la propriete intellectuelle, les consommateurs, il faudra adapter les regles commerciales fiscales, contractuelles. C'est le ministere des Affaires etrangeres qui coordonnera les negociations.
Q.- Sur un autre registre, les sommets des Sept et des Huit n'ont-ils pas tourne aux grand-messes sans efficacite?
Bien sur, il y a trop d'emphase. Mais l'utilite des sommets se mesure d'abord a ce qui se passerait s'ils etaient supprimes. Si les politiques economiques des grands pays etaient conduites pendant deux ou trois ans d'affilee sans concertation au sommet, ce serait vite le retour au chacun pour soi. De 1975 a 1997, les sommets des Sept ont, pour l'essentiel, bien rempli leur fonction en encadrant l'evolution de l'economie mondiale. On le verra encore a Birmingham en mai prochain. On peut en dire autant des Conseils europeens et des Conseils des ministres de l'Union.
Q.- Que represente la France dans ce monde multipolaire?
Quelque chose de rare: une puissance d'influence mondiale. Il faut trouver un bon equilibre entre l'exces de pretention et la sous-estimation. Certes, les Etats-Unis sont le seul Etat a avoir tous les attributs de la superpuissance. Economie, armee, monnaie, espace, nombre mais aussi langue, CNN, Coca-Cola, Internet, puissance mentale et mythique. Bien. Mais la France n'est pas une puissance moyenne: elle n'est pas 92e sur 185! Elle fait partie d'un cercle tres restreint de puissances d'influence mondiale qui, si elles n'ont pas tous les elements de ce statut, en ont cependant plusieurs. Je citerai, outre la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la Russie, la Chine, le Japon, l'Inde .. et un jour l'Europe, grace au choc federateur de l'euro, surtout si elle reforme ses institutions et reussit l'elargissement.
Q.- Prenons l'exemple de la Chine dont vous revenez. Y avons-nous encore une part d'influence?
Plus grande qu'avant, a mon sens. Vu de Chine, quelques pays vont etre determinants pour son insertion dans le systeme mondial. La France en fait partie. Car, les Etats-Unis mis a part, les Chinois sont tres attentifs a l'Union europeenne. Ils s'interrogent sur la place a accorder a l'euro dans leurs enormes reserves monetaires de 140 milliards de dollars. Par ailleurs, le developpement economique entrainera la consolidation de l'Etat de droit. Il faut l'encourager. C'est pourquoi nous developpons notre cooperation juridique.
Q.- Quelle est la position monetaire chinoise face a la crise asiatique?
A Pekin et a Hong Kong, les Chinois m'ont dit de facon tres argumentee que le yuan ne serait pas devalue: parce que la Chine n'est qu'integree partiellement dans le marche mondial; parce qu'un marche interieur immense permet de resister; parce qu'il s'agit pour eux de montrer que la Chine peut etre un roc dans un monde asiatique incertain.
Q.- N'est-il pas paradoxal de voir la Chine resister a la crise asiatique grace a ses barrieres douanieres et monetaires alors que celles-ci l'empechent d'entrer a l'OMC?
C'est une contradiction de transition. Une haute autorite chinoise me disait recemment que si la crise asiatique etait arrivee il y a dix ans, elle aurait bloque toute reforme en Chine. Et si c'etait arrive dans quelques annees, la Chine aurait ete entrainee dans la meme spirale que l'Asie du Sud-Est ou la Coree. Dans la situation actuelle, la Chine estime qu'elle peut resister et que ses reformes sont irreversibles.
Q.- Comment expliquer que l'Union europeenne ait ete aussi peu presente dans la crise asiatique et laisse toute la place aux Etats-Unis?
Au contraire, les quatre europeens du sommet des Sept - la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie - ont joue au FMI un role moteur, sans dramatisation inutile. Et le FMI, heureusement, se renforce de crise en crise. En outre, il y a des echeances normales pour en parler comme la reunion de l'ASEM debut avril et les reunions des ministres des Finances europeens. Mais on voit deja qu'il faut renforcer les regles prudentielles des systemes bancaires, renforcer l'Etat de droit, assainir les rapports entre milieux economiques et pouvoirs politiques.
Q.- Les Etats-Unis etant la seule superpuissance, l'affaiblissement de Bill Clinton est-il un sujet de preoccupation?
Des Etats-Unis stables et previsibles, conduits par un executif fort qui ne soit pas entrave de toutes parts sont, a bien des egards, preferables, quitte a etre en desaccord avec eux.
Un affaiblissement des Etats-Unis ne pourrait qu'inciter, partout ou ils sont de fait un facteur de stabilite, des acteurs secondaires a des politiques hasardeuses. Voyez le Proche-Orient, et pensons a l'Asie. Ils commettent des erreurs? Ils abusent de leur force? Devenons plus forts nous-memes, avec une France qui parle clair et juste, et fait des propositions utiles. Relancons l'Europe. Reussissons l'euro.
Q.- Comment, dans ce monde complexe et multipolaire, le Quai d'Orsay peut-il faire son travail de synthese, notamment face aux prerogatives de Bercy?
Tout esprit de boutique m'est etranger. II n'est pas question d'un 'concours de beaute' entre differents ministeres. Mais il est vrai que le Quai d'Orsay dispose d'un reseau et d'analystes uniques parce qu'universels. Bercy dispose aussi de correspondants et d'informations remarquables. Ces deux grandes administrations doivent travailler mieux et plus ensemble. Dominique Strauss-Kahn et moi-meme y sommes decides, dans l'interet general. Analyse en commun, postes mixtes. Quatre existent deja: Houston, Atlanta, Miami, Osaka, il faut en creer d'autres. Nous avons un potentiel enorme. Nous creerons une vraie synergie si nous savons depasser les problemes de frontieres et de territoires. La reforme de la cooperation va dans le meme sens. Pour la premiere fois en decembre dernier, j'ai reuni les directeurs des relations internationales de tous les ministeres. Certains d'entre eux ne se voyaient jamais.
Au-dela de la fonction d'analyse, il y a la definition d'une ligne de negociation, parmi tous les possibles. C'est le coeur de la mission du Quai d'Orsay. Apres, la negociation elle-meme peut etre conduite, soit par le Quai d'Orsay, par exemple pour la negociation avec les Etats-Unis ou avec la Chine en matiere de transport aerien, ou en coordination avec d'autres. Avec l'Environnement pour Kyoto, l'Interieur pour Schengen, la Justice et la Defense pour la Cour de justice internationale, etc. La dimension multilaterale doit etre encore mieux prise en compte. Aussi je prevois au printemps deux journees de travail qui affineront la politique de la France dans vingt ou trente enceintes multilaterales.
Q.- Quels sont les leviers de cette nouvelle action diplomatique globale?
Il faut rassembler toutes nos forces. Des relations bilaterales fortes restent indispensables avec tous les acteurs, a commencer par les Etats-Unis. Il y a le multilateral, dont j'ai parle. Pour cela, l'utilisation de toutes nos capacites est requise, qu'il s'agisse de nos diplomates comme des conseillers commerciaux mais aussi de tous ceux qui concourent a un titre ou a un autre au rayonnement de la France: conseillers du commerce exterieur, hommes d'affaires, banquiers, parlementaires, enseignants, chercheurs, Francais de l'etranger, journalistes, intellectuels. Mais tous doivent avoir conscience que plus rien ne se conquiert ni par la force ni par des proclamations urbi et orbi, mais par des negociations patientes, des alliances, la persuasion, la rapidite de reaction, une parfaite coordination. Tout cela a deja, et doit avoir encore plus, des consequences sur les formations, le recrutement et la gestion des diplomates, le fonctionnement des postes a l'etranger.
Il est important egalement dans cet esprit de mettre a profit l'experience des etats-majors des grandes entreprises. Je les rencontre systematiquement. Cela nous permet de croiser nos analyses. La synergie doit etre globale.
Q.- Ou se situe, dans cette perspective, le role d'aiguillon politique du ministre?Faire comprendre la realite du monde d'aujourd'hui, de ses rapports de forces est un choix politique. Defendre nos interets et nos valeurs, en depassant les particularismes est un choix politique. Negocier, a fortiori, orchestrer toutes les negociations dont j'ai parle, c'est la quintessence du role politique du ministre car cela suppose d'appuyer, ou de s'opposer a tel ou tel pays, fut-il ami. Il faut accroitre notre capacite d'entrainement a convaincre, pour etre plus efficaces. Les elites economiques l'ont deja compris. Il faut provoquer dans ce pays un changement d'attitude.