Texte intégral
- Migrations
(...)
Q - Des centaines de milliers de réfugiés venus de Syrie, d'Afrique arrivent en Europe. Jusqu'où cette vague va-t-elle monter et jusqu'à quand va-t-elle durer ?
R - On va parler de cela volontiers, mais auparavant je vais vous dire ce qui me choque - et les responsables politiques ne sont pas exonérés -, c'est que j'entends que l'on parle de ces sujets comme s'il s'agissait de produits, de marchandises. Je sais bien que c'est très compliqué et que les solutions ne s'obtiennent pas en claquant dans ses doigts, mais il faut toujours avoir - non seulement à l'esprit mais dans le coeur - que ce sont des hommes, des femmes et des enfants avec leur souffrance, leurs espérances. La façon dont parfois on parle de ces sujets me choque.
Alors vous dites jusqu'à quand ? Il faut être honnête, la question ne va pas s'arrêter rapidement à cause, précisément, de ces fondements. D'où cela vient-il ? Cela vient d'abord de la pauvreté, parce qu'il y a des pays dans le monde qui sont tellement pauvres que leurs habitants disent : «il faut que j'aille, pour moi et pour mes enfants, trouver un avenir en Europe, quelles que soient les difficultés...»
Q - Ça vient plutôt de la guerre en ce moment.
R - Ça vient aussi de la guerre mais les choses sont liées ; très souvent, guerre et pauvreté sont liées. Du même coup, cela vient aussi de l'affaiblissement des États. Il y a la pauvreté et il y a la guerre. C'est un phénomène dont il faut tenir compte, auquel il faut répondre mais qui ne va pas s'arrêter vite.
Q - Il ne va pas s'arrêter, c'est-à-dire, c'est une affaire de 10 ans, 15 ans, c'est une affaire de plusieurs années ?
R - Oui, bien sûr, et j'ajoute que la question climatique, qui semble être une question différente, est tout à fait liée à cela. Aujourd'hui, avec des centaines de milliers de migrants, vous voyez les difficultés que l'on a à traiter le sujet, mais si le dérèglement climatique continuait, cela provoquera une augmentation de la température, des difficultés pour la nourriture, des territoires entiers recouverts par les flots. Ce ne sera plus des centaines de milliers de gens qui vont migrer, ce sera des centaines de millions. Vous voyez donc que lutter contre le dérèglement climatique et lutter pour trouver des solutions aux questions migratoires, c'est lié.
Je réponds très précisément : il faut prendre la question de tous les côtés. D'abord, il y a des gens, nombreux, qui viennent en Europe parce qu'ils sont pourchassés politiquement ou parce qu'il y a la guerre. Il faut pouvoir les accueillir dans le cadre de ce que l'on appelle les demandes d'asile. Il faut y répondre et il faut que chaque pays y réponde. La France en fait partie, l'Allemagne en fait partie mais les autres pays aussi. Quand je vois un certain nombre de pays d'Europe qui n'acceptent pas ce qu'on appelle ces contingents, je trouve cela scandaleux.
Q - C'est qui ces pays d'Europe ?
R - En particulier des pays qui sont situés à l'Est de l'Europe.
Q - La Hongrie par exemple, comment vous jugez ce qui s'est passé...
R - De façon extrêmement sévère. La Hongrie fait partie de l'Europe. L'Europe a des valeurs et on ne respecte pas ces valeurs en posant des grillages comme on ne le ferait pas vis-à-vis d'animaux.
Q - Est-ce qu'il faut qu'elle démantèle ce mur, il faudrait ?
R - Bien sûr.
Q - Quel effet ça fait de voir le pays qui a démantelé en premier le rideau de fer en 1989, qui le ré-érige de nouveau ?
R - Cela veut dire que la Hongrie ne respecte pas les valeurs qui sont les valeurs communes de l'Europe. Il faut donc que les autorités européennes aient une discussion sérieuse et même sévère avec les responsables.
Voilà en ce qui concerne ce qu'on appelle les réfugiés. Et puis il y a - c'est plus délicat à dire mais il faut être honnête aussi - ceux qui viennent pour des raisons respectables mais purement économiques. Pour ceux-là, il faut avoir le courage de dire - vous vous rappelez la fameuse phrase de Michel Rocard - qu'on ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
Q - Mais chacun doit prendre sa part.
R - Exactement, il faut prendre les deux aspects, mais si on veut qu'ils ne soient pas aussi nombreux à venir chez nous, il faut aider le développement chez eux. Et donc cet aspect aussi doit être renforcé.
Donc, c'est tout cela qu'il faut faire. L'Allemagne, je dois le dire, a un comportement très courageux. La France est à ses côtés mais il faut que l'ensemble de l'Europe prenne sa part des solutions.
Q - Vous dites ça parce que vous avez évoqué la manière dont on en parle, mais on peut aussi parler de la manière dont on n'en parle pas. On a le sentiment qu'il y a quand même un grand silence des institutions qui sont dépassées...
R - De qui, où ça ?
Q - Les pays, les politiques, les chefs d'État, vous rompez le silence aujourd'hui mais on n'en parle pas jusqu'à présent...
R - Non, ce que l'on peut reprocher à l'Europe, c'est de ne pas avoir des solutions assez rapides, ça c'est vrai. Harlem Désir est là, il le sait bien, on a pris des solutions sur le papier, mais il faut les appliquer et les appliquer vite. Il faut qu'en Italie, en Grèce et ailleurs, que ce qui a été décidé soit appliqué.
Q - Est-ce que l'Allemagne donne une leçon à la France en étant plus mobilisée ?
R - Non, ce n'est pas du tout en termes de «leçon» qu'il faut analyser la situation. Ce qui est vrai, c'est que les demandeurs d'asile demandent prioritairement à venir en Allemagne pour des raisons diverses, parce que le régime d'asile est un peu différent, parce qu'il y a la perception que la santé économique de l'Allemagne est plus forte. D'où les chiffres qui sont très différents. En Allemagne, les autorités allemandes ont parlé de 800.000 demandes ; nous, nous sommes autour de 60.000 demandes équivalentes en termes de demande d'asile.
Q - Alors justement, quand on a ces masses, on a l'impression que la France a en fait du mal à dire : «il y a des guerres terribles, c'est normal qu'on accueille des gens, on va en accueillir beaucoup plus». On a l'impression qu'on est un peu prisonnier d'un discours extrémiste qui fait qu'on n'est pas capable d'ouvrir les bras ; alors que comparé à l'Allemagne on en accueille pour le moment dix fois moins. Est-ce qu'il n'y a pas un discours plus volontariste à assumer ?
R - On ne peut pas accueillir des gens qui ne demandent pas à venir chez nous, mais il faut que chacun fasse sa part, je vous réponds très précisément.
Q - D'autant plus que l'Allemagne dit qu'elle en a besoin, qu'elle est prête à les accueillir...
R - Bien sûr, et il faut aussi éviter - et ça, je pense qu'on sera tous d'accord entre nous - de surfer sur ce problème qui est considérable pour faire de la petite politique, chacun comprendra ce à quoi je fais allusion, c'est-à-dire utiliser les peurs qui existent par rapport à ce phénomène pour dire : «vous voyez, calfeutrons-nous et on trouvera des solutions». Non.
Q - Donc, ça veut dire que vous demandez par exemple aux dirigeants, notamment français bien sûr, vous en faites partie, de monter le ton, de hausser le ton, de parler plus fortement ?
R - Non, je n'ai pas de demande à formuler aux dirigeants français, mais il y a une attitude générale. Je crois que ce qu'on demande aux dirigeants aujourd'hui, que ce soit les dirigeants politiques, les dirigeants sportifs, les dirigeants en matière d'affaires, ce ne sont pas des commentaires mais des résultats.
Q - Est-ce qu'il faut attendre une initiative française ou franco-allemande ?
R - Vous avez vu ce qui est fait au niveau franco-allemand, le président de la République est très actif dans ce domaine. Et à chaque fois que l'on pourra avancer dans le sens que j'ai indiqué, bien sûr, la France sera au premier rang.
Q - Les Allemands maintenant accueillent les réfugiés même s'ils sont passés par un autre pays d'Europe avant, c'est-à-dire qu'ils n'appliquent pas la convention dite de Dublin. Est-ce que vous en France, vous considérez maintenant qu'un réfugié syrien qui arrive, on l'accueille, peu importe qu'il soit passé par l'Italie ?
R - Vis-à-vis des Syriens, nous avons une attitude spécifique qui n'est pas nécessairement connue mais qui est connue des Syriens. Nous, nous délivrons très largement, quand ils demandent à en bénéficier, des visas de long séjour. Le problème ne se pose donc plus en ce qui concerne les Syriens, pour ceux qui demandent à venir en France. Et les choses sont ouvertes, nous avons dégagé toute une série de possibilités. Mais pour revenir à la convention de Dublin, cela veut dire quoi ? Dublin, cela veut dire que quand quelqu'un est entré en Europe par un pays quelconque, c'est à ce pays-là de faire le nécessaire. Mais il y a des manquements par rapport à Dublin, parce que la Grèce est dépassée, parce que l'Italie est dépassée... Je pense que si on raisonne d'un point de vue européen - et il faut raisonner d'un point de vue européen - il faut revenir à ce régime.
Q - Vous demandez à toutes les forces françaises et à chaque Français d'ouvrir un peu les bras ?
R - Je demande de se rappeler ce qu'est la France. La France, c'est un pays, c'est son histoire, c'est sa noblesse, c'est son message. On agit pour défendre nos intérêts mais on agit pour défendre un certain nombre de valeurs universelles. Il faut le comprendre aussi lorsqu'il s'agit de ces pauvres gens.
(...)
Q - À l'instant, on vient de me dire qu'il y a une dépêche qui vient d'arriver de Berlin disant que Berlin, Paris et Londres cherchent à organiser une réunion autour du sujet des migrants. Vous êtes d'accord, elle va avoir lieu ? Une réunion de l'Union européenne ?
R - Oui, nous sommes en train d'en discuter avec aussi évidemment M. Juncker et M. Tusk ; nous pensons qu'il faut avancer, oui.
Q - Dans les jours qui viennent... donc il y a urgence pour vous ?
R - Bien sûr, c'est urgent, quand vous voyez les drames épouvantables... Vous avez vu ce drame, avec le camion...
Q - Il y a le camion, mais il y a les bateaux, les naufrages, etc.
R - Vous savez, la politique, il faut bien sûr raisonner, il faut réfléchir, il faut anticiper mais il faut aussi savoir que le coeur, il bat.
- Dérèglement climatique - COP21
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Q - Alors on passe sur la COP21 : qu'est-ce qui ferait un succès du sommet de Paris, précisément ?
R - D'abord, un mot sur ce qu'on va appeler maintenant la conférence de Paris, puisque quand j'en parle avec l'ensemble de mes collègues du monde, que je suis chargé de préparer et d'assurer la présidence de cette conférence, on appelle ça la conférence de Paris. Petit à petit, le grand public va s'apercevoir de l'importance de cette affaire. C'est une conférence, au sens propre, vitale. C'est-à-dire que, sans employer de trop grands mots, selon les résultats, c'est notre capacité ou non à vivre sur cette terre, rien de moins.
Q - Notre capacité, pas seulement française, mais globale, universelle.
R - Bien sûr et actuellement, ce qui est prévu, c'est que la température, liée aux gaz à effet de serre, à l'activité humaine, si on veut que la planète reste vivable, il ne faut pas qu'elle augmente de plus de deux degrés. Et ce qui est prévu spontanément, c'est quatre, cinq, six voire sept degrés. Si on n'arrive pas à prendre les décisions nécessaires au mois de décembre, on va aller vers ça, et la planète sera invivable. En plus, comme vous venez de le dire, c'est universel. Pourquoi ? C'est doublement universel parce que tous les pays sont concernés. On comprend bien qu'on ne peut pas mettre des gens, des douaniers pour limiter les dérèglements climatiques à chaque pays. Et en plus, ça les gens ne le savent pas, si on veut un succès, il faut que tous les pays acceptent...
Q - Combien sont engagés, actuellement ?
R - Alors, c'est deux choses différentes...
Q - Ont publié leurs engagements ? Parce que c'est important...
R - Au moment où nous faisons cette émission, il y a 56 pays qui ont publié leurs engagements, ça représente à peu près 60% des émissions de gaz à effet de serre. Mais il faut qu'avant la fin de l'année tout le monde se soit engagé. Mais l'engagement qui est pris est différent de l'engagement de la conférence de Paris. A la conférence de Paris, j'espère pouvoir dire le 11 décembre, que «L'accord de Paris est adopté». Mais avant de dire ça, il faut que je soumette le texte aux 196 parties, et il faut que tous les pays lèvent le doigt. Car c'est la règle.
Q - C'est quoi les éléments que vous voulez dedans ?
R - Il y a quelque chose - ça va répondre à votre question - qu'on ne mesure pas toujours, et qu'on ne peut pas remettre à plus tard. Pourquoi ? Parce que, au moment où nous parlons, les industries, les collectivités locales, les transports, les habitations, sont en train d'émettre des gaz à effet de serre, qui partent dans l'atmosphère et qui ne se dissolvent pas. Les gaz qui sont émis, ils restent dans l'atmosphère dix ans, cent ans, mille ans, dix mille ans ! Et donc, si on n'a pas vite un accord...
Q - C'est une course de vitesse ?
R - C'est une course de vitesse. C'est le mot. Et il est impératif de conclure. Alors sur quoi ? D'abord, sur un accord international, où chaque pays s'engage à prendre des dispositions dans ses différents domaines, c'est-à-dire le domaine industriel, celui des transports, etc., pour ne pas dépasser ces deux degrés.
Deuxièmement, chaque pays, pour lui-même, doit dire : voilà ce que je vais faire en 2025, en 2030, en 2040, etc. Troisièmement, il va falloir fournir des investissements et des finances. Parce que quand je vais voir un pays d'Afrique pauvre et que je dis au chef d'État, au chef du gouvernement : «Monsieur le président, Monsieur le Premier ministre, acceptez-vous de faire ce qu'il faut ?», ils me disent : «Tout à fait d'accord, Monsieur Fabius, mais moi je ne pollue pas, et où sont les finances pour me permettre d'évoluer ?» Il faut que nous pays riches, nous fournissions les finances. Et puis quatrièmement, il ne faut pas simplement que les gouvernements s'engagent, mais il faut que les communes s'engagent, que les régions s'engagent, que les entreprises s'engagent, que nous en tant que particuliers, on fasse ce qu'il faut. Et c'est l'ensemble de tout ça, pour répondre à votre question, qui fera un succès à Paris.
Q - Est-ce qu'il n'y a pas aussi un autre élément, parce que vous avez dit, vous voulez, vous rêvez de dire «L'accord de Paris est adopté», mais comment sera-t-il pérenne ? Quel outil de contrôle, quand ça va... ?
R - C'est un autre point extrêmement important, qui nous conduit à entrer dans un détail. On a demandé - c'est du texte positif, c'est le droit positif - à tous les pays de s'engager. J'ai dit, aujourd'hui 56 pays ont dit, voilà ce qu'on va faire. Mais quand vous faites l'addition de tous ces engagements, on se situe au-delà de ces fameux deux degrés. Les gens vont nous dire que nous ne sommes pas sérieux. D'un côté, vous signez un texte qui dit : «jamais plus de deux degrés», mais de l'autre, quand on additionne tous vos engagements, on a tout de suite deux degrés. Alors là, il y a quelqu'un qui ment !
Non, la réalité n'est pas celle-là. La réalité, c'est que c'est un engagement pour le long terme. Il faut donc revenir à la trajectoire des deux degrés. Et si on veut, c'est là où votre question est parfaitement juste, revenir aux deux degrés, il faut qu'on puisse réviser l'accord. C'est-à-dire que dans l'accord de Paris, je demande, c'est même l'une des choses les plus importantes et il faut que nous en convainquions tous nos collègues des 196 pays, qu'au bout de cinq ans par exemple il y a un mécanisme de révision qui dise : voilà ce qu'on faisait dans le passé, et là il faut qu'on soit plus exigeants. Et une révision seulement vers l'amélioration.
Q - la Conférence climat de Paris, c'est un commencement avec différentes étapes ?
R - Exactement. C'est à la fois un point d'aboutissement, parce que c'est la première fois dans l'histoire du monde, que tous les pays vont s'engager, il n'y a jamais eu de précédent ! C'est un aboutissement, et c'est un point de départ, parce que ça va permettre, petit à petit, de revenir sur cette trajectoire des deux degrés.
Q - Et tout va se concentrer sur les trois derniers jours du sommet à Paris, ou il y aura des engagements avant ?
R - Non, c'est ce qu'on veut éviter
Q - Vous avez dit : il y a 56 pays - il y en a 196. Ça veut dire qu'il y en a 140 qui n'ont pas encore levé le doigt ?
R - Oui. Il y en a beaucoup qui vont s'engager dans les semaines qui viennent. Et puis parmi les pays qui se sont déjà engagés, il y en a qui ont pris des engagements très ambitieux, et il y en a d'autres où il y a des progrès à faire.
Q - Est-ce que vous attendez les trois derniers jours ? Est-ce qu'il va y avoir d'autres étapes... ?
R - Oui et il faut rappeler qu'il y a eu une conférence, qui est restée célèbre malheureusement à cause de son échec, qui était la Conférence de Copenhague...
Et à Copenhague, il y a eu beaucoup de raisons pour lesquelles cela avait échoué. Mais l'une des raisons c'est que cela n'avait pas été assez bien préparé en amont et on a fait venir à la fin les grands dirigeants du monde entier, du moins quelques-uns, qui se sont réunis en pensant qu'ils allaient résoudre le problème, et ils n'ont résolu rien du tout. Donc là, le président de la République, le secrétaire général des Nations unies, d'autres, moi-même, nous nous sommes dits : il faut s'y prendre autrement. On travaille beaucoup en amont, ce qui explique évidemment le gros travail que nous faisons, et on va faire venir les chefs d'États et de gouvernements qui le souhaitent au tout début de la conférence.
Q - Quelle date précise ?
R - Ce sera le 30 novembre, pour qu'ils donnent une impulsion politique. Et ensuite, c'est à nous, les ministres, de négocier, sur la base d'accords qu'on essaie de bâtir...
Q - Laurent Fabius, on voit avec quelle passion vous défendez ce qui est important...
R - Mais parce que c'est notre vie. Si on n'y arrive pas, et je ne veux pas faire du catastrophisme, mais cela veut dire que d'ici quelques années, la vie va devenir absolument invivable sur une grande partie du globe.
Q - Mais on peut même montrer au-delà de la culpabilité, comme dit Bertrand Piccard, l'homme de l'avion solaire, il y a des choses positives...
Le côté positif, c'est bon pour l'économie, etc. Mais c'est rare que des hommes d'État disent à leur opinion : voilà ce qu'on vous propose pour 2050. Vous notez vous-même qu'il y a une sorte de scepticisme. Beaucoup disent : on s'en fiche. Et vous voyez bien que dans les réunions de partis, dans les déclarations des chefs de partis, que ce soit l'opposition ou à La Rochelle, ou les écologistes, etc., on ne parle pas d'écologie !
R - Alors, deux points. Vous avez raison, de dire qu'il ne faut pas simplement voir le côté noir des choses. Il faut aussi dire que cela peut être un gisement de croissance extraordinaire : tout ce qu'on appelle les énergies renouvelables. C'est ça qui va nous fournir la croissance dans le futur. Et il faut mettre le paquet là-dessus. Avant d'entrer dans ce studio, on parlait du Maroc qui a choisi un programme en matière d'énergie solaire qui est considérable et crée des emplois. Nous, nous faisons la même chose avec la transition énergétique. Cela peut nous fournir de grandes opportunités.
Et puis, deuxième point où vous avez raison, il ne faut pas simplement parler de 2050. La Conférence, elle a lieu en 2015 ; mais le point d'application de la Conférence, normalement c'est à partir de 2020, puisque c'est en 2020 que Kyoto s'arrête. Mais nous Français nous disons qu'il faut trouver déjà des programmes entre 2015 et 2020 - parce que 2020 c'est loin -, il faut faire 2020-2030, et il faut faire 2050. Et il faut faire tout ça à la fois, c'est-à-dire le long terme, le moyen terme et le court terme.
Q - Pourquoi vous vous êtes autant engagé, vous, avec François Hollande, alors qu'il y a des risques d'échec... Pourquoi vous prenez tant de risques ?
R - Ecoutez, là, le président de la République a eu une responsabilité personnelle dans le bon sens de la responsabilité. C'était il y a trois ans. Il m'a demandé ce que je pensais de ce dossier et si l'on posait notre candidature. Et, je me rappelle très bien, on a discuté, je lui ai fait même une petite note disant d'abord que c'est très difficile, parce que jusqu'à présent cela a toujours échoué, et ensuite que personne ne veut accueillir cette conférence.
Troisièmement c'est un moment où peut-être qu'il y aura d'autres soucis en France etc., mais en même temps c'est le rôle de la France, surtout que nous sommes assez avancés dans ce domaine, lorsqu'il s'agit de prendre une responsabilité universelle.
Q - Ce n'est pas une astuce électorale ?
R - Vous savez, l'effet électoral me paraît assez faible. Et il a dit : oui, il faut y aller. Et du coup, j'ai une anecdote assez drôle : j'ai présenté notre candidature, le choix a été facilité par le fait qu'on était les seuls candidats, ce qui montre à quel point c'était facile et quand les gens sont venus me féliciter, ils m'ont dit «M. Fabius, good luck». Et ils avaient un petit sourire. Mais «good luck», c'est le «luck» du monde et notre avenir dépend de cela.
(...).
- Lutte contre le terrorisme - Syrie - Irak - Daech
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Q - Laurent Fabius, dans son discours aux ambassadeurs, devant vous, le président de la République a dit qu'il fallait neutraliser Bachar Al-Assad, qu'est-ce que ça veut dire neutraliser ?
R- Ça veut dire faire en sorte - par des négociations et nous les menons en ce moment - qu'il ne dispose plus du pouvoir effectif en Syrie. Pourquoi ? Parce que Bachar Al-Assad est l'une des causes principales du chaos en Syrie. Et le chaos en Syrie est le terreau de Daech, donc vous voyez la ligne de causalité. On a dit que la France est obstinée et je veux en quelques mots - puisque vous avez la gentillesse de m'interroger sur ce sujet très important - dire quelle est notre ligne. Il y a eu en Syrie 240.000 morts, il faut se rappeler qu'au départ c'était un petit soulèvement de quelques jeunes et puis Bachar a traité ça d'une telle manière qu'aujourd'hui, il y a 240.000 morts. Il y aussi des millions de réfugiés.
Et si l'on veut faire en sorte - même si c'est très difficile, je ne veux pas raconter de calembredaines - de revenir à une Syrie qui soit unie et où chacun quelle que soit sa religion puisse être respecté, on comprend bien que ce n'est pas avec M. Bachar Al-Assad, seulement voilà il est là. D'où la solution que nous proposons, qui est de trouver une transition où il y ait d'un côté des éléments du régime, probablement pas des grands démocrates, mais des gens qui ont travaillé, peut-être même qu'ils travaillent avec Bachar, mais il faut qu'ils soient là aussi pour que tout ne s'écroule pas ; et d'autre part l'opposition non-terroriste. On travaille là-dessus avec les Arabes, avec les Américains, avec les Russes, avec les Iraniens, en fait avec tout le monde.
Q - Les Américains qui ont refusé de frapper quand il le fallait et ça, ni la France...
R - Bien sûr...
Q - Ni François Hollande ne l'ont oublié.
R - Bien sûr mais c'est derrière nous, c'était probablement regrettable. Cela aurait changé les choses.
Q - Neutraliser comment et ça veut dire quoi ? Le liquider, l'éliminer... ?
R - Mais non, mais non...
Q - L'exiler ?
R - Non, ne faites pas dire au président de la République ce qu'il n'a pas à l'esprit. C'est faire en sorte qu'il ne dispose plus de la réalité du pouvoir parce que je vous l'ai dit, Bachar est au centre du chaos et le chaos c'est le terreau de Daech. Si on veut battre Daech, et c'est indispensable, il faut trouver des modalités par la négociation politique des modalités et que la situation change.
Q - Alors la négociation sera la première étape, ça ouvre la porte après à une montée en gamme de la coalition pour vraiment aller frapper, mais peut-être lancer une opération militaire contre l'État islamique !
R - Oui mais il y a déjà des opérations militaires, mais...
Q Oui mais monter en gamme...
R - Oui, les grandes leçons, et vous êtes un observateur attentif de la géopolitique, une des leçons de toute une série de conflits de ces dernières années, c'est que souvent il faut intervenir de l'extérieur pour aider à une solution, mais on ne résout pas les problèmes de l'extérieur. Et de la même façon que ce sont les Irakiens qui peuvent finalement battre Daech en Irak, de la même façon si on doit aider à battre Daech en Syrie, il faut qu'on arrive à réunir les Syriens, d'où l'extrême difficulté...
Q - Les étapes c'est la sortie de Bachar du pouvoir...
R - Solution politique.
Q - La sortie politique du pouvoir, et ensuite une intervention de renforcement et de l'Irak et des Syriens pour se débarrasser...
R - Ce peut être parallèle
Q - Oui, et en même temps peut-être une intervention ou des opérations militaires des occidentaux plus des Arabes plus des Iraniens contre Daech...
R - Oui, les Iraniens...
Q - L'ennemi est-ce que c'est bien Daech ?
R - Oui, bien sûr, c'est un immense ennemi puisque l'objectif de Daech c'est de vous tuer tous, et nous aussi.
Q - Justement une petite question sur Daech, Le Daily Telegraph dit que les services français craignent un attentat style 11 septembre en France ; ou que les lance-missiles qui ont circulé en Libye puissent être utilisés contre un avion. Est-ce que vous avez connaissance de menaces de ce genre ?
R - Je peux résumer la situation en disant, non pas par rapport à telle ou telle menace en particulier, c'est que les préoccupations de sécurité sont très élevées en France. Et je veux rendre en particulier hommage à l'excellent travail qui est fait par l'ensemble des services, et en particulier à mon ami le ministre de l'Intérieur...
Q - Sur les avions, il y a un risque spécifique qu'on puisse détourner un avion, tirer un avion avec un missile, il y a des lance-missiles. Est-ce que ça veut dire qu'il y a de cibles, tout devient cible, tout devient cible pour Daech et ses complices, même sur notre territoire.
R - On est dans une situation où il faut une grande vigilance en matière de sécurité, et on l'a vu dans un autre contexte avec l'affaire du train la semaine dernière. Mais il ne faut pas non plus passer de l'autre côté en pensant qu'au moment où nous nous exprimons à Europe 1, vous êtes ciblé par je ne sais quel missile.
(...).
- Chine
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Q - Depuis des années, ce qui a beaucoup changé, c'est la Chine semble-t-il. Vous y allez dans les prochains jours, pourquoi ? C'est le défilé militaire, c'est la fin de la guerre...
R - Ce sont deux choses différentes. Nous irons, avec François Hollande début novembre, pour parler notamment du climat. Là, il y a la cérémonie, comme en Russie où je me suis rendu il y a quelques mois, pour commémorer la fin de la guerre. C'est aussi la commémoration à la fois de la victoire d'un parti asiatique et puis en pensant à toutes les victimes, nous avons jugé bon d'y aller. Il y aura Ban Ki Moon et d'autres...
Q - Qu'est-ce qui fait que la Chine peut changer considérablement son attitude ?
R - C'est un des grands changements qu'ont opérés les responsables chinois depuis quelques années. Avant, la Chine était réticente sur toutes les questions d'engagement à limiter les gaz à effet de serre ; maintenant, elle est engagée. Je peux vous dire, pour connaître très bien les dirigeants chinois, que c'est vraiment un engagement. Pourquoi ? Parce que d'un point de vue économique, d'un point de vue politique, d'un point de vue social, s'ils continuent leur modèle précédent de développement, ils n'y arriveront pas ; la pollution sera épouvantable.
Ils veulent tirer parti du changement de modèle économique pour donner une perspective à leur population et devenir parmi les meilleurs sur ces nouvelles technologies.
Q - Est-ce qu'on peut se permettre de dire que l'Europe évite la pollution alors que ce sont les Chinois qui font le sale boulot ? Ils ont les industries les plus polluantes, à la fois pour eux et pour les exportations...
R - L'Europe, même s'il y a toujours des progrès à faire, est assez performante dans le domaine des gaz à effet de serre mais nous devons nous-mêmes nous améliorer. La Chine est en train de s'améliorer, les autres pays doivent le faire aussi.
Q - On a vu toutes ces explosions, la pollution à Shanghai, la croissance qui baisse... Est-ce que la Chine est en danger, est-ce qu'il y a un danger pour la Chine en ce moment ?
R - Je serai plus nuancé que certaines analyses économiques que je vois. Je pense que d'abord il y a un phénomène boursier qui se produit mais la bourse avait crû énormément en Chine, plus de 100%. D'autre part, il y a une grande différence entre la Chine et nous sur le rôle du marché boursier, c'est que la bourse ne sert pas vraiment à financer les entreprises, ce sont les banques. Donc, il est vrai que cela a eu un effet sur les autres bourses mais c'est spécifique. En revanche, ce qui est vrai, c'est qu'il y a une évolution qui est inévitable, des pourcentages de croissance - vous ne pouvez pas rester à 10% éternellement - et donc là, c'est plus ou moins 7%. Je ne sais pas exactement ce que ce sera, le Premier ministre, que je verrai d'ailleurs sur place, a dit plus ou moins 7% mais ce sont déjà des taux considérables. Mais il faut s'attendre à ce qu'il y ait une baisse, comme toujours dans les économies qui se développent, dans les taux de croissance.
(...).
- Tourisme
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Je raisonne en termes de France et quand je vois les atouts dont dispose la France dans les années qui viennent, je trouve qu'ils sont considérables (...). On peut critiquer la France mais quand on pose la question, au niveau du monde, quel est le pays où vous voudriez vivre ? Quel est le pays où vous voudriez vous rendre ? Qu'est-ce qui sort en numéro un ? C'est la France.
Q - Est-ce que vous êtes satisfait de la carte des zones touristiques à Paris telle qu'elle a été publiée par le ministère des finances ?
R - J'en suis cosignataire puisque l'idée vient de moi...
L'idée, vous vous rappelez, c'est que dans ces zones touristiques internationales, les magasins soient ouverts le dimanche dès lors qu'il y a les compensations nécessaires pour les salariés ; cela me paraît une évidence. Regardez les résultats du tourisme, vous avez vu qu'ils sont bons. On est les premiers au monde, pour le moment, mais il y a une compétition - les Espagnols, les Italiens, etc. - si on veut rester les premiers du monde, avec les créations d'emplois que cela suppose, il faut évidemment qu'il puisse aussi y avoir du commerce le dimanche dans ces zones touristiques internationales. Sinon, vous savez, quand on est touriste, on a le choix : est-ce qu'on va en France ? Est-ce qu'on va à Londres ? Est-ce qu'on va ailleurs ? Cela me paraît une évidence. C'est en train d'être fait.
(...).
-Maroc
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Q - François Hollande se rend le 19 septembre avec vous certainement, une grande délégation à Tanger, au Maroc, pour sceller aussi la réconciliation. Mais il y a cette affaire qui secoue un peu les relations entre les deux pays en ce moment, tentative présumée de chantage sur le roi du Maroc. Vous étiez au courant de ce dossier ?
R - Non, c'est ce que j'ai lu dans les journaux, que c'était un mauvais film. Non, cela ne secoue pas du tout les relations entre nos deux pays. D'après ce que j'ai lu dans les journaux, c'est une affaire de droit commun.
Q - Mais c'est une coopération aussi policière franco-marocaine, est-ce que ça raconte aussi la coopération retrouvée entre ces deux pays ?
R - Oui, la coopération marche très bien. L'an dernier, on a eu une difficulté mais les choses sont rentrées dans l'ordre et la coopération marche très bien.
Q - Dans cette affaire journalistique, la France n'a pas fait preuve de zèle pour aider le roi du Maroc...
R - Nous avons aussi j'espère tous le même jugement sur ce que nous lisons dans les journaux. Pour le reste, la justice est saisie, elle fera son travail, elle le fait.
(...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 septembre 2015