Entretien de M. Harlem Désir, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, avec LCP-Assemblée nationale le 26 octobre 2015, sur la crise migratoire, les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et sur la Grèce dans la Zone euro.

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Média : LCP Assemblée nationale

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Q - Hier avait lieu ce mini-sommet extraordinaire de l'Union européenne ; la Slovénie a vu transiter 60.000 migrants en dix jours, les migrants qui affluent à ses frontières. Le Premier ministre slovène prévient : sans action immédiate et concrète, l'UE toute entière va commencer à s'effondrer. Alors hier, la décision a été prise : le financement de 100.000 places d'accueil supplémentaires décidées. Est-ce que ça, cela va permettre à l'Union européenne de ne pas s'effondrer ?
R - En tout cas, c'était une décision indispensable parce que les pays des Balkans sont submergés. C'est vrai que les migrants ne cherchent pas à aller dans les pays des Balkans, ils n'ont pas pour destination la Slovénie, la Croatie ou la Macédoine, pays par lesquels ils entrent en général dans cette région. Ils essaient d'aller vers le nord de l'Europe, en Allemagne, en Suède, aux Pays-Bas, un certain nombre aussi en Grande-Bretagne - on les voit à Calais - ou pour certains en France. Ils traversent cette région parce qu'une route a été ouverte par les passeurs entre la Turquie et la Grèce. Donc ces pays, à commencer d'ailleurs par les pays de proximité du conflit syrien, en dehors de l'Union européenne, sont submergés. La Turquie accueille ainsi près de deux millions de réfugiés...
Q - Est-ce que vous pensez que Schengen est encore menacé ? On voit que la Slovénie justement menace d'ériger un mur à ses frontières... comme la Hongrie...
R - Schengen est menacé si nous ne sommes pas capables d'assurer le contrôle des frontières extérieures communes de l'Union européenne. Le risque évidemment, c'est que cet espace de liberté de circulation qu'est Schengen soit remis en cause. Je crois qu'on ne doit pas remettre en cause Schengen parce que c'est aussi un espace de coopération judiciaire, policière et de coopération dans le contrôle des frontières extérieures. Ce que nous demandons, ce que la France a demandé et qui va maintenant être mis en place, c'est qu'il y ait des hotspots, c'est-à-dire des centres d'accueil et d'enregistrement des migrants...
Q - Alors il y en a déjà un qui existe en Grèce...
R - Il y en a même cinq qui doivent être ouverts dans des îles en Grèce plus deux sur le continent...
Q - En Grèce, il y a des conditions indignes, nous disent les journalistes qui s'y sont rendus. Est-ce qu'on peut laisser faire ça ? Est-ce que vous ne craignez pas qu'il y ait une crise humanitaire aux portes de l'Union ?
R - En Grèce, comme en Italie dans une certaine mesure parce qu'il ne faut pas oublier qu'il y a toujours - à cause de la situation en Libye - ces bateaux en mer Méditerranée et des migrants qui arrivent sur les côtes siciliennes. Des pays ont été débordés et ce n'est pas à eux seuls d'assumer le contrôle de la frontière, l'accueil des réfugiés, le partage qui doit être fait entre ceux qui relèvent d'une protection internationale, c'est-à-dire ceux qui relèvent de l'asile, et ceux qui n'en relèvent pas. C'est toute l'Europe qui doit se mobiliser. D'où la mise en place de ces centres d'enregistrement et d'accueil, de ces hotspots. C'est pourquoi nous allons renforcer les moyens des agences européennes, Frontex et le Bureau européen d'appui à l'asile. La France elle-même - et c'est une des annonces faite par le président de la République en Grèce - a décidé de mettre à disposition de ces agences plusieurs dizaines de nos spécialistes, des spécialistes qui viennent par exemple de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, ou de l'Organisation en charge des migrants en France mais aussi de la police de l'air et des frontières, au total ce sont 600 personnels qui viennent des autres pays de l'Union européenne qui vont être mis à la disposition de la Grèce en particulier. Il faut aussi soutenir le HCR, le Haut-commissariat aux réfugiés, pour aider la Grèce mais encore une fois, pour aider également en amont la Turquie, le Liban, la Jordanie à mieux accueillir ces réfugiés, pour éviter qu'ils prennent cette route.
Q - Angela Merkel s'est entretenue avec Erdogan il n'y a pas si longtemps. Est-ce que l'entrée de la Turquie est en toile de fond de ces discussions pour l'accueil des réfugiés ? On a vu qu'Angela Merkel voulait dynamiser les négociations pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.
R - Non, je crois qu'il ne faut pas mélanger les deux choses. Dans le cadre de la discussion d'un plan d'action conjoint avec la Turquie pour à la fois aider la Turquie à mieux accueillir les réfugiés fuient le conflit syrien et sont sur son sol ainsi que pour l'aider à mieux lutter contre les filières de l'immigration clandestine, celles qui amènent les migrants à traverser la mer pour aller ensuite sur les îles grecques, il y a d'abord des aides et il va y avoir des aides financières très importantes qui vont être apportées à la Turquie parce que c'est vrai qu'elle assume ce coût...
Q - Et la Turquie ne fait pas pression, elle, pour relancer le système d'adhésion à l'Union ?
R - Vous avez raison, la Turquie, de son côté, présente un certain nombre de demandes. Je crois que si on regarde le fond et la signification de ces demandes, c'est qu'elle veut être considérée comme un partenaire de l'Union européenne et comme un acteur international...
Q - Parce que la Turquie évolue et change depuis de nombreuses années... est-ce qu'elle a aujourd'hui sa place dans l'Union ? On sait que le processus a commencé en 2005... La situation est un peu différente depuis dix ans...
R - La Turquie, depuis 2005, négocie sur des chapitres en vue d'une adhésion à l'Union européenne. Depuis 1999 très précisément, elle a le statut officiel de candidat. Mais chacun sait qu'il n'y a pas de perspective aujourd'hui et personne ne sait ce que sera l'aboutissement de ce processus. Qu'est-ce qui est important pour la Turquie comme pour l'Union européenne ? C'est que ce processus permette de rapprocher la législation de la Turquie de celle de l'Union européenne dans des domaines très différents. Il s'agit à la fois les domaines économiques - cela favorise les échanges, il y a déjà un accord d'union douanière avec la Turquie, c'est favorable à son développement économique, donc ça c'est bien pour l'Europe aussi - mais aussi des domaines comme l'administration, la lutte contre la corruption, les droits de l'Homme, le système judiciaire. Ce sont aussi des domaines où des progrès sont nécessaires. Donc ouvrir des chapitres de négociations qui permettent de rapprocher les législations de la Turquie de l'Union européenne dans ces domaines, oui, cela fait partie de la discussion, mais cela ne préjuge pas de l'adhésion qui n'est pas une perspective aujourd'hui.
Q - Revenons à la Grèce, vous y étiez en fin de semaine dernière avec le président François Hollande ainsi que trois autres ministres, est-ce que Athènes respecte scrupuleusement les engagements qu'elle a pris auprès de ses créanciers ? Le commissaire européen chargé de l'euro dit que la Grèce n'a pas une minute à perdre pour tenir ses engagements. On se dit que ce n'est pas très encourageant... Elle fait les efforts ?
R - Il ne dit pas qu'elle ne respecte pas ses engagements depuis l'accord. Nous étions effectivement avec le président de la République en Grèce. Dans la nuit du 12 au 13 juillet au cours de laquelle la décision a été prise que la Grèce devait rester dans la zone euro, le président de la République au nom de la France a pesé pour éviter une décision que d'autres souhaitaient contraire, c'est-à-dire qui allait amener à ce que la Grèce sorte de la zone euro, en vérité peut-être sorte de l'Europe. On voit bien aujourd'hui ce que cela signifierait sur le plan géostratégique, parce que la Grèce est là, justement dans les Balkans, à l'est de la Méditerranée, dans une position stratégique. Et puis il y a aussi nos liens culturels, historiques avec la Grèce. Donc il y a eu ce choix. Ensuite au mois d'août, cela s'est traduit par un programme qui conduit la Grèce à bénéficier de 83 milliards d'aide à la Grèce sur les prochaines années mais qui en même temps l'engage à faire des réformes dans le domaine des finances publiques mais aussi de la fiscalité. D'ores et déjà beaucoup de loi ont été adoptées. Elles concernent aussi les retraites et beaucoup d'éléments de l'organisation de l'économie et de l'administration en Grèce qui doit se moderniser. Le message que le président de la République a apporté à Alexis Tsipras, c'est que la France serait à ses côtés dans la mise en oeuvre de ce programme comme la France a été à ses côtés pour que la Grèce reste dans la zone euro. Et le Premier ministre Alexis Tsipras a fait des choix très courageux, il a y compris saisi son peuple en re-convoquant des élections pour être sûr qu'il avait le soutien de la population à la mise en oeuvre de ce programme. Mais l'Union européenne doit aussi donner de l'oxygène au gouvernement grec, doit donner des marges au gouvernement d'Alexis Tsipras, notamment dans la renégociation de la dette qui ne doit pas être un poids qui empêche le redémarrage de l'économie.
Q - Cela veut dire que vous allez rééchelonner le remboursement de la dette ?
R - Cela veut dire - et cela fait partie de l'accord qui a été passé à la fois au mois juillet et au mois d'août - qu'il faut accepter de discuter effectivement d'un rééchelonnement de la dette, peut-être les durées de remboursement des prêts, les modalités, les taux d'intérêt, l'allonger... parce que l'important maintenant, c'est que la croissance redémarre en Grèce. Il faut que la Grèce respecte ses engagements mais elle le fait en matière de réformes, il faut que l'Europe accompagne le retour de la croissance et de l'emploi en Grèce parce qu'il faut sortir de l'austérité aussi en Grèce.
Q - Cet accord date du mois de juillet et au mois de juillet, François Hollande s'était prononcé en faveur d'un gouvernement et d'un parlement de la zone euro après le sauvetage de la Grèce. Où en sont ces propositions ?
R - Ce sont des propositions que le président la République a effectivement voulu avancer après la crise grecque parce qu'il faut tirer des leçons de cette crise. Elle a montré évidemment qu'il y avait des problèmes dans un pays mais au-delà de ça, qu'il y avait des problèmes de gouvernance, des problèmes de convergence économique au sein de la zone euro et que nous avions trop laissé, depuis la création de l'euro et plus encore depuis la crise de 2008, s'écarter les niveaux de compétitivité, les niveaux de croissance, les niveaux de puissance économique entre les différentes parties de la zone euro. Il faut renforcer donc la gouvernance de la zone euro qui ne peut pas reposer uniquement sur une coordination budgétaire. Elle doit être une vraie coordination économique. Elle doit aussi permettre une convergence sociale et fiscale. Elle doit aussi permettre d'avoir des instruments de solidarité, d'où l'idée d'un budget de la zone euro, pour investir plus là où les investissements sont en retard, pour rattraper précisément les écarts, les différences qui se créent. Il doit y avoir également plus de contrôle démocratique, plus d'appropriation des décisions, d'où l'idée d'un Parlement de la zone euro...
Q - À quelle échéance ?
R - Je crois que c'est quelque chose sur lequel il nous faut travailler dans les prochains mois. Il y a aujourd'hui une urgence, c'est la crise des réfugiés. Tout le monde est évidemment très accaparé par cela, à commencer par certains de nos très grands partenaires comme l'Allemagne. Nous le comprenons et nous sommes nous aussi mobilisés pour la mise en oeuvre du plan de réponse à la crise des réfugiés, qui demande à la fois, je l'ai dit, de la solidarité dans l'accueil mais aussi de la responsabilité dans le contrôle des frontières si on veut préserver les acquis de la liberté de circulation. Mais il ne faut pas perdre de vue que l'Europe doit aussi redevenir un espace de croissance, de plein emploi et de convergence sociale. (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 octobre 2015