Interview de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec Europe 1 le 15 décembre 2015, sur l'Accord de Paris sur le climat.

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Texte intégral

THOMAS SOTTO
« L'interview politique » d'Europe 1 à voir sur « europe1.fr », pour découvrir la doudoune verte de Jean-Pierre ELKABBACH, qui n'est pas le président de la COP21, mais qui le reçoit ce matin ; c'est également le ministre des Affaires étrangères, Laurent FABIUS. Messieurs, c'est à vous !
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et qui fait désormais partie du club des 2 degrés ou des 1,5 degré. Qu'est-ce qu'ils ont tous, Barack OBAMA, XI Jinping, les dirigeants du monde, enthousiastes, téléphonent à François HOLLANDE et à Laurent FABIUS pour les féliciter de l'accord de Paris ! Bonjour.
LAURENT FABIUS
Bonjour.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Merci d'être avec nous, Laurent FABIUS. Vous avez donc le soutien et les promesses des deux plus grands pollueurs du monde, les Etats-Unis et la Chine, qui se sont manifestés hier encore, hier ; c'est probablement de bon augure pour l'application de l'accord de Paris. Mais que 195 pays adoptent le même document, c'est plus qu'un compromis, ça frôlait le miracle, non ?
LAURENT FABIUS
Eh oui, et c'est d'ailleurs pour ça que jusqu'à présent, on avait toujours échoué, mais c'est vrai que c'était extraordinairement difficile parce que ces pays sont très différents entre les îles Maldives, l'Inde, les Etats-Unis, la Russie, il fallait trouver un chemin commun avec une règle, c'est que cet accord ne pouvait être accepté que si tout le monde – les 195 pays – l'approuvait. Et donc il a fallu faire un travail énorme, et il faut dire aussi qu'on a été servi par les circonstances, parce que le phénomène du dérèglement climatique est tellement grave que les gens en prennent conscience, d'autre part, les scientifiques ont beaucoup aidé, en disant : voilà ce qui va se passer si on ne fait rien. Vous citiez la Chine et le président OBAMA qui ont pris position, mais après, il fallait mettre tout ça en musique, et…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Oui, vous allez nous dire tout à l'heure comment, vous avez ouvert avec la France, vous avez ouvert un chemin. Maintenant, on ne peut plus, je pense, en sortir. Mais limiter la hausse de la température de la planète, bien en-deçà des 2 degrés, si possible 1 degré, qu'est-ce qu'il faut pour y arriver ?
LAURENT FABIUS
Eh bien, toute une série de décisions qui sont contenues dans l'accord. Prenons des exemples, tous les cinq ans, les différents pays vont mettre en public…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Evaluer…
LAURENT FABIUS
Mettre en public leurs engagements, qui vont être évalués, et évidemment si un pays ne respecte pas ses engagements, vous imaginez la pression internationale et nationale qui aura lieu. Par ailleurs, les financements sont dégagés, par ailleurs, il y a toute une série d'autres mesures qui ont été prises pour l'Afrique, pour les petites îles, etc., donc c'est tout ça qui est en marche. Et, soyons clairs, tout ne sera pas réglé par Paris, mais rien n'aurait été réglé sans Paris.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Oui, mais vous dites : l'accord de Paris prévoit de réviser les engagements tous les cinq ans, ça, c'était la clause de révision que vous avez mise au point avec François HOLLANDE et XI Jinping à Pékin…
LAURENT FABIUS
Exact, exact, exact. Et réviser à la hausse, réviser à la hausse.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
A la hausse. Mais, et ça, on ne pouvait pas commencer avant 2020, parce que ça part de 2020 ?
LAURENT FABIUS
Alors, ceux qui veulent le faire avant 2020 peuvent le faire, mais on n'a pas trouvé un consensus, et encore une fois, c'est toujours la même règle, il faut que tout le monde soit d'accord. Et ce que je trouve miraculeux, pour reprendre votre expression, c'est qu'on est arrivé à trouver un consensus, mais pas sur une base minimum, sur un texte – tout le monde le reconnaît – qui est quand même un texte très ambitieux.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
C'est-à-dire, on va réduire le charbon, le pétrole, et on va changer le mode de vie…
LAURENT FABIUS
Oui, on va vers une économie décarbonée, et c'est dit en toutes lettres dans l'accord, parce que, non seulement, avec cet objectif des 2 degrés ou des 1,5 degrés, mais dans la deuxième partie du siècle, il faudra que les émissions de carbone soient compensées par les puits de carbone. Et ça veut dire qu'on aura, les techniciens appellent ça une neutralité carbone, qui est la seule manière d'aller vers les 2 degrés et les 1,5 degrés.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
L'autre point, Laurent FABIUS, c'était d'aider les pays les plus vulnérables, alors 100 milliards de dollars, 91 milliards d'euros par an, à partir de 2020, c'est-à-dire dans 5 ans…
LAURENT FABIUS
Oui, mais déjà, il y a beaucoup de milliards qui sont donnés, en 2020, il faut qu'on arrive à cet objectif des 100 milliards par an, et ensuite, il sera réévalué – ça a été un point de discussion très important – à la hausse. Et donc, et puis, il y a un autre point important…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais on est sûr que les gens paieront leurs cotisations ?
LAURENT FABIUS
Oui, bien sûr…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Même les pays…
LAURENT FABIUS
Ce n'est pas les cotisations, c'est l'addition…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Leur contribution ?
LAURENT FABIUS
Non, c'est l'addition des fonds publics, des fonds semi-publics et des fonds privés. Mais l'autre élément très important, c'est que les pays émergents se sont engagés, là, sur une base volontaire à pouvoir eux aussi contribuer, c'est ce qu'on appelle la coopération sud-sud, donc on n'aura pas simplement les pays riches en direction des pays pauvres, mais les pays émergents en direction des pays pauvres.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et alors, il y a les sceptiques qui trouvent que c'est trop beau pour être vrai, et qui disent : l'accord ne peut être juridiquement contraignant, parce que rien n'est prévu pour sanctionner les Etats qui ne le veulent pas tenir leurs promesses.
LAURENT FABIUS
Eh bien, soyons clairs, ce n'est pas le code pénal…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Oui, on ne peut pas les mettre en taule…
LAURENT FABIUS
Et ça ne pouvait pas l'être. Mais en revanche, à partir du moment où des engagements sont pris, où un processus de transparence est explicité, tous les pays qui ne rempliraient pas ces engagements, vous voyez que ça voudrait dire sur le plan de leur réputation, et y compris sur le plan économique, parce que l'une des autres choses qui vont changer, c'est que de plus en plus, on va aller vers les énergies renouvelables, et de moins en moins vers les énergies carbonées. Ça va avoir des conséquences économiques…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ça prendra du temps. Alors justement, l'accord ne sera vraiment signé que le 22 avril 2016, où à Paris où à New-York, où ?
LAURENT FABIUS
On verra, il faut un certain nombre de formalités avant la signature, donc c'est en avril, et ensuite, une fois qu'il aura été signé, il devra être ratifié ou approuvé, et en ce qui concerne la France, il sera ratifié devant le Parlement.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et alors, qu'est-ce que la France va faire, alors concrètement, pour le mettre en place pour que les citoyens et les entreprises, nous tous, nous y participions ?
LAURENT FABIUS
Alors, d'une part, une fois qu'il aura été ratifié, nous, en France, on va prendre de l'avance. François HOLLANDE a expliqué l'autre jour un certain nombre de mesures qui vont être prises pour entraîner un mouvement, justement à ne pas attendre 2020 ou 2025. Mais nous, une fois que l'accord aura été ratifié, il faut, pour que l'ensemble des pays, ce soit un accord universel, que 55 % des gaz, des émissions de gaz à effet de serre et 55 pays l'aient ratifié ou approuvé…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et c'est possible de le faire ?
LAURENT FABIUS
Ça sera fait.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Alors nous avons tous vu votre émotion et vos larmes, est-ce que vous pouvez vous laisser aller et nous raconter à cet instant qu'est-ce que vous avez ressenti, Laurent FABIUS ?
LAURENT FABIUS
C'est difficile, on ne se contrôle pas toujours, et heureusement d'ailleurs, mais je vous explique en deux mots, à partir du samedi précédent, c'était moi qui avais la responsabilité du texte sur les épaules, c'est-à-dire que l'ensemble de l'assemblée a dit : on n'y arrive pas, maintenant, c'est la présidence. Et donc c'est une responsabilité très, très lourde, je m'y suis repris à trois fois, mais volontairement…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et ça, c'est la technique, je veux dire, il y avait l'avalanche de sentiments…
LAURENT FABIUS
Attendez, attendez, attendez…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Je ne sais pas, la…
LAURENT FABIUS
Attendez une seconde, premier texte, deuxième texte, et au moment où j'ai fait mon discours final, j'ai dit aux différents…, enfin, aux 195 pays : il n'y aura pas d'autre texte. Et donc là, ce que vous avez devant vous, c'est le texte qui peut faire basculer dans le bon sens l'humanité, et puis alors pourquoi à un moment, on est ému, j'ai pensé à tous ces gens qui auraient voulu connaître ce moment qui était absolument extraordinaire, et qui n'étaient pas là. Et c'est ça, je pense, qui a déclenché cette émotion.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Oui, mais c'est un sommet dans une vie ça aussi…
LAURENT FABIUS
Oui.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Même pour vous ! Même pour vous !
LAURENT FABIUS
Mais bien sûr, parce que, si vous voulez, moi, toute ma vie, j'étais au service de la collectivité, et pouvoir, dans une vie, apporter quelque chose qui restera dans l'histoire, au monde entier, y contribuer en tout cas, c'est une chance extraordinaire…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Cette négociation marathon a duré deux, trois heures. Il y a une méthode FABIUS, qu'est-ce que c'était ?
LAURENT FABIUS
Eh bien, je l'ai annoncé dès le début…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ou vous l'avez découverte au fur et à mesure ?
LAURENT FABIUS
Oui, un petit peu, mais j'ai annoncé au début en tout cas des quinze jours finaux, là, le sprint marathonien, l'écoute, il faut écouter tout le monde, y compris les plus petits pays, la transparence, j'ai dit : moi, je ne vous donnerai pas de surprise, mais je ne veux pas que vous m'en apportiez. L'ambition, parce qu'il ne fallait pas un accord minimum, et puis le sens du compromis, parce que c'est ça, et ça, c'était un peu le fruit, c'est peut-être mon tempérament, mais de l'expérience, moi, je suis juriste à l'origine, et le texte auquel on a abouti, ce n'est pas du roman feuilleton, c'est quelque chose de très précis, donc ça m'a servi…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
… Des concessions…
LAURENT FABIUS
J'ai présidé l'Assemblée nationale plusieurs fois, deux fois, et il y a une, comment dire, il y a une technique, une dynamique, comment, à la fois, donner la parole, permettre à chacun de s'exprimer, mais au moment qu'il faut, arriver à la décision. Et puis, j'ai la chance depuis maintenant trois ans, trois ans et demi, quatre ans, d'être ministre des Affaires étrangères, c'est-à-dire que, avec François HOLLANDE, on rencontre tous les responsables du monde, et à chaque fois, on leur a parlé de la COP21, et donc une confiance s'est créée, et à la fin en particulier, et si j'ai le temps, je vous raconte une anecdote, c'est cette confiance qui a permis de faire basculer les choses, je raconte en un mot, le texte est très compliqué, très long, etc., et dans le dernier état du texte, le secrétariat a commis une faute de frappe, bon, c'est-à-dire que, au lieu de dire, comme dans les deux versions précédentes, que les parties, comme on dit, devaient faire ça, "should", il a été mis "shall", et c'est-à-dire ferons ça…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Les Américains n'ont pas accepté…
LAURENT FABIUS
Et ça n'a pas la même conséquence juridique, dans un cas, c'est une obligation de résultat, dans un autre cas, une obligation de moyen. Donc les Américains ne pouvaient pas l'accepter, parce que ça les aurait obligés à passer devant le congrès, etc. Donc ils m'ont dit : là, on ne peut pas accepter. Alors, j'ai expliqué ça à tout le monde, et notamment au groupe, qui s'appelle le groupe des 77, qui comporte 134 pays, qui est le groupe déterminant. Mais les dirigeants de ce groupe, qui sont des Sud-africaines, ont dit à mes collaborateurs : ce n'est pas possible, nous, on refuse. Et il a fallu que j'arrive, moi, dans une petite pièce, et je leur ai dit : écoutez, ce sont des femmes absolument remarquables. Mesdames, ce n'est pas un changement de substance, je peux, vous me faites confiance, je peux vous certifier que c'est simplement une faute de frappe, et donc on ne va pas bloquer l'accord pour l'humanité à cause de ça. Et elles m'ont dit : Monsieur FABIUS, on vous fait confiance. Et à partir de ce moment-là, on a pu rectifier matériellement les choses…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Je vais vite, la méthode…
LAURENT FABIUS
C'est une petite anecdote, mais c'est ça, créer la confiance…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Elle est significative. La méthode FABIUS, on peut l'appliquer en Syrie et en Libye, dont parlait Jean-Yves LE DRIAN, il dit : en ce moment, l'Etat islamique est en train de s'installer…
LAURENT FABIUS
Ce n'est pas pareil. Ce n'est pas pareil parce que, là, disons que, c'est un combat pour la paix, bien sûr, en fin de compte, ce n'est pas simplement un texte environnemental, c'est un combat pour la paix. Mais il n'y a pas des troupes qui sont là les unes contre les autres.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et la méthode FABIUS, est-ce qu'elle peut servir en France pour une société qui est morcelée, divisée, angoissée, désorientée ?
LAURENT FABIUS
Vous m'inviterez une autre fois.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Oui, et, je ne peux pas vous laisser passer, je pense que vous allez peut-être vous ennuyer maintenant…
LAURENT FABIUS
Non, non…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Au Conseil constitutionnel, vous pourrez rétablir le contact avec…
LAURENT FABIUS
Ecoutez, hier soir, j'avais mes collègues pour parler de la Syrie, vendredi, je suis à New York, au Conseil de sécurité pour en parler, nous avons l'Ukraine, nous avons la Syrie, nous avons l'Irak, nous avons tout ce qui se passe en Afrique. Bon, il n'y a aucune chance de s'ennuyer. Simplement, la première chose que j'ai faite au lendemain, on me dit toujours : mais qu'est-ce que tu as fait ? Tu devais être fatigué, etc. C'est vrai que, à la fin de la négociation, deux heures de sommeil d'affilée, c'était quasiment la grasse matinée. Donc j'ai dormi.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et vous restez président de la COP21 pendant un an…
LAURENT FABIUS
Oui, jusqu'à l'année prochaine…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Et c'est-à-dire si vous êtes au Conseil constitutionnel, vous êtes président de la COP21 ?
LAURENT FABIUS
Ecoutez, je suis ministre des Affaires étrangères de la République française…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Jusqu'en février…
LAURENT FABIUS
J'en suis heureux…
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Il paraît jusqu'en février.
LAURENT FABIUS
J'en suis heureux.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Merci. Merci d'être venu et de nous avoir raconté. Pour la première fois, vous vous lâchez, vous vous laissez aller, merci d'être venu.
THOMAS SOTTO
Merci Laurent FABIUS d'être venu d'être sur Europe 1 ce matin.
LAURENT FABIUS
Merci à vous.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 16 décembre 2015