Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, au "Figaro" le 16 août 2001, sur le bilan de sa tournée dans la région des Grands Lacs et l'état d'avancement du processus de paix dans cette zone.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Voyage de M. Hubert Védrine, dans la région des Grands Lacs, en Ouganda, au Rwanda, au Congo-Brazzaville et en République démocratique du Congo du 12 au 14 août 2001

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Q - Votre tournée symbolise-t-elle un retour de la France dans l'Afrique des Grands lacs ?
R - Je ne crois pas que l'on puisse parler de retour, alors que la politique française n'a jamais déserté cette région, et n'a jamais cessé de suivre le dossier de la République démocratique du Congo.
J'ai effectué cette tournée pour montrer la persistance de notre engagement pour que l'on débouche sur un vrai règlement de la crise des Grands lacs, et obtenir la pleine application des Accords de Lusaka et des résolutions du Conseil de sécurité.
Q - Le processus de paix prend-il du retard ?
R - Oui, on observe un certain retard. Il ne faut cependant pas perdre de vue qu'il s'agit d'un processus très compliqué, qui ne peut pas fonctionner comme un horaire de chemin de fer. Un objectif reste pourtant très clair : la nécessité de reconstituer l'intégrité et la souveraineté de la RDC, aujourd'hui occupée par plusieurs pays voisins qui poursuivent sur son sol leur propre stratégie, combinée avec les objectifs de rébellions intérieures. A cause de cette complexité, le processus de paix peut se gripper à tout instant. On observe aujourd'hui que le retrait des forces étrangères n'a pas eu lieu aussi vite que le demande le Conseil de sécurité, et que le dialogue intercongolais tarde à se nouer. C'est pour toutes ces raisons que je suis venu exprimer notre attente pressante.
Q - Le même langage est-il tenu à tous les adversaires ?
R - Le Conseil de sécurité est exigeant avec tous les protagonistes, et même si une distinction est faite entre les forces invitées et non invitées. L'Ouganda a pris une décision de retrait qui va dans la bonne direction, mais qui ne suffit pas. Je l'ai dit au président Museveni, en l'encourageant à aller plus loin. C'est plus compliqué avec le Rwanda, puisque ce pays considère qu'il ne peut pas se retirer de l'Est de la RDC aussi longtemps qu'il s'estimera menacé par des forces hostiles à ses frontières.
Q - Quelle est la position de Kabila vis-à-vis de cette revendication sécurité ?
R - Il ne la considère que comme un prétexte pour occuper durablement l'est du pays et en piller les richesses. Je ne suis pas en mesure de juger la validité de ces différents arguments. Je sais en revanche que le désarmement des forces hostiles doit avoir lieu. On verra ensuite si le Rwanda occupe vraiment l'est de la RDC pour des raisons de sécurité. Kabila m'a paru déterminé à faire ce qui était en son pouvoir dans les zones sous son contrôle pour neutraliser ces forces. On verra.
Q - Des sanctions internationales peuvent-elles inciter les troupes étrangères à hâter leur retrait ?
R - Aucun système de sanctions ne donne les résultats attendus.
Dans la plupart des cas, ils génèrent même des effets pervers, et touchent rarement ceux que l'on vise. Il faut jouer plutôt l'incitation diplomatique et économique. Raisonner en termes de sanctions aurait en outre pour effet de raviver les contradictions, au sein du Conseil de sécurité ou au sein de l'Europe, sur la question de savoir qui sanctionner. La France était par exemple en pointe sur l'affaire des pillages. Faire surgir ce thème qui était soigneusement masqué a contribué à faire baisser les exigences du Zimbabwe, de l'Ouganda et du Rwanda. Mais s'il fallait aller jusqu'à des sanctions, on verrait que les Américains et les Britanniques ont des positions différentes.
Q - La reprise de la coopération internationale doit-elle être liée au progrès de paix et du dialogue intercongolais ?
R - Je suis toujours prudent sur les conditionnalités trop strictes. Je ne pense pas qu'il faille ajouter aux difficultés extraordinaires dans lesquelles ces pays se débattent. Il existe en tout cas une partie de l'aide qui ne doit pas être conditionnée : celle qui va aux populations. Le formalisme moraliste n'a pas beaucoup à faire dans ce dossier.
Q - Etes-vous optimiste quant à un règlement pacifique de cette crise ?
R - Nous sommes sur le fil du rasoir. Tous les protagonistes ont aujourd'hui à peu près autant de raisons d'avancer, avec méfiance et circonspection, dans la mise en oeuvre de leurs engagements que de raisons de s'arrêter. Il n'est pas un seul des acteurs internes ou externes de la crise congolaise qui ait un intérêt pur et simple à l'application du dialogue et du processus de paix. Il n'y en a pas non plus qui puisse se permettre d'ignorer les injonctions internationales.
Il y a dans la région des intérêts fondamentaux contradictoires, et incompatibles. C'est pour cela que l'engagement continu de la communauté internationale et du Conseil de sécurité est indispensable pour que le processus ne s'enlise pas.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 août 2001)