Déclaration de M. Jean-Michel Baylet, président du Parti radical de gauche, sur le bilan de cent ans de radicalisme, Paris, juin 2001.

Prononcé le 1er juin 2001

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Circonstance : Journées de célébration du centenaire du radicalisme en juin 2001

Texte intégral

Chers amis,
Il me revient, en cet instant, l'honneur de conclure ces journées de célébration du centenaire du Radicalisme. J'en suis fier pour tous les militants du Parti radical de gauche qui sont ici nombreux. Je suis également ému que le hasard des dates et du calendrier m'ait donné la mémorable tâche d'organiser ce centenaire, qui prend fin ce soir, après deux jours de manifestations, hier consacrées à l'art et la République, aujourd'hui à l'histoire et au radicalisme dans le monde. Tout au long de cette journée, admirable en analyses historiques et en témoignages, nous avons ensemble embrassé deux bons siècles d'événements qui retracent les combats majeurs des républicains -radicaux, en France, en Europe et sur les autres continents du monde, Amérique du Sud, Afrique, Asie...
A ce rythme, nous avons, pendant ces heures magiques d'évocations et de rêves collectifs, habitué notre regard à porter loin, au-delà du temps chaotique de l'actualité. Nous avons stabilisé notre perspective afin d'apercevoir la ligne supérieure des événements, celle qui permet de comprendre comment les actions acquièrent pérennité et reconnaissance des peuples.
Le moment est venu de donner un dernier écho radical et républicain aux passionnants témoignages et discours de nos amis étrangers, qui sont venus ici - dans cette magnifique salle de la mairie du XVIIIe arrondissement où Clémenceau a exercé son magistère - pour témoigner de la vigueur du Radicalisme et de son avenir.
C'est que l'histoire des radicaux se confond avec celle de la République comme nous l'ont rappelé, ce matin, les historiens. Cette formule, d'ailleurs, rend hommage aux radicaux d'hier et fait rougir de fierté les radicaux d'aujourd'hui. Ce jugement suggère que l'histoire de la famille radicale a commencé bien avant 1901. Il confirme la contribution majeure du Radicalisme et de ses grands dirigeants à l'expression de l'idée républicaine, de ses principes, ainsi qu'à sa réalisation, pas à pas, progressivement, à chaque étape de l'histoire constitutionnelle de la France de 1789 à nos jours. Enfin, le rappel de ce lien congénital entre république et radicalisme crée aussi des devoirs, à nous, qui sommes héritiers, enfants de cette lignée de combattants pour la liberté et la justice :
Quelles sont les aspirations qu'un républicain peut nourrir aujourd'hui ? Quelles réformes pour faire progresser nos sociétés se développant dans un monde maintenant globalisé ? Quelles visions politiques seraient aujourd'hui aussi audacieuses que l'étaient les utopies d'hier - celle de 1793, de 1848 - comme, plus tard, les réformes radicales mises en uvre depuis la IIIe république ?
La république étant consubstantielle au Radicalisme, j'ai à cur, ce soir, au nom des radicaux du Parti Radical de Gauche, de faire ressortir, dans le combat républicain, la méthode, le style propre des radicaux quand ils sont face à des évènements historiques décisifs. 1793 est la date d'une constitution que les experts en droit connaissent bien. Une constitution éminemment républicaine pour ces années révolutionnaires que les Radicaux aiment rattacher à leur propre histoire. En elle, ils retrouvent les principes de 89, élevés sur les droits de l'homme, mais enrichis de nouveaux droits sociaux.
Nous savons bien sûr que le contexte révolutionnaire qui a fait naître la Ière et la IIème république n'a pas permis que leurs Constitutions connaissent un début d'application. Cependant, comme les idées de la révolution 1848 qui ont connu le même destin éphémère, elles restent pour nous tous, républicains et démocrates, des moments forts dans l'histoire des idées politiques. Moments d'utopie, de radicalité, d'enthousiasme collectif qui ont entretenu la flamme républicaine, celle qui brûle sans jamais s'éteindre pour faire progresser l'humanité. Car les combats les plus importants se jouent souvent sur des points qui paraissent de détail. Ainsi, la constitution de la 1ère république ajoute à la déclaration des droits de 1789 un article sur " la garantie sociale ", amendé dans la constitution de 1793 : " La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler ".Article ô combien essentiel - et pourtant un peu noyé dans la masse - tant il annonce la prise en compte de la question sociale et sa reconnaissance dans les missions de la République !
La constitution de 1848 est encore plus claire quand elle justifie l'avènement de la république par ces mots : " En adoptant cette forme définitive de gouvernement (la république), la France s'est proposée pour but de marcher plus librement dans la voie du progrès (), d'assurer une répartition de plus en plus équitable des charges (), d'augmenter l'aisance de chacun par la réduction graduée des dépenses publiques et des impôts, pour faire parvenir tous les citoyens, à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être ". " Un degré plus élevé de bien-être ". Cette précision sur les finalités de l'institution républicaine n'est pas anodine. Elle annonce une morale sociale, une éthique publique de solidarité et de partage qui justifieront les engagements indéfectibles des républicains pour concrétiser ces principes.
En outre, elle traduit une sensibilité toute particulière chez les républicains à la misère, aux malheurs des hommes qui leur donne envie de se battre. Cette attention à la souffrance humaine, le dégoût de l'injustice aussi, la volonté d'y porter remède, les républicains de 93 l'ont exprimé avec force et beauté en déclarant : " Le but de la société est le bonheur commun "(art.1)." Bonheur commun " ! La vision sociale et politique des républicains de la première heure est humaniste. Elle place l'homme au cur du projet politique. L'individu a des droits fondamentaux dont la République doit se porter garant. Mais l'individu doit trouver dans la société, parmi les autres, les conditions de son émancipation et de son épanouissement. " Faire société " voilà la grande affaire de l'humanité, qui justifie toutes les expérimentations sociales, politiques - heureuses et parfois tragiques - comme l'histoire ou l'actualité nous en donnent le spectacle.
L'humanisme des Lumières fait le pari de la perfectibilité de l'homme, croyance ô combien nécessaire, quand l'homme, ou les groupes semblent s'égarer irrémédiablement dans la barbarie. Chez Condorcet, dans son tableau historique des progrès de l'esprit humain, les républicains trouvent la vision de l'homme la plus optimiste tant le philosophe nous convainc que rien n'est vain, et que tous les combats réussis ou infructueux contribuent à réaliser le vaste dessein de l'humanité. Ainsi l'homme se cherche-t-il lui-même à travers les uvres du travail et les produits de la culture.
L'humanisme radical est cette foi en l'homme, que la sublime raison ne peut durablement égarer. Liberté, égalité, fraternité. Le triptyque républicain est vivant. Il est dans l'esprit de tous ceux qui cherchent à perfectionner les sociétés dans le sens de la Justice. Il parle toujours à l'imaginaire et au cur des citoyens. Voilà la force des idées révolutionnaires. Rarement applicables dans l'époque qui les a vus naître, elles deviennent, pour les hommes qui suivent et pour des siècles, des emblèmes, des catalyseurs pour faire progresser les sociétés.
Il me semble que nous avons ensemble, cette journée entière, cherché à retrouver le fil des ambitions que les républicains d'hier ont conçu pour l'instauration d'une vraie République démocratique et sociale. Mais il nous faut comparer entre l'idéal et les faits, les utopies et la réalité, pour ne pas sous-estimer le travail collectif qu'il reste à accomplir.
Comme toutes les grandes famille, la famille radicale a ses héros. Les radicaux ont été les chefs de file des droits politiques et des libertés publiques. Beaucoup de noms ont été cités tout au long de la journée, et personne, me semble-t-il, n'a été oublié qui n'ait tenu la chaîne des combats républicains, dans les Assemblées, aux élections, aux responsabilités à tous les niveaux de l'Etat.
Au siècle dernier, inlassablement, les radicaux veillent à l'établissement définitif de la république. Dès 1830, les questions sont posées, qui seront au centre des débats politiques et vont mobiliser les forces progressistes républicaines pendant près d'un siècle :
Liberté de réunion, liberté de la presse, liberté de pétition, Suffrage Universel, liberté absolue des cultes, suppression de l'esclavage, séparation de l'Eglise et de l'Etat. A la revendication de ces droits civiques et politiques il faut ajouter des préoccupations sociales et économiques pas moins audacieuses pour l'époque : " il faut proclamer l'importance de la question sociale et le danger de la domination du capital " écrivait en 1843 Ledru-Rollin, poursuivant : " la solution est dans l'union du capital et du travail, car la propriété est bonne et devrait être étendue à tous. "
Le programme des républicains effrayait, comme on peut l'imaginer, la majorité des élus et des électeurs de ces années de Monarchie. (Louis-Philippe). Mais les républicains assument leur image : " Nous sommes des ultra-radicaux " disait Ledru-Rollin " si vous entendez par ce mot le parti qui veut faire entrer dans la réalité de la vie le grand symbole de la liberté, de l'égalité et de la fraternitéOh ! oui, nous tous qui sommes ici, nous sommes des ultra-radicaux. Les mots n'effraient que les enfants. D'un outrage, faisons un drapeau ! ". Belle tirade à l'image du combat que ce grand tribun a mené, debout, jusqu'à la fin de la vie, pour le suffrage universel !
La liberté est le maître mot des radicaux. De Jules Simon au philosophe Alain, ce droit fondateur de tous les autres droits, qui se confond avec le droit à la vie, devient un programme radical en lui-même. Le système radical est simple disait Jules Simon : " en théorie, la liberté totale sans restriction ni réserve. En pratique, comme origine, la souveraineté nationale ". Ainsi, quelle doit être la doctrine de l'école radicale en matière de presse ? il répondait, la liberté totale. D'enseignement ? la liberté totale. De droit d'association ? la liberté totale. De religion ? la liberté totale. Etc.
Je ne sais pas si nous pourrions expérimenter ce primat de la liberté totale pour traiter les problèmes qui nous sont posés aujourd'hui. Nous aurions peut-être la mauvaise surprise de constater que bien des contraintes administratives s'exercent sans utilité - quel que soit leur bonne intention affichée d'ailleurs -. Et que si les problématiques changent avec les siècles, la question de l'emprise des pouvoirs sur les citoyens reste totalement vraie, et constitue ainsi un combat permanent. Je pense à la Justice, aux médias. Où sont les garde-fous, les contre-pouvoirs ?
Dès 1830, les républicains-radicaux militent ardemment pour le suffrage universel, car la démocratie réelle ne peut se contenter de l'énoncé des droits formels. Il faut les concrétiser, les inscrire dans la vie réelle des citoyens. " Ce qui constitue la vraie démocratie, ce n'est pas de reconnaître des égaux, c'est d'en faire " comme devait le dire plus tard Gambetta. Ce grand radical est l'ancêtre de la démocratie participative quand il se fait le porte-parole des électeurs de la première circonscription de la Seine en défendant le programme de Belleville (1869). Il demande, entre autre, " une instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire. La suppression des gros traitements et des cumuls ainsi que la modification de notre système d'impôts. La suppression des armées permanentes. L'abolition des privilèges et monopoles que nous définissons par ces mots : primes à l'oisiveté. " disait-il ! Tout un programme !!Les radicaux au pouvoir sous la IIIe république parviendront à faire voter la majeure partie de ces propositions, mais pas sans mal.
- la loi garantissant la liberté syndicale en 1884,
- la loi sur la liberté d'association votée sous l'impulsion de pierre Waldeck-Rousseau en 1901,
- l'instauration d'un impôt progressif sur le revenu défendue par Joseph Caillaux.
- la loi de 1905, marquant la séparation définitive de l'Eglise et de l'Etat pour laquelle Emile Combes mena un grand combat pour la laïcité qui est, sans aucun doute, le combat le plus emblématique du radicalisme.
La laïcité clarifie, désormais, la frontière entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel avec la souveraineté du second dans l'ordre politique. Dès lors, c'est au pouvoir politique qu'échoit la responsabilité de faire régner dans la société la tolérance, le respect de l'intime conscience et des croyances personnelles.
La laïcité est aussi - et on l'oublie trop ! - le principe de la neutralité de l'Etat face aux intérêts particuliers et contradictoires, de la société civile. Elle recommande à la puissance publique vigilance à l'égard des groupes de pression, des corporatismes qui sont indifférents à l'intérêt général, par définition. Neutralité de l'Etat, garant du choix des croyances. Les républicains - radicaux sont engagés avec détermination sur le front commun de la laïcité et de la liberté.
Un regard sur le passé et aussi sur l'actualité nous font penser que ces valeurs n'en sont qu'à leur enfance. La violence des conflits interethniques à caractère religieux, dans le monde et en Europe - hier au Kosovo, aujourd'hui en Afghanistan, pour ne citer qu'eux - à l'encontre des minorités et des femmes, sont la preuve douloureuse et terrible que le moyen âge politique est toujours là. Ces drames humains démontrent le besoin impérieux de laïcité pour apaiser les sociétés et pérenniser les démocraties. Ce combat est d'aujourd'hui !
Un autre grand principe républicain va servir d'axe à la politique des radicaux : la solidarité, théorisée par Léon Bourgeois dans le Solidarisme. Cette théorie sociale et juridique, partant du constat de l'interdépendance des êtres et des choses, propose de coordonner les syndicats, les coopératives, les organes de l'Etat, pour achever la démocratie politique en démocratie sociale.
Quelle intuition chez Léon Bourgeois de parier sur le développement des associations, ainsi que sur leur utilité sociale et civique !
La philosophie positiviste d'Auguste Comte n'est pas loin ! De fait, le père de la sociologie a considérablement nourri la pensée radicale et il est peu de rappeler que le radicalisme est aussi l'enfant de l'idéal scientifique du XIX siècle.
Compte tenu des nombreux apports qui l'ont façonnée, la matrice du radicalisme se révèle forte et souple tant elle garde sa cohérence idéologique dans le temps. Et qu'elle maintient une filiation politique entre des personnalités très différentes, je pense à Georges Clemenceau ou Edouard Herriot.
Clemenceau incarne à lui tout seul le radicalisme de combat. Anarchiste et conservateur, homme d'ordre et de provocation, le maire du XVIIIe arrondissement en 1871 et député à l'Assemblée, mène les luttes fondatrices du radicalisme : instruction générale, séparation des églises et de l'Etat, réforme de l'impôt, mais avec un style et une énergie qui en feront un monument de radicalisme.
Nous sommes particulièrement heureux et fiers d'être dans cette salle des mariages, où Clemenceau a sans doute officié - magnifique bâtiment qui témoigne de l'ambition que les républicains concevaient pour les édifices de la république qui devait être belle en plus d'être juste ! - . Mairie où Clemenceau a fait ses premières armes politiques qui le mèneront au cur de l'Affaire Dreyfus, et plus tard dans la guerre aux premières commandes pour soutenir le moral des Français et les conduire à la victoire de 1918.
Durant des années, sous la IIIè et IVè République, les radicaux participent à la modernisation de la société dans des gouvernements modérés ou franchement plus à gauche. C'est dans le gouvernement du Front populaire de Léon Blum (1936), que l'on trouve une femme radicale, Cécile Brunschvicg. Elle est aux côtés de Jean Zay qui, ministre de l'Instruction publique marquera son passage par une série de réformes générales que ses successeurs ne feront que prolonger. Jean Zay connaîtra un destin tragique tout comme Jean Moulin, chargé de coordonner la résistance intérieure et extérieure en 1943. Gaston Monnerville, d'une autre manière, figure emblématique de l'intégration républicaine, va inscrire avec éclat le radicalisme dans le combat contre le racisme, l'antisémitisme, pour le respect de la dignité humaine et l'aide à toutes les minorités opprimées à travers le monde.
Dans ces années d'après guerre, le radicalisme plus militant se cherche un chef. Pierre Mendès France entraînera les Radicaux vers un projet de rénovation de la gauche alors qu'il prend la tête du parti radical en 1955, avec l'aide de radicaux intransigeants.
Dans son livre programme, la République moderne, il dessine un authentique projet de société, en rupture avec la Ve république, qui, comme la IVe, " appartiennent - selon lui - à des modèles hérités du siècle dernier où les pouvoirs publics limitaient leurs activités aux affaires strictement politiques. Il n'en est plus ainsi au XXe siècle. Ministres, assemblées, administrations sont continuellement appelés à trancher des litiges entre intérêts économiques alors que ni la IVe ni la Ve n'ont été équipées pour assumer ces responsabilités nouvelles ". Pierre Mendès France conclut à une nécessaire refonte de nos institutions et met au défi quelque homme politique que ce soit d'entreprendre des réformes d'importance " si les problèmes institutionnels n'ont pas d'abord reçu une solution correcte ".
Affirmation lucide et courageuse de Pierre Mendès France qui n'ignorait pas les difficultés politiques à présenter au suffrage des citoyens des réformes institutionnelles. Et pourtant, celles-ci sont fondamentales car elles sont à la base de toute la société. Et il en va de la responsabilité des politiques de veiller à leur fonctionnalité et leur rôle de régulateur social.
Aujourd'hui, l'économie mondialisée, la puissance du capitalisme financier justifie encore plus qu'hier de faire évoluer nos institutions pour créer de nouveaux leviers au service de la République sociale que nous appelons de nos vux.
C'est pourquoi récemment, les radicaux ont déposé, au Sénat et à l'Assemblée nationale, une proposition de loi pour une VIe République. Un régime présidentiel avec tout ce que cela entraîne en terme de contre-pouvoir parlementaire, de décentralisation et de modification du système électoral. Il faut qu'à un exécutif fort corresponde un législatif libre. Un président de la république qui dirige l'exécutif, face à un parlement revitalisé dans ses fonctions.
Ce projet constitutionnel, bien évidemment, ne prétend pas être complet dans les mécanismes que nous proposons, mais il constitue, pour nous, la première étape d'un vaste chantier institutionnel qu'il serait irresponsable de différer plus longtemps.
Les radicaux ont une égale exigence institutionnelle concernant l'Europe. Dans le droit fil de ses pères fondateurs, nous restons toujours très mobilisés sur le projet d'Europe politique, auquel un des nôtres, Maurice Faure, a joué un rôle de premier plan lors du traité de Rome (1957). Il s'y révéla un remarquable négociateur - comme Jean Monnet le rappelle dans ses mémoires - animé d'une conception franchement fédérale, proposant de transférer à l'Europe - je le cite - " la diplomatie, la défense, la justice, l'économie, tout cela découlant maintenant de la mondialisation ".
On mesure, à ces propos, que, depuis 50 ans, l'Europe avance, certes, mais à biens petits pas. Nous pensons néanmoins, que la mise en place de l'euro accélèrera le processus d'intégration, car les européens qui auront demain une mesure commune pour comparer leur consommation et leur revenu pousseront leurs Etats, par une logique d'équilibre, à des harmonisations fiscales et sociales.
La crise de croissance que connaît actuellement l'Europe (vote négatif de l'Irlande), malgré les procédures d'élargissement fixées par le Sommet de Nice, doit nous faire aller plus avant, renforcer notre volontarisme pour ratifier une Constitution européenne et réaliser enfin, l'Europe des citoyens, les Etats-Unis d'Europe !
Mesdames, Messieurs, Je viens de balayer rapidement près de deux siècles de débats idéologiques qui sont la raison d'être même de la politique. Mais le cadre dans lequel la vie démocratique progresse et les outils qui sont mis à sa disposition ne sont pas neutres.
Les partis politiques structurés n'ont qu'une existence très récente, en comparaison de la politique elle-même qui a l'âge des sociétés humaines. Les clubs, salons, cafés ont été, dès le XVIIIè siècle, les lieux de rencontre des débatteurs politiques avant que ne se créent les structures pérennes sur le modèle des associations. En 1901, les radicaux font voter la loi sur le statut des associations sans but lucratif. La même année, ils décident de la concrétiser pour eux-mêmes et se constituent en parti politique regroupant des républicains radicaux et radicaux socialistes.
Le rassemblement informel des républicains radicaux remonte, je l'ai déjà dit, à beaucoup plus loin et ceux-ci vont avoir recours à différentes méthodes pour militer et faire connaître leurs idées pendant tout le XIXe siècle.On les retrouve, dès 1832, dans la Société des Droits de l'Homme (qui défendait la Déclaration des Droits de 1793).
Le droit de réunion étant proscrit en 1847, les républicains décident de s'organiser pour contourner l'interdit. C'est la campagne des banquets lancée en juillet 1847 qui est l'occasion de rassembler de nombreux militants républicains pour échanger et se prononcer sur les réformes nécessaires. L'ampleur du succès de ces banquets incita le pouvoir à interdire le dernier, prévu à Paris (février 1848). L'autre moyen utilisé par les républicains pour faire connaître leurs idées est la presse. On les retrouve nombreux à la direction de journaux ; certains n'hésitant pas à créer leur propre journal pour la diffusion de leurs idées.
A l'origine, le style partisan des journaux, pourtant d'informations, était totalement assumé par ses rédacteurs, et admis par l'opinion. S'engager, annoncer la couleur d'emblée n'était pas, hier, une faute de goût !. Les radicaux, donc, constituent leur parti en fédérant les différents comités, organisés sur une base départementale, et qui faisaient exister, depuis des années sur le terrain, le radicalisme par la voix de nombreux élus locaux. Ils prennent le nom de Congrès du parti républicain, radical et radical-socialiste.
Le mot d'ordre du rassemblement fut : " Aux manifestations répétées et violentes de la coalition cléricale antirépublicaine, les républicains des départements veulent opposer l'union du parti démocratique " (Henri Brisson).
Léon Bourgeois présida l'une des séances et Camille Pelletan rédigea la première déclaration du parti. On retrouve dans celle-ci la priorité aux réformes sociales " sans remettre en cause le principe de la propriété individuelle ", la volonté politique de " hâter l'évolution par laquelle le travailler aura la propriété de son outil, la légitime rémunération de son travail. ".
Une des lignes de fracture avec le socialisme concerne justement la propriété individuelle. Derrière elle, il y a, au fond, une conception différente de l'homme et de ses liens avec la société. Les radicaux sont adeptes de la théorie de l'individualisme philosophique qui, de l'esprit des Lumières avec Condorcet en remontant à Descartes, affirme le primat de l'individu sur la collectivité. Tous les programmes politiques radicaux, de congrès en congrès, rappelleront cette filiation qui n'a pas toujours été facile à défendre.
Pour autant, les radicaux ont poursuivi leur chemin, au rythme des évènements de l'histoire plus récente, conduits par leur doctrine centrée sur l'humanisme, se donnant un triple objectif : l'extension des libertés dans le domaine sociétal, la promotion sociale par le travail et le mérite, et en matière économique, la priorité donnée à l'initiative et la création dans l'entreprise.
Il y a eu cependant rupture au sein de la famille radicale, en 1972. Un divorce comme notre ami Robert Fabre, dans son remarquable ouvrage les radicaux dans l'union de la gauche, nous en explique avec précision et talent les moments décisifs.
Ce sont alors moins les valeurs qui divisent les radicaux, que la compréhension et le choix de leur positionnement sur l'échiquier politique. Robert Fabre et tous ceux qui le suivent n'ont pas d'état d'âme : le radicalisme est à gauche parce qu'il est progressiste, tiré par l'idéal de justice et le respect des institutions.
Mais il est vrai que le radicalisme porte si haut le désir de justice et de progrès social que cet idéalisme peut, à certains moments, faire naître de l'impatience. C'est ce que nos amis, ce matin, ont parfaitement rapporté des tensions entre républicains-radicaux intransigeants et pragmatiques ou réformistes.
Les radicaux ont mené, à maintes reprises, des actions très engagées, mais ce fut toujours dans le cadre des institutions existantes. Ils furent rarement en rupture avec l'ordre social même s'ils s'appliquaient à le contester avec sévérité et voulaient le réformer.
Le pragmatisme, la patience pour saisir les opportunités, créer les circonstances favorables pour peser et faire passer les réformes dans le cadre légal, sont des méthodes d'action qui se situent à l'opposé des stratégies prônant le rapport de force, la rupture ou la sédition. Les radicaux ne reconnaissent pas la violence comme un moyen politique.
Amoureux de la révolution française, les radicaux se sont efforcés, année après année, de pacifier la république et de ramener sous son toit les hommes de tout bord dévoués à la chose publique et à la défense de l'intérêt général. Afin de " rendre la république républicaine " selon l'heureuse formule de Pelletan, ils ont fait de choix du réformisme.
Ainsi, l'éthique politique des radicaux s'est enrichie de siècles en siècles d'une culture sachant prendre en compte le temps, la science, l'histoire, la réflexion critique qui prédisposent au jugement équilibré, à la tempérance, la tolérance, qu'il faut rechercher comme des vertus.
Cette culture politique qui invite à chercher l'angle le plus large pour convaincre et rassembler caractérise le Radicalisme.
Et peut-être la République elle-même comme Eugène Pelletan veut le penser : " La république, quoiqu'en disent nos adversaires, n'est ni une colère, ni une exclusion (). C'est la loi à la main et le front couronné d'épis qu'elle veut régner. Etes-vous impatients de réformes ? défendez la république car elle seule possède un moyen légal, régulier, d'acheminer toute idée de progrès au pouvoir, sans violence et sans secousse. Tout par évolution, rien par révolution, voilà sa devise ! ".Tout est dit !
Mes chers amis, Le radicalisme, nous l'avons vérifié toute cette journée, existe en tant que doctrine républicaine et universaliste. Mais que valent les idées sans les hommes ?
Le radicalisme fête son centenaire aujourd'hui parce qu'il y a des radicaux. Parce qu'il y a des femmes et des hommes qui ne s'imaginent pas être autre chose que radicaux ! Un style, une façon d'être, une éthique, un regard sur l'homme et la société : le radicalisme est dans la société, il vit de la société.
Nous le reconnaissons aujourd'hui dans certaines cultures émergeantes autour des nouvelles technologies, des créateurs d'entreprise, des inconditionnels de l'autonomie dans le travail et la société, comme ces " hackers ", libres internautes, porteurs d'un nouveau modèle social et culturel, produit de l'ère post-industrielle. Décidés à ne pas subir l'emprise des monopoles ou des grands groupes, ces travailleurs indépendants, développent une nouvelle attitude dans le travail, les échanges, les savoirs pour une éthique du partage et de la discussion.
Une vision du monde est en train de naître à l'image de nos sociétés post-industrielles, riche d'espérances humanistes et attentives à ne pas réduire l'homme à l'état de marchandise. Des nouveaux principes s'affirment : la responsabilité envers les générations futures, l'initiative individuelle, le partage des biens et des savoirs, la solidarité planétaire, les causes humanitaires, l'environnement, ainsi que la défense des libertés, la démocratie, sont des valeurs auxquelles souscrivent aujourd'hui les opinions publiques mondiales. [La laïcité, elle, demeure un combat !]
L'aventure humaine ne voit pas son champ se rétrécir, au contraire, les possibilités de vie, d'expérimentation, la longévité, le métissage des cultures sont autant de perspectives offertes à l'individu. A lui, en face de la pluralité des choix, avec les outils de la science et de la démocratie, de faire un usage maîtrisé de sa liberté. Pour cela il faut à l'homme une culture, des connaissances, une éducation de la volonté qui lui permette de réaliser sa nature d'être sociable. La première mission de l'Etat demeure bien l'éducation et la formation des citoyens.
Les radicaux regardent avec confiance la mondialisation qui rapproche les hommes, réduit les distances, raccourcit les contraintes matérielles et valorise, par les réseaux, les productions humaines de toutes les parties du globe.
Bien évidemment, nous ne sommes pas des mondialistes " béats ". La constitution de véritables empires économiques et financiers, l'emprise de la Bourse sur l'économie mondiale, le développement des réseaux internationaux maffieux et criminels, sont de vrais problèmes, qui préoccupent les citoyens de la planète, à juste titre. Oui, l'émergence d'une opinion publique internationale est une des réponses aux défis de la mondialisation qui peut devenir un contre pouvoir citoyen complémentaire au pouvoir politique.
Nous les radicaux, nous tous enfants de la république ici rassemblés, avons en commun la passion de ces moments où les plus hautes ambitions humanistes prennent forme.
L'histoire de notre république est marquée par ces temps rares et forts où nos ancêtres courageux ont couché sur le papier, parfois dans l'urgence, leur vision élevée d'une société fraternelle. Ces vues bien que théoriques nous sont cependant très précieuses. Car nous avons besoin de retrouver la source de ce qui nourrit notre pensée politique, les valeurs, les idées philosophiques. Nous avons aussi besoin d'apprendre à cultiver la distance qui permet de relativiser, d'échapper aux visions unilatérales ou dogmatiques, pour ne conserver que l'essentiel, ce qui contente l'esprit, rapproche de la vérité et rend confiant dans l'avenir.
Cette célébration du Centenaire du Radicalisme, comme nous le souhaitions profondément, a été l'occasion de redonner force à notre mémoire et vigueur à notre imagination. Car il n'y a pas d'avenir pour celui qui n'a pas de passé !
Les hommes de notre temps ont besoin pour comprendre notre époque non seulement de méditer sur les actions des hommes du passé, leurs erreurs, leurs succès, mais aussi de reformuler ensemble les problématiques politiques qui sont, d'un certain point de vue, toujours les mêmes.
Durant toute cette journée, nous avons cherché dans les exposés des orateurs, les mots familiers, ceux qui nous attachent à une famille de pensée, ceux qui nous lient comme les sentiments à la raison. Nous étions également en attente de nouveaux éclairages concernant nos repères idéologiques, nos identités, notre avenir. Nous ne sommes pas déçus.
Je veux remercier chaleureusement tous ceux qui ont contribué au succès de ces deux jours de célébration du centenaire du Radicalisme. Les historiens, les délégations étrangères,Bertrand Delanoë, Daniel Vaillant, Annick Lepetit, Lionel Jospin
(Source http://www.radical-gauche.org, le 25 juin 2001)