Déclaration de Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, sur la protection des mineurs et les relations entre l'autorité judiciaire et l'administration, Paris le 26 janvier 2016.

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Texte intégral


M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif à l'information de l'administration par l'institution judiciaire et à la protection des mineurs (projet n° 242, texte de la commission n° 294, rapport n° 293).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre.
Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, nous nous retrouvons aujourd'hui pour examiner un projet de loi tout entier dédié à l'information de l'administration par l'institution judiciaire et à la protection des mineurs.
Ma collègue garde des sceaux étant retenue par un Conseil européen à Bruxelles, je m'exprimerai devant vous en notre nom à toutes les deux.
Vous vous en souvenez évidemment, au cœur de l'été dernier, nous avions déjà abordé avec vous ces questions. Et dès la décision rendue par le Conseil constitutionnel, nous avions pris l'engagement de revenir devant le Parlement avec un nouveau texte et de prendre toutes les garanties juridiques pour trouver le juste équilibre entre, d'une part, l'impératif de protection des mineurs et, d'autre part, l'exigence tout aussi importante de respect de la présomption d'innocence.
C'est précisément cet équilibre qui a été atteint dans le texte examiné par l'Assemblée nationale et adopté – je le rappelle – à l'unanimité des députés le 8 décembre dernier.
Votre assemblée ne s'est pas désintéressée non plus de cette question, en y apportant cependant une réponse très différente, sur le fond, de celle du Gouvernement. Vous avez ainsi adopté, à l'automne dernier, la proposition de loi de Mme Catherine Troendlé visant à rendre effective l'interdiction d'exercer une activité professionnelle ou bénévole impliquant un contact avec des mineurs pour une personne condamnée pour des agressions sexuelles sur mineur.
Je ne vous l'apprends pas, l'adoption de cette proposition de loi n'a pas conduit le Gouvernement à renoncer au principe d'un projet de loi. Et j'estime que le présent texte est à la fois mieux centré sur la réponse à apporter aux dysfonctionnements systémiques, qui ont été constatés par les inspections générales de nos ministères en Isère et en Ille-et-Vilaine, et qu'il bénéficie de la sécurité juridique fournie par l'examen du Conseil d'État.
Au fond, ce que la garde des sceaux et moi-même avons voulu, c'est vous proposer un projet de loi de principe permettant d'en finir avec une situation insécurisante pour les magistrats, inconfortable pour les administrations et, à dire vrai, inconcevable pour les familles, qui, toutes, nous ont dit leur attente d'un service public irréprochable et exemplaire.
Ce n'est pas que rien n'ait été fait ces dernières années, mais nous avions collectivement toléré d'en rester à un cadre incertain et de vivre sur une faille juridique béante, visible de tous, et d'abord visible et connue des prédateurs – il ne faut pas en douter un instant !
Ce dont nous discutons – vous le savez bien – n'est ni virtuel ni exceptionnel. Et la tragédie qui s'est déroulée l'an passé à Villefontaine nous a fait prendre conscience de l'urgence qu'il y avait à donner enfin un cadre juridique clair à des transmissions d'informations trop souvent incertaines et traitées de manière aléatoire par la justice.
Avec ce projet de loi, nous adressons donc à la société un signal fort de notre intransigeance à l'égard de ces violences insoutenables, mais aussi un signal de la détermination commune de nos institutions pour combattre celles-ci.
En particulier, nous avons voulu fixer enfin dans la loi la réponse à plusieurs questions difficiles : celle du moment où il convient de transmettre les informations ; celle des agents concernés par cette transmission ; celle, enfin, des infractions qui rendent cette dernière nécessaire.
Nous introduisons donc deux articles nouveaux dans le code de procédure pénale avec la volonté, d'une part, de déterminer un cadre général qui concerne toutes les administrations et tous les agents et, d'autre part, de définir un régime particulier visant les personnes en contact habituel avec des mineurs et pour des infractions qui sont spécifiquement énumérées.
Ces dispositions forment l'essentiel du projet de loi, qui comporte également des nouveautés concernant les contrôles judiciaires et modifie d'autres codes – le code de l'action sociale et des familles, le code du sport et le code de l'éducation.
Je note que ces dernières dispositions sont assez consensuelles, ce qui tranche avec les deux principaux articles que j'évoquais plus tôt et au sujet desquels nous avons, avec le texte soumis au débat, des divergences de fond, dont les amendements, que le Gouvernement a déposés sur le texte de votre commission, témoignent.
À ce stade, je voudrais simplement vous rappeler, mesdames, messieurs les sénateurs, quelles ont été nos intentions.
Je l'ai dit en introduction à mon propos, nous avions en quelque sorte l'obligation de concilier deux exigences essentielles dans ce projet de loi. D'un côté, nous avons l'obligation juridique et morale d'assurer la protection des mineurs qui sont placés sous la responsabilité de nos institutions et de nos administrations ; de l'autre, nous avons aussi l'impérieuse nécessité de respecter les grands principes de notre droit, en particulier la présomption d'innocence, que nous devons à toute personne poursuivie.
Parce que je connais votre sensibilité légitime sur ce sujet, nous avons apporté, avec le concours du Conseil d'État et la contribution de l'Assemblée nationale, le plus grand soin à vous proposer un texte dans lequel l'affirmation des principes s'accompagne de garanties fortes et proportionnées à chacune des hypothèses que nous avions à traiter.
En effet, se contenter d'une information au stade de la condamnation définitive, comme le proposent les auteurs de certains amendements, reviendrait à priver les procureurs de toute capacité à informer les administrations d'un danger. Et à cela, je ne m'y résous pas !
Je ne souscris pas davantage au refus de principe d'une délivrance d'information laissée à l'appréciation des procureurs, en cours de procédure, voire en cas de garde à vue ou d'audition libre, dès lors qu'il existe des indices graves ou concordants d'une participation à des délits ou crimes très graves.
Si je ne partage pas le raisonnement adopté par la commission des lois, ce n'est pas par dogmatisme, car je suis, comme vous, très attachée au respect de la présomption d'innocence, mais c'est parce que nous avons, avec ce projet de loi, trouvé l'équilibre juste qui permet d'apporter aux personnes mises en cause des garanties et des protections fortes que je veux rappeler : une telle personne qui fera l'objet d'un signalement à son administration sera informée de cette transmission d'informations. Si celle-ci intervient très en amont, c'est-à-dire au stade de la garde à vue ou de l'audition libre, la personne pourra faire une déclaration, qui sera consignée dans un procès-verbal. Toute transmission s'effectuera par écrit.
Si la décision de justice conclut à l'absence de culpabilité, il faudra non seulement que l'autorité judiciaire transmette à l'employeur cette décision, mais aussi que la mention antérieure soit effacée du dossier de la personne concernée. Nous rappelons par ailleurs dans ce texte que l'obligation du secret professionnel s'applique à tout destinataire de ces informations.
Mesdames, messieurs les sénateurs, nous n'avons pas voulu opposer dans ce texte la protection des mineurs et la présomption d'innocence. Nous n'avons pas voulu renoncer sur l'autel de l'efficacité institutionnelle aux principes essentiels et aux garanties dues aux personnes mises en cause, mais nous n'avons pas davantage voulu éviter cette confrontation des principes ou bien refuser de trancher, précisément parce que les professionnels, sur le terrain, nous demandent de prendre nos responsabilités et de leur apporter enfin un cadre juridique sécurisé.
Tel est le sens du projet de loi que nous avons préparé. Il représente une rupture majeure dans les relations entre l'autorité judiciaire et l'administration, mais il est respectueux de la Constitution. En effet, le Conseil d'État nous a assurés, au terme de son étude, que ce texte parvenait à préserver l'équilibre essentiel entre une protection des mineurs renforcée et le respect de la présomption d'innocence.
Voilà l'esprit du projet de loi que je défends et que je défendrai encore devant vous avec détermination lors de nos échanges. Je le ferai parce que les professionnels de terrain, mais aussi tous les acteurs que nous avons consultés, adhèrent très largement aux principes que nous avons retenus et sont déjà prêts à les mettre en œuvre.
La garde des sceaux et moi-même avons beaucoup travaillé pour créer les conditions d'un changement radical des pratiques dans nos deux institutions et mettre en œuvre l'intégralité des recommandations du rapport des inspections générales, afin que les liens aléatoires qui pouvaient exister entre nos services deviennent des procédures claires et sécurisées.
Dès le printemps 2015, nous avions réuni à la Sorbonne les procureurs généraux et les recteurs d'académie – ces deux corps se trouvaient rassemblés pour la première fois –, afin de leur rappeler la grande vigilance dont ils doivent faire preuve dans ces domaines. Nous les avions aussi chargés de travailler pour améliorer la fluidité des échanges d'information entre nos services.
À la rentrée dernière, nous avons installé des référents « éducation nationale » dans chaque parquet et des référents « justice » dans chaque rectorat. Nous avons, par circulaire commune du 16 septembre 2015, mis en place des procédures officielles et sécurisées d'échange d'informations. En fin d'année dernière, les référents de mon ministère ont été formés pendant trois jours avec l'appui de la Chancellerie, pour que chacun maîtrise ces nouvelles procédures et connaisse le cadre juridique dans lequel s'inscrit cette transmission d'informations, ainsi que les décisions que l'administration sera amenée à prendre, à titre conservatoire ou disciplinaire.
Avec le renfort de ce projet de loi, nous pourrions donc enfin construire ce que vingt-deux circulaires n'étaient pas parvenues à créer. Voilà notre ambition et voilà le défi que nous devons collectivement relever, avec votre soutien, je l'espère, mesdames, messieurs les sénateurs !
Ce texte est très attendu. Les administrations seront ainsi sécurisées, mais elles seront aussi pleinement responsabilisées, car nous avons tenu à ce que les garanties s'imposent non seulement au parquet avant qu'il transmette une information, mais aussi à l'administration détentrice d'une information communiquée par l'autorité judiciaire.
C'est pour cela que tous les destinataires de l'information au sein de l'administration seront soumis au secret professionnel. C'est pour cela aussi que toutes les transmissions devront se faire par écrit. C'est pour cela enfin que les informations figurant au dossier de l'agent devront être effacées lorsque l'enquête se sera conclue par une décision de non-culpabilité.
Je vous ai dit que nous souhaitions tirer toutes les conséquences du rapport des inspections générales. Celles-ci nous ont invités au débat que nous avons aujourd'hui ; mais elles nous ont aussi rappelé une situation préoccupante que je veux évoquer en citant ce rapport : « Rien ne permet d'affirmer, à ce jour, que toutes les condamnations concernant des agents en fonction dans des établissements scolaires ont bien été transmises à l'éducation nationale ; il ne peut, en conséquence, être exclu que des situations identiques à celles de l'Isère et de l'Ille-et-Vilaine se reproduisent ».
M. Pierre-Yves Collombat. Parce que l'administration ne fait pas son boulot !
Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. Face à cette situation, le Gouvernement a pris ses responsabilités. Jusqu'alors, l'administration n'avait accès au bulletin n° 2 du casier judiciaire de ses fonctionnaires qu'au moment du recrutement. Nous avons donc, après avoir consulté le Conseil d'État et la CNIL, publié, le 31 décembre dernier, un décret qui nous permettra désormais d'avoir une vision précise du bulletin n° 2 du casier judiciaire de nos agents sur l'ensemble de leur carrière.
Enfin, j'ai pris mes responsabilités en faisant publier ce matin même au Journal officiel un arrêté qui définit cette procédure de contrôle pour les agents de mon ministère. Ce texte, pour lequel la CNIL a donné un avis favorable, est très important, car près de 850 000 agents de l'éducation nationale pourront ainsi voir leur casier contrôlé.
Cette procédure, je le dis clairement, est non pas un acte de défiance à l'égard des agents de mon administration, mais un engagement collectif pour que des dysfonctionnements majeurs tels que ceux que nous avons connus ne se reproduisent plus. J'ai évidemment consulté les organisations syndicales qui adhèrent à cette opération nécessaire.
Comme ma collègue Christiane Taubira, je suis déterminée à tenir les engagements que nous avons pris : l'engagement de ne plus laisser nos professionnels se débrouiller seuls avec un cadre flou et insécurisant ; l'engagement de ne plus seulement dénoncer les dysfonctionnements, mais d'agir résolument.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je n'ignore pas que les drames qui sont survenus dans l'Isère au printemps dernier vous ont tout autant marqués que nous. Je sais que chacun d'entre vous a beaucoup réfléchi à ces questions et que votre rapporteur et votre commission vous proposent une solution assez différente de celle que nous vous avons présentée.
Vous aurez donc un choix à faire dans quelques instants et je vous engage sincèrement à suivre les propositions que je vous soumettrai lors de l'examen de ce texte. Vous feriez ainsi le choix d'une loi ambitieuse, qui pourrait être mise en œuvre immédiatement, comme l'ont souhaité unanimement vos collègues députés. Vous feriez aussi le choix d'une loi respectueuse de nos valeurs, attentive à préserver les équilibres, même lorsqu'il s'agit d'affaires extrêmement pénibles que nous aimerions ne plus revoir. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
source http://www.senat.fr, le 29 janvier 2016