Interview de M. Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé, à France-Inter le 13 septembre 2001, sur les attentats terroristes à New York le 11 septembre et les risques de guerre et de riposte des Etats Unis.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli: D. Moïsi, directeur-adjoint de l'Institut français des relations internationales, nous disait ce qu'il perçoit comme un nouvel affrontement, un affrontement durable entre des civilisations que tout oppose, une guerre d'un nouveau genre opposant les représentants du monde occidental aux terroristes. Est-ce que c'est votre analyse, votre vision de ce qui vient de se passer ?
- "Oui, si ce n'est que ça ! Si j'ose dire. Ce que je crains, c'est qu'on se trompe un peu de cibles et qu'éventuellement ce soit la guerre, ou en tout cas l'affrontement, entre le monde pauvre et le monde riche. Je crois que D. Moïsi a raison. On parle de guerre. Cette déflagration a été effroyable. Il s'agit d'individus et il ne s'agit pas de pays. Il faut réduire cette expression de guerre. Le terrorisme est international. Il est sans frontière par définition maintenant. Mais les moyens mêmes des personnages évoqués sont limités et leurs appuis vont se réduire. Je ne vois pas, en dehors des circuits qu'ils connaissent, qu'ils ont animé et financé depuis des années, des pays accepter - ce qui était le cas il y a quelques années - même les pays réputés "voyous", soutenir une telle entreprise."
S. Paoli : Qu'est-ce que cela change pour un homme comme vous et pour un Gouvernement comme le nôtre ce qui vient de se passer ? Qu'est-ce que cela va induire comme comportement différent pour l'homme politique aujourd'hui ?
- "Beaucoup de gravité, beaucoup de réflexion. Penser à des querelles ou à des divergences qui sont finalement subalternes quand on veut défendre la démocratie mondiale. Il faut reprendre cette expression : "nous sommes tous des Américains d'Europe" malgré les divergences politiques entre deux conceptions. C'est nous tous qui étions visés à New York. Ce n'était pas les Américains. C'est notre conception occidentale mais beaucoup plus large aussi. D'autres pays, des pays en développement, ont accepté la démocratie et de se battre pour elle. La démocratie fait des progrès. C'est l'ensemble du monde que ces salauds ont visé. Non seulement ils ne vont pas gagner mais déjà les effets sont inverses. Je vous entendais parler de l'économie : non, ce n'est pas un choc pétrolier, non, ce n'est pas une récession. Je crois que les Américains ont donné l'exemple d'une dignité. Il n'y a pas eu de scènes de panique dans New York. Est-ce qu'on se rend compte de ce que cela représente ces milliers de personnes recherchées, ces enfants, ces femmes, ces hommes et ces parents qui cherchent leurs amours dans les ruines ? Il n'y a pas de scène de panique. Il y a une détermination dont on verra bientôt les effets."
S. Paoli : Justement cette solidarité que vous décrivez va-t-elle conduire à une meilleure solidarité politique ? Est-ce qu'on sera un peu plus Européens entre nous ? Est-ce que nous allons mieux poser collectivement des questions qui nous concernent tous et peut-être y apporter des réponses concrètes - pas de la politique politicienne, mais des réponses ?
- "Hélas, les réponses passent par la politique. Oui, je pense que nous serons plus Européens demain. Je veux y croire. J'en suis sûr. Maintenant, il faut le faire ! Les conflits ne gagneront pas en étendue ni en intensité mais, je vous le disais au début, je crains le dérapage chez nous - peut-être, mais je ne le pense pas - mais aussi dans le monde. Encore une fois, ne nous trompons pas d'adversaires, ne nous trompons pas d'ennemis. Le monde pauvre, le monde en développement, celui qui aspire à autre chose que des promesses et qui malheureusement devra attendre des années - parce qu'on ne développe pas la moitié de la planète en quelques mois ou en quelques années - ne devrait pas non plus se réjouir. On n'a pas frappé son ennemi. Ni les Etats-Unis - malgré des divergences politiques avec l'Europe - ni l'Europe ne sont les ennemis du développement. Au contraire, c'est avec eux qu'il faut compter. C'est difficile de le dire maintenant mais il faut l'affirmer avec force - c'est la chose la plus importante - : pas de guerre entre les riches et les pauvres. Au contraire : une solidarité renforcée. C'est la solidarité qui sortira de cette attaque immonde."
S. Paoli : C'est beaucoup demander à de grands responsables politiques que de se poser à eux-mêmes la question de savoir qui ils sont, de leurs richesses et de cette richesse qui s'oppose au monde pauvre justement ? C'est un changement énorme qui est possible aujourd'hui. Aura-t-il lieu ? Ou est-ce qu'à nouveau le G8 va s'enfermer dans sa tour d'ivoire dans pas si longtemps que cela ?
- "Il faut dire que cet exemple est juste. Je pense qu'il le fera. Il avait déjà décidé de ne plus le faire après Gênes. Ce n'est pas pareil. Mais il y avait un mouvement de protestation à Gênes qui rejoignait un peu ce que je dis. Oui, il faut partager plus mais pas seulement avec la politique de la main tendue, pas seulement dans cette solidarité qui est proche de la charité - les deux mots sont mêlées et dans ma bouche ils ne sont pas péjoratifs. Il faut développer. Je prends l'exemple qui me saute au coeur : le traitement du sida en Afrique. Je pense qu'il y aura moins de pays qui vont refuser d'entreprendre cette nécessaire campagne. Il faut par exemple que les malades ne soient pas différents dans le monde pauvre et dans le monde riche. Il ne faut pas que nous soyons de plus en plus égoïstes, abrités dans nos Bourses et dans nos systèmes économiques. Ce qui était un faux débat autour d'une taxe, qui n'est pas Tobin, devrait maintenant déboucher sur une solidarité plus grande. Les mouvements de capitaux ne sont plus à l'abri de rien, ni de l'opprobre, ni de la tentative de solidarité. Je pense que nous assisterons à plus de solidarité après cette attaque."
P. Le Marc : Vous semblez craindre une riposte excessive de la part des Etats-Unis. Est-ce que l'Europe à la capacité d'influencer le calibrage de cette riposte américaine ?
- "C'est une bonne question : je ne crains pas de riposte excessive, j'attends cette riposte avec intérêt. Je ne suis pas un pacifiste, l'humanisme n'a rien d'un pacifisme, au contraire. Je pense qu'il va être temps. Maintenant, c'est très difficile, vous le savez. Vous avez dit que l'Otan, dans son article 5, se met à la disposition des Etats-Unis. Je ne crois pas qu'ils auront besoin de nous. Mais il faudra que le Gouvernement français s'interroge si par hasard on nous demandait notre aide."
B. Guetta : Est-ce que vous vouliez dire à l'instant que cette barbarie des attentats de New York est aussi un avertissement qui devrait être entendu et qui va être entendu selon vous ?
- "Oui, j'ai dit cela, en tout cas, je le crois ; je ne sais pas si j'ai raison. Je pense que tant d'horreur, tant de démesure, tant de haine, tant de saleté... D'abord, cela vise les civils. Vous savez que la guerre ne vise plus trop souvent les militaires, et cette injustice même est un excès. Deuxièmement, que veut-on, si c'est ce monsieur Ben Laden que l'on peut quand même nommer ? Quelle succession d'erreurs représente-t-il ? Il faut aussi s'interroger sur la politique. J'ai poussé des cris du coeur, mais la politique existe : l'erreur américaine, au Pakistan et en Afghanistan, c'est d'avoir formé les talibans, c'est d'avoir finalement accepté dans des pays alliés - je pense à l'Arabie Saoudite - des atteintes aux droits de l'homme qui sont intolérables, c'est de faire croire que la Tchétchénie n'existe pas et qu'il y a maintenant une espèce de consensus de nations propres contre les mauvais terroristes. Tout cela n'est pas vrai, au contraire, tout cela impose la politique et la morale, qui, dans mon esprit, ne sont jamais loin l'une de l'autre. Oui, je pense qu'il y aura ce sursaut ou alors que faudra-t-il pour un sursaut ? Il faudrait beaucoup d'égoïsme. Je voudrais aussi dire un mot à propos de cette préparation intellectuelle : ces spécialistes de l'immonde n'ont pas inventé les scénarios, c'est nous qui les avons inventés. Les jeux vidéo étaient vendus aux enfants, l'excès de nos télévisions, l'excès de séries, l'excès de meurtres... Heureusement, nos enfants réagissent devant la réalité qu'il détache de la fiction, mais la fiction, il la voyait tous les jours. L'attaque des tours de New York a été programmée je ne sais combien de fois par des livres et des livres. La course à la vente, ce n'est pas innocent. On pourrait faire la course à la solidarité, ça changerait un peu, ça se vend aussi."
S. Paoli : Il y a bien sûr la réflexion politique, et même éthique et morale, et puis il y a l'exigence immédiate pour le ministre délégué à la Santé que vous êtes, qui est peut-être d'envoyer le plus vite possible ce dont les Américains ont besoin, comme des équipes du Samu à New York ?
- "Oui, nous avons été interrogés là-dessus, en particulier pour les Français de New York, en particulier pour le soutien psychologique avec les Samu psychologiques. En réalité, hélas, l'expérience que j'ai de ces grands effondrements, de ces fracas et de ces tremblements de terre, c'est qu'il y a peu de blessés. Les hôpitaux ne sont apparemment pas débordés. Nous avions proposé du sang, en particulier des groupes un peu rares, en fait, les Américains n'en ont pas besoin, ils ont une formidable machine, il y a beaucoup de volontaires. Encore une fois, je suis frappé et j'ai beaucoup de respect, d'émotion et d'amitié pour les Américains qui tous témoignent d'un raie que je dirais "républicain" si le mot n'était pas employé à tort et à travers et d'un sursaut de patriotisme. Ils sont les représentant du monde démocratique et libre."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 13 septembre 2001)