Déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur les relations franco-russes, la question russo-ukrainienne, le conflit syrien et sur la situation politique en Libye, à Moscou le 19 avril 2016.

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Circonstance : Déplacement à Moscou (Russie), le 19 avril 2016

Texte intégral


* Russie - Relations bilatérales - Lutte contre le terrorisme - OTAN
Merci Sergueï pour ton accueil. J'ai été particulièrement sensible à ton invitation de venir à Moscou. Nous avons déjà eu l'occasion de nous rencontrer, d'avoir un échange approfondi et aussi de participer à une réunion le 3 mars dans le cadre du «format Normandie» et puis d'échanger souvent au téléphone sur des questions bilatérales mais aussi beaucoup sur des questions internationales qui, évidemment, nous mobilisent. L'objectif de ma visite c'est aussi, très clairement, d'intensifier nos relations bilatérales. La France et la Russie ont une longue histoire commune. La France et la Russie doivent travailler ensemble, elles le font déjà mais elles peuvent le faire davantage et le faire en échangeant de la façon la plus sincère possible, la plus franche possible, y compris en abordant, c'est ce que nous avons pu faire, les points de divergence, les points de convergence et les préoccupations communes, les propositions que nous pouvons faire aussi ensemble.
J'ai pu m'entretenir aussi avec le président Poutine, puis nous avons, avec Sergueï, poursuivi et approfondi beaucoup de questions et nous avons encore le temps d'aller un peu plus loin dans les détails avec le dîner qui suivra cette conférence de presse avant de reprendre le vol pour Paris.
Concernant les relations bilatérales, nous avons pu constater - Sergueï l'a bien rappelé - que les relations économiques restaient fortes. Beaucoup d'entreprises françaises sont présentes en Russie, certains pays ont vu leurs entreprises quitter la Russie depuis quelques temps. Ce n'est pas le cas des entreprises françaises, elles sont toutes restées. J'en ai rencontré quelques-unes ce midi et puis nous avons aussi pu nous féliciter de nos relations dans beaucoup de domaines - Sergueï les a évoquées - comme le domaine spatial, aéronautique, dans le domaine des transports en général, de l'énergie mais aussi dans les domaines universitaire, culturel et de la recherche. Et bon nombre de membres du gouvernement sont venus pour des rencontres de travail, puis le conseil intergouvernemental pour l'économie et l'industrie s'est réuni.
Concernant le domaine culturel, le président Poutine est invité par le président Hollande, qui d'ailleurs a adressé un message d'amitié au président russe, en octobre pour une inauguration culturelle qui permettra à nouveau d'autres échanges. En même temps, même si nos échanges bilatéraux, en particulier sur le plan économique, existent, ils sont en dessous de leur potentiel. Ils peuvent être largement développés mais ils sont - cela fait partie des sujets dont nous avons bien sûr parlés - entravés par les sanctions qui ont été adoptées par l'Union européenne dans le cadre de la crise ukrainienne.
Encore une fois, ces sanctions ne sont pas une fin en soi, elles répondent essentiellement à un objectif politique et cet objectif, c'est la paix en Ukraine. C'est vrai que la situation sur le terrain est complexe, j'ai pu m'en rendre compte en faisant des déplacements communs avec mon homologue allemand Frank-Walter Steinmeier, au début du mois de février. Il appartient donc à toutes les parties d'être à la hauteur de leurs responsabilités. En ce qui concerne les autorités russes, nous pensons qu'elles peuvent faire en sorte que les séparatistes dans le Donbass respectent le cessez-le-feu de façon effective, c'est tout à fait possible, nous avons pu le constater. À l'automne dernier, c'était le cas. On peut avancer très vite. Et il y a désormais un nouveau gouvernement à Kiev, il lui appartient de respecter les engagements pris et de mettre en oeuvre les réformes, notamment celui d'inscrire dans la Constitution un statut spécial pour le Donbass et d'organiser, à partir d'un système électoral qui doit être arrêté définitivement, des élections.
Évidemment, pour cela, les conditions de sécurité doivent être réunies, des réunions complémentaires auront lieu et, j'espère que nous pourrons avancer vite. J'ai même évoqué le souhait d'obtenir des résultats avant la fin du premier semestre 2016. C'est pour cela que l'objectif, avec Sergueï, c'est une réunion du séminaire intergouvernemental qui pourrait avoir lieu si tout avance vraiment.
Donc, urgence, et je crois que le dialogue, que nous avons pu avoir, montre qu'il y a une vraie conscience des nécessités d'aboutir à une solution. J'ai abordé des sujets sensibles comme l'embargo sur la viande de porc qui n'est pas lié aux sanctions européennes mais à un problème sanitaire soulevé, et c'est tout à fait son droit légitime, par la Russie et qui peut être traité à travers un dialogue qui aura lieu, j'espère, entre les ministres de l'agriculture. En tout cas, nous pouvons en donner un signal positif.
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Enfin, j'ai évoqué l'initiative française sur le processus de paix au Proche-Orient, nous avions déjà parlé ensemble avec Sergueï lors de sa visite à Paris, et nous sommes d'accord pour estimer que le statu quo n'est plus possible. Il est lourd de conséquences extrêmement nombreuses et l'escalade peut provoquer encore plus de morts, il y en a déjà trop côté palestinien et israélien. Il s'agit donc de créer les conditions pour donner une chance à une solution de deux États, Israël et la Palestine, avant qu'il ne soit trop tard. Deux États qui puissent vivre côte à côte en paix et en sécurité. En tout cas, c'est l'objectif de notre initiative et je souhaite bien sûr que la Russie puisse participer à cette première étape : une réunion ministérielle qui pourrait créer les conditions à partir, bien sûr, des travaux du quartet aussi pour une conférence où seraient également invitées les parties ; c'est un des sujets que j'ai pu évoquer avec nos partenaires du Proche-Orient.
Merci encore pour cette invitation. Merci aussi pour la franchise de nos échanges et les possibilités - que j'ai pu constater - que nous pouvons faire beaucoup de choses ensemble.
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Q - Paris et Bruxelles ont été victimes de terribles attentats. Ne pensez-vous pas qu'on a perdu beaucoup de temps au lieu de coopérer activement avec la Russie en la matière ? Quand pourrait être rétabli complètement le travail du Conseil Otan-Russie ? Comment se sent la France au sein de l'Alliance, étant donné que votre pays a changé plus d'une fois de position par rapport à sa présence dans l'Otan ?
R - La France a toujours été membre de l'Alliance atlantique, elle n'en est jamais sortie. Il ne s'agit pas de refaire les débats du passé. La France est membre de l'Otan et entend le rester mais, en même temps, elle est extrêmement vigilante, notamment dans le cadre de la préparation du sommet de l'Otan de juillet à Varsovie, pour que l'Otan ait la plus grande transparence dans sa relation avec la Russie et que la Russie ne ressente pas l'Otan comme une menace, en aucun cas. Ce n'est pas du tout notre état d'esprit et je nous félicite, comme Sergueï l'a fait, de la réunion du Conseil Otan-Russie qui a lieu demain et où tous les sujets vont être abordés. Je pense même qu'il serait bien, qu'avant que ne se réunisse le sommet de l'Otan en juillet, une nouvelle réunion ait lieu pour encore faire mieux converger les points de vue ; le dialogue est nécessaire. Il y a toute une série d'intérêts communs, vous en avez expliqué un essentiel, c'est la lutte que nous pourrons mener ensemble contre le terrorisme mais aussi contre les dangers de la prolifération nucléaire et certaines puissances pourraient en jouer. Je pense que nous pouvons en effet, à travers ce dialogue, avancer dans le sens de l'intérêt commun qui est celui de la paix et de la sécurité.
Q - Avez-vous des possibilités ou des intentions pour rencontrer aujourd'hui des représentants de la société civile russe ? Si j'ai bien compris, c'était prévu dans la deuxième partie de votre déplacement. Les représentants de la société civile se plaignent sur des restrictions de la liberté civile et, à l'approche des élections parlementaires en automne, ils se plaignent de restriction de la liberté de la presse. Je voulais savoir si vous aviez abordé ces questions avec vos interlocuteurs russes dans la journée ? Est-ce que vous avez parlé avec M. Lavrov ou éventuellement avec M. Poutine au sujet du problème de la liberté civile sans froisser vos hôtes russes ? Pensez-vous que la volonté de la France d'évoquer certaines questions avec des représentants de la société civile russe soit le signe d'une attitude critique envers les autorités russes ?
R - Nous n'avons pas abordé tous les sujets, et je vous rassure, comme Sergueï Lavrov l'a rappelé, quand je suis venu comme Premier ministre, j'avais rencontré des représentants de la société civile et je vais le refaire encore avant de repartir à Paris. C'est normal, je discute avec les autorités, le monde économique et aussi la société civile.
Quant à la liberté de la presse, franchement, je ne pense pas que ce soit une surprise pour Sergueï, la France y est particulièrement attachée et, comme la Russie est membre du Conseil de l'Europe, il y a un certain nombre de valeurs qui nous engagent. Donc, il n'y a pas de complexes de ma part à dire les choses. Ce n'est pas parce que nous faisons la leçon, nous sommes des partenaires, des pays amis et je pense que c'est aussi important de se dire les choses soit en privé soit en public. Je pense que si la France est attachée aux droits de l'Homme, elle s'assume tout simplement.
(...)
Q - Le Président du Parlement ukrainien a déclaré que les députés devaient supprimer, dans le projet de loi sur les amendements à la Constitution, le point concernant le statut spécial du Donbass. De son côté, le nouveau Premier ministre a suggéré de créer un «ministère pour l'opération antiterroriste (ATO) et les territoires occupés». Qu'en pensez-vous? Dans quelle mesure ces initiatives respectent les Accords de Minsk ?
R - Évidemment, pour la question Russie/Ukraine, il sera important qu'un échange des prisonniers puisse régler cette situation inquiétante.
Sur Minsk, après la nomination et l'investiture par la Rada du nouveau Premier ministre, le président Hollande et la chancelière Merkel ont appelé M. Porochenko pour souhaiter que les accords de Minsk soient effectivement mis en oeuvre.
Et, comme je l'ai redis ici aujourd'hui, comme nous avons pu partager d'ailleurs cet objectif avec Sergueï, il faut que les accords de Minsk soient mis en oeuvre. Tout le monde doit y contribuer. Tous les accords de Minsk, rien que les accords de Minsk. Tout le reste, ces manoeuvres de retardement, cela n'a que trop duré. (...).
* Syrie - Russie
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Nous avons bien sûr parlé de la situation en Syrie et j'ai pu exprimer, et c'est partagé, le souci que le cessez-le-feu soit effectivement respecté. Il y a des atteintes ces derniers jours qui sont préoccupantes. Il faut absolument que le processus politique qui est engagé à Genève se poursuive. Il est fragilisé par ces situations et il faut à tout prix que ce processus reprenne et, sur ce point, nous avons les uns et les autres à jouer un rôle important. La Russie a un rôle clef, elle a d'ailleurs contribué à la création de ce cessez-le-feu et j'ai salué l'action qui est la sienne. Mais, en même temps, je pense que par sa position, son histoire, sa situation, elle peut aussi peser auprès du régime de Damas pour que soit mise en place une véritable transition avec l'ensemble des parties, notamment l'opposition, pour ramener la paix en Syrie, reconstruire ce pays et permettre aussi aux réfugiés de revenir s'installer dans leur pays.
(...)
Q - Pensez-vous que le président Assad peut gagner la guerre ? Et sur la Syrie, quel peut être le rôle et la singularité de la France sur ce dossier alors que l'on voit depuis plusieurs mois que, dès qu'il y a un gros problème, ce sont les deux grandes puissances américaine et russe qui interviennent pour s'entendre et faire avancer les choses ?
R - En effet, vous avez raison, on a tous un rôle à jouer pour la paix en Syrie. Il n'y aura pas de solution militaire, il n'y a qu'une solution par la négociation. Regardez ce qui se passe au Yémen, la guerre a abouti à une catastrophe puis à un cessez-le-feu et ensuite aux négociations. On peut faire la même chose en Syrie, justement parce que nous sommes à une étape extrêmement importante.
Ce cessez-le-feu est le premier depuis le début de cette terrible guerre qui a conduit à des centaines de milliers de morts mais aussi à des millions de réfugiés qui sont partis pour tout simplement survivre ; je crois qu'il est temps de mettre un terme à cette situation. Et ce cessez-le-feu est le premier et le plus long depuis le début de cette guerre. C'est une étape extrêmement précieuse qui doit être préservée de toutes nos forces et, pour cela, il faut convaincre ceux qui ont porté atteinte, par la pression, à ce cessez-le feu, parce qu'il faut que les négociations puissent reprendre dans les meilleures conditions et sans que personne ne s'absente.
J'ai vu les déclarations du représentant du conseil national de l'opposition syrienne, qui a mis en place un comité de négociations, qui a fait un très bon travail sur les propositions et qui a dit qu'il voulait quitter le processus. Aussi il faut absolument qu'il puisse revenir et que tout le monde soit dans ce processus. La France est en contact permanent avec eux et, déjà, fait un travail de conviction et continuera à le faire. Mais, pour cela, il faut des signes pour que le cessez-le-feu soit respecté, pour que l'aide humanitaire continue à y accéder et pour que, dans ce processus politique, soient mises en place les conditions d'une véritable transition. Ensuite, il y aura, à la fin du processus, une élection qui permettra aux Syriens de se prononcer.
Cette transition signifie aussi que nous tirons les leçons de ce qui s'est passé en Ukraine ou même en Libye et il faut veiller à ce que l'unité du pays, les institutions, l'organisation politique du pays, ne soient pas détruites au risque de provoquer un chaos. C'est dans ce cadre-là qu'il faut trouver les conditions de la transition. Cela veut dire un dialogue poussé, y compris aborder les choses franchement et nous l'avons fait avec Sergueï dans notre échange il y a quelques instants.
C'est là que nous en sommes. La France travaille dans cet esprit, elle travaille avec ses partenaires, avec les Allemands, avec les Anglais et avec tous les autres. Tout ce qui pourra être fait pour sauver le processus de paix, nous le ferons. Ce ne peut pas être conduit uniquement par les Russes et les Américains, même s'ils jouent leur rôle. Il ne s'agit pas de le leur dénier ce rôle de grandes nations, de grandes puissances comme l'est la Russie. Mais je crois que nous sommes là face à une telle situation que nous n'avons pas le droit de prendre le moindre risque. D'autant que si cela devait échouer, si cela devait repartir à zéro, en réalité on ne reviendrait pas à zéro, on reviendrait plus loin en arrière, on risquerait de provoquer un véritable affrontement dramatique et il faut, à tout prix, éviter l'affrontement sunnites/chiites, il faut dialoguer avec l'Arabie saoudite, avec les Émirats, avec l'Iran, c'est ce que fait la France.
(...)
Q - Les représentants du groupe d'opposition de Riyad proposent de geler les négociations et l'opposition «modérée», notamment les représentants d'Ahrar al-Sham et de Jaysh al-Islam, ont annoncé qu'il fallait suspendre le processus de paix et le cessez-le-feu pour reprendre les combats. Quelles seraient les conséquences d'une reprise du conflit armé? La réunion du GISS à Genève le 21 avril est-elle possible dans ces conditions et à quel niveau ?
R - Sur la Syrie, un groupe de soutien a été évoqué et pour instant il n'y a pas encore d'initiative prise au niveau ministériel. Mais, comme nous sommes très préoccupés par la situation il faut prendre l'initiative politique pour renforcer les exigences du processus de paix, la France y est prête.
* Libye - Russie
(...)
Cher Sergueï, nos échanges ont porté, bien sûr, sur les principales crises auxquelles la Russie et la France peuvent contribuer à trouver des solutions et c'est le cas du Proche-Orient. J'ai fait part à mes collègues de mes impressions à la suite de mon déplacement en Libye. Le gouvernement d'unité nationale de M. Sarraj, à qui j'ai rendu visite samedi avec Frank-Walter Steinmeier, est désormais installé à Tripoli. C'est une bonne nouvelle, et nous devons le soutenir dans l'intérêt de la stabilité de la région et de la Libye. Nous avons pu constater notre préoccupation commune pour que tout soit fait pour la stabilité de ce pays en tirant les leçons du passé et en faisant en sorte que Daech ne s'installe pas dans ce pays. (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 avril 2016