Déclaration de M. Pierre Mauroy, Premier ministre, lors du sommet atlantique de Bonn le 10 juin 1982.

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Circonstance : Sommet de l'OTAN à Bonn le 10 juin 1982

Texte intégral

Je suis heureux de témoigner parmi vous de l'esprit de solidarité qui anime la France vis-à-vis de pays qui sont ses alliés depuis plus de trente ans. Une France qui, il y a un an, a entrepris avec résolution de réorienter sa politique. Nous sommes, pour notre part, convaincus que ce n'est qu'en retrouvant les voies de la croissance que nous sortirons des difficultés actuelles.
Je souhaite que cette rencontre nous permette de mieux nous comprendre nous-mêmes et de mieux faire comprendre le sens de cette alliance qui nous rassemble. Ce qui fait notre détermination ce n'est pas le désir d'éviter des crises mais le refus de se soumette à une ambition extérieure. Ce qui fait notre force ce n'est pas seulement la puissance des armements mais la volonté de défense. Ce qui fait notre cohésion ce n'est pas l'adhésion à une stratégie dictée par le plus puissant, c'est la libre association de nations très anciennes, dont toutes savent ce qu'elles sont et ce qu'elles veulent.
A cet égard, la présence parmi nous de la grande nation espagnole, forte de sa confiance dans la démocratie, constitue pour tous les alliés une raison supplémentaire d'espérer.
Cette réunion intervient à un moment où inquiète, déroutée, une partie des opinions publiques occidentales est prête à reprendre à son compte n'importe quel slogan qui lui garantirait la paix sans effort. Notre rôle est de la conduire à une approche plus lucide.
Cette inquiétude est multiple : elle découle d'une crise de la dissuasion, d'une crise des rapports Est-Ouest, et des problèmes existant dans les relations entre les Alliés.
Certes, nous devons constater que la paix a été assurée sur notre continent pendant plus de trente ans, grâce au maintien de capacités nucléaires et d'un équilibre des forces tels que l'Union Soviétique n'a pas osé risquer, depuis l'affaire de Berlin, une aventure ou même un geste direct contre les pays occidentaux.
Mais c'est un fait aussi que l'effort immense et constant de l'Union Soviétique a apporté des changements dans le rapport des forces militaires. Est-ce la fin de la dissuasion ? Je ne le crois nullement. Mais n'est-il pas normal, dans un monde aussi changeant, de réexaminer des doctrines élaborées il y a vingt ans ? L'intensité du débat n'a d'égal que sa difficulté. Car, en matière de dissuasion, le but est de ne pas se servir de ces armes terrifiantes. Mais le moyen de ne pas les utiliser est justement de convaincre qu'on pourrait le faire. Dès lors, tout "scénario" trop précis épouvante au lieu de rassurer. Les opinions désorientées en viennent à craindre les armes qui les protègeront au lieu de s'effrayer de celles qui les menacent déjà.
La dissuasion doit être souhaitée comme une sécurité et non perçue comme un risque. Ou alors c'est l'esprit même de défense qui fait défaut à nos concitoyens.
De même il faut répondre aux questions de nos opinions sur nos relations avec l'Union Soviétique et les pays de l'Est.
L'union Soviétique n'a assoupli, ni son régime interne, ni les liens d'inégalité qu'elle impose aux pays d'Europe de l'Est, ni son comportement vis-à-vis du monde extérieur.
Depuis l'intervention soviétique en Afghanistan, depuis la tragique répression du mouvement ouvrier en Pologne, des interrogations supplémentaires se posent sur la possibilité d'instaurer des rapports équilibrés avec l'Union Soviétique et les pays de l'Est. Elles s'ajoutent à la constatation que les engagements adoptés solennellement à Helsinki n'ont pas donné lieu à une réalisation concrète.
Durant plus de deux ans, l'usage de la force en Afghanistan n'a pas pu vaincre la résistance d'un peuple courageux. Peut-être un jour l'Union Soviétique reconnaîtra-t-elle l'erreur faite par ses dirigeants en 1979 et en tirera la conclusion.
Quant aux évènements de Pologne, ils ont fait apparaître avec clarté deux évolutions capitales. En premier lieu, le développement en Europe de l'Est d'aspirations que le système impose actuellement à ces pays ne peut satisfaire. Il est conduit par sa nature-même à les réprimer. En second lieu, le caractère de plus en plus inacceptable pour l'opinion des pays démocratiques européens d'une situation aussi contraire aux exigences élémentaires des Droits de l'Homme et de l'autodétermination des peuples.
Sous l'effet de cette double crise, tous les problèmes se trouvent posés à la fois devant notre alliance. Ses buts ne sont pas en question. Nos peuples ne veulent que la paix, mais ils doivent savoir que la paix ne peut pas être le résultat de la faiblesse.
Face à cette situation, il nous faut doser le dialogue indispensable d'une part, le renforcement nécessaire de nos potentiels de défense, d'autre part.
En ce qui concerne le monde occidental, nous devons rétablir la confiance dans la capacité de dissuasion et raffermir, dans l'opinion européenne, la croyance dans l'efficacité de la garantie nucléaire des Etats-Unis. Il convient, en particulier, de convaincre ceux des Européens qui en doutent - ce qui n'est pas le cas de la France - que les armes nucléaires à moyenne portée, dont l'implantation a été décidée, ne seront pas là pour mener une guerre nucléaire limitée en Europe mais, bien au contraire, pour faire comprendre à l'adversaire qu'une telle guerre limitée est impossible.
Par rapport à l'opinion américaine, nous lui devons la vérité, c'est-à-dire que le maintien de la présence et de la garantie des Etats-Unis est souhaité par l'immense majorité des Européens.
Par la place qu'elle occupe au sein de l'Alliance, la France a conscience d'apporter, sur tous ces points, une contribution originale. La constance de sa politique d'indépendance, son effort budgétaire et technique en matière d'équipements militaires illustré par sa force de dissuasion nucléaire et sa fidélité totale aux engagements de l'alliance en témoignent.
Nous pensons être utile à tous en montrant que la présence des armes est comprise et acceptée lorsqu'il est suffisamment clair que ce n'est pas leur emploi, mais leur valeur dissuasive qui gouverne leur choix et leur déploiement.
Nous vous apportons le témoignage d'un pays qui n'est animé vis-à-vis des Etats de l'Est européen que du désir de vivre en paix et d'établir avec eux les meilleures relations possibles, mais qui sait que sans effort de défense il n'y a pas d'équilibre et que, sans équilibre, aucun succès n'est promis à la négociation.
Nous nous félicitons de la démarche du gouvernement des Etats-Unis en ce qui concerne les armes stratégiques. Elle vient d'aboutir à l'offre du Président Reagan et à la décision de renouer la négociation entre les Etats-Unis et l'Union soviétique.
L'ouverture des "Start" crée le cadre à l'intérieur duquel la discussion de Genève sur les armes américaines et soviétiques à portée intermédiaire peut enfin prendre tout son sens. Ainsi sera écartée la possibilité d'accords particuliers sur un équilibre spécifique du théâtre européen, qui aurait pu laisser croire à une discontinuité entre la défense des Etats-Unis et celle de l'Europe.
Réjouissons-nous de ce progrès tout en demeurant conscients des difficultés. Le but est le succès de la négociation et l'équilibre au niveau le plus bas possible. Ce succès n'est possible qu'à deux conditions : en premier lieu, une détermination absolue du côté occidental d'assurer l'équilibre en toute hypothèse ; en second lieu, une volonté inébranlable d'ouverture et de désarmement.
Dans tous les domaines il faut faire prévaloir cette double attitude. Rester nous-mêmes, mais être ouverts au dialogue. Maintenir les contacts et les développer avec les peuples et les élites des pays de l'Est. Etre toujours prêts à parler avec leurs dirigeants, avec compréhension, avec une entière volonté d'entente mais dans la clarté.
Le débat sur les armes est engagé dans des conditions inégales. L'Union Soviétique, si portée à calculer largement les moyens qu'elle estime nécessaire à sa propre sécurité n'hésite pas à dénoncer comme agressive la moindre mesure que nous envisageons pour nous défendre. Elle profite du mouvement qui, au nom d'excellentes intentions, met en cause en Europe et en Amérique, notre politique de défense, mais elle interdit impitoyablement toute manifestations semblable sur son propre territoire.
Il faut réagir contre le caractère unilatéral de cette campagne. Proposons aux pays de l'Est d'organiser, avec nous, des débats télévisés directs, demandons qu'on réserve à nos commentateurs des tribunes libres dans les journaux de ces pays, comme les nôtres en offrent à leurs journalistes. Exigeons que les textes des positions occidentales sur le désarmement soient diffusés sur leur territoire.
La France est en effet convaincue qu'une force militaire ne remplace la force politique, qui réside dans la liberté et dans l'acceptation de la différence.
Ce qui fait la faiblesse de l'ensemble dirigé par l'Union Soviétique, c'est qu'il se comporte comme un bloc, soumis à une seule puissance, animé par une idéologie uniformisante, éprouvant les plus grandes difficultés à reconnaître aux autres les droits qu'il réclame pour lui-même.
Soulignons sans relâche ce qui est une évidence éclatante : il n'existe entre ce bloc et nous aucune symétrie. Nous devons montrer à quel point le monde occidental a la capacité de respecter le libre développement de chacune des nations qui le composent. Dans cette diversité réside sa force.
Conservons cette diversité comme notre bien le plus précieux. Je le dis avec une force toute particulière comme chef d'un gouvernement français d'union de la gauche qui engage une grande expérience de transformation sociale et politique. Loin d'affaiblir notre alliance, cette politique apporte au contraire le bénéfice du renouveau de ferveur populaire qui accompagne cette nouvelle étape de notre vie nationale.
Evitons de nous enfermer dans des formules magiques qui viseraient à faire des instances atlantiques le seul cadre où se tiendraient nos consultations et où se définiraient nos politiques respectives. La force de l'Alliance tient à la souplesse des méthodes de consultation.
Cette diversité découle des différences géographiques, historiques, et surtout de puissance qui existent entre nous, ainsi que de choix stratégiques qui expliquent que des problèmes se posent et se poseront sans doute à chaque étape de notre histoire.
Nous devons voir la réalité : le poids des Etats-Unis d'Amérique est considérable. C'est une donnée de l'Histoire. Cette puissance a été à plusieurs reprises essentielle pour le maintien ou le rétablissement de la liberté. Mais elle ne doit pas conduire les pays d'Europe de l'Ouest à s'en remettre uniquement à cette protection pour garantir leur défense.
Certes, en garantissant l'Europe de l'Ouest, les Etats-Unis se garantissent eux-mêmes. Le Président des Etats-Unis d'Amérique le sait bien et l'a déclaré publiquement. Mais le risque existe aussi de voir certains d'entre nous éprouver les rancoeurs qui naissent inévitablement de la dépendance qu'engendre toute protection.
Une telle situation pourrait devenir, paradoxalement, nuisible à la volonté de défense en distendant nos liens.
C'est pourquoi la France estime qu'aucun de nous n'est dispensé de la tâche de concevoir, chacun à sa façon, sa propre sécurité, son propre effort de défense, naturellement relié et complété, mais non rendu inutile, par l'effort de l'alliance. Chacun de nous le doit à ses alliés, mais il le doit avant tout à lui-même et à son peuple.
Je veux dire par là que les Etats-Unis pourraient être amenés à accepter, dans l'avenir et dans l'intérêt même de notre capacité totale de défense, telle ou telle affirmation particulière de leurs partenaires européens. Ils ne devraient pas y voir un manquement à l'idée qu'ils se font de leur rôle et de la discipline à mettre immédiatement en oeuvre face aux périls. Fort de toute l'amitié qui lie la France aux Etats-Unis, je veux dire qu'il ne s'agirait là que de manifestations bien normales de souveraineté nationale. Ce serait le signe que l'alliance est composée de nations libres.
Quant à nous, partenaires européens de l'alliance., nous devons rechercher des relations saines et loyales avec notre allié les Etats-Unis. Ainsi, il n'est pas logique de leur reprocher alternativement de ne pas vouloir faire usage de leur force et ensuite de vouloir redevenir trop puissants. Il n'est pas logique de dénoncer, justement, l'absence de consultations tout en trouvant inopportunes les consultations quand elles ont lieu.
Recherchons, tranquillement et sans fausse honte la reconstitution ou le raffermissement dans chacun de nos peuples d'un véritable esprit de défense bien compris. Pour cela nous devons parler clair à nos opinions publiques et leur tenir au bon moment, sur la situation et sur notre stratégie, des propos convaincants ; leur dire quels sont les objectifs, et quelle est la légitimité de l'effort de défense de nos pays.
Efforçons-nous aussi de ne pas tomber dans les explications qui, à propos du Tiers-monde, ne conduiraient qu'à nous abuser nous-mêmes. Il est faux de dire que Moscou y intervient partout. Il est plus juste de noter que les soviétiques savent exploiter des situations de conflit aux causes diverses et dont nous avons pu parfois porter, les une ou les autres, une part de responsabilité.
Ne cherchons pas à élargir indirectement la zone de compétence de l'Alliance. Sur le continent américain, en Afrique, au Proche-Orient, en Asie, des peuples luttent contre l'oppression sociale, la discrimination raciale, les séquelles du système colonial. La répression de ce grand mouvement est incompatible avec les idéaux qui sont les nôtres. Les pays industrialisés n'ont pas d'avenir sûr s'ils se montrent incapables d'accepter les profonds changements sans lesquels la justice et la liberté - que nos sociétés évoquent pour elles-mêmes mais qu'elles refusent encore souvent au Tiers-monde - apparaîtront comme une dérision. Chaque fois qu'un de nos pays comprend et accepte les sacrifices qui sont nécessaires pour faire progresser cette justice sociale, il remporte une victoire sur lui-même et il ferme une porte devant des entreprises de déstabilisation qui nous inquiètent.
La diversité nationale comporte également la liberté de langage entre alliés. Ceci est aussi un élément de notre force. Comme j'ai eu l'occasion de le dire en France même, je considère que l'Alliance est aussi une "communauté humaine". Ce qui exige que nous soyons attentifs aux conditions sociales et économiques du bien-être de nos peuples, comme cela est d'ailleurs expressément inscrit dans l'article 2 du Traité de l'Atlantique Nord.
Il serait pour le moins paradoxal qu'alors que chacun de nos gouvernements est déterminé à accomplir ce qui est indispensable en matière de sécurité, le chaos créé par des comportements économiques égoïstes vienne saper les conditions financières des efforts de défense et créer - la crise et le chômage se développant - des doutes dans les opinions publiques sur la valeur réelle de notre alliance.La santé économique et l'harmonie sociale sont, avec la liberté politique, parmi les éléments essentiels de notre force. Nous ne devons jamais l'oublier.