Entretien de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec "France 24" le 30 août 2016, sur la Semaine des ambassadeurs, le Brexit, la construction européenne, la crise migratoire et sur la situation en Syrie.

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Circonstance : Semaine des ambassadeurs, (anciennement conférence des ambassadeurs)à Paris le 30 août 2016

Média : France 24

Texte intégral


* Semaine des ambassadeurs - Union européenne - Brexit - Migrations - Turquie -
Q - Bienvenue à la conférence des ambassadeurs pour cet entretien exclusif. Chaque année, la diplomatie française réunit ses représentants pour affirmer ses grandes orientations. Nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui leur chef de file, Jean-Marc Ayrault.
Bonjour Monsieur, vous êtes le ministre des affaires étrangères de la France, ancien Premier ministre de François Hollande 2012 à 2014.
Dans le contexte où nous sommes, déboussolés par le Brexit, la crise migratoire, les défis sécuritaires et les conflits mondiaux sanglants dans lesquels la France est engagée, quel message souhaitez-vous vraiment faire passer à ces ambassadeurs pour cette rentrée 2016-2017 ?
R - Je veux faire passer un message de mobilisation à tous nos ambassadeurs qui sont présents dans le monde entier. La France dispose de l'un des plus beaux réseaux diplomatiques du monde, avec une longue tradition, une culture politique et diplomatique extrêmement forte et affirmée, pour leur dire que le monde a besoin de la France. La France est attendue, la France est espérée. Le message autour de nos valeurs et des combats que nous menons, notamment pour la paix dans le monde pour régler les conflits est toujours aussi fort. La France est attendue.
Q - Néanmoins, cette France est choquée et ses voisins européens aussi par ce qui s'est passé le 23 juin, c'est-à-dire un vote négatif des Britanniques pour sortir de l'Union européenne, les 28 y perdent un membre éminent. Pour l'instant, on ne le ressent pas vraiment, ni au Royaume-Uni, ni sur le continent. Est-ce si grave de partir finalement ?
R - Oui, c'est grave, c'est une décision douloureuse pour nous car nous avons besoin d'un grand pays comme la Grande-Bretagne qui, de toute façon, restera un partenaire de la France, tout comme la France et la Grande-Bretagne sont membres permanents du Conseil de sécurité. Nous allons nous retrouver sur un certain nombre de conflits, mais c'est une perte de substance pour l'Europe. Mais c'est le choix du peuple britannique. Il faut maintenant en tirer les conséquences, il ne faut pas que les choses traînent. Il y a un article prévu par ce Traité, c'est l'article 50.
Q - Demandez-vous à Theresa May, la nouvelle Première ministre, de l'activer ?
R - Nous lui demandons sa notification le plus vite possible. Ce matin, le président de la République, en parlant devant les ambassadeurs a été très clair : il ne faut pas que cette situation dure au-delà de 2019 car, à ce moment-là, il y aura des élections au Parlement européen et on imagine mal que l'on soit dans l'entre-deux. C'est donc à la fois dans l'intérêt de la Grande-Bretagne mais aussi dans l'intérêt de l'Europe que la situation soit clarifiée. Cela veut dire qu'il y aura désormais de nouveaux rapports qui devront exister entre la Grande-Bretagne et l'Union européenne. Nous resterons partenaires mais dans un autre cadre. Pour être positif, j'ajouterai une chose : nous avions dit qu'après le Brexit, il y aurait un risque de contagion. En fait, cela a été un électrochoc. Au lieu de se dire que l'on ferait comme les Britanniques, les Européens se sont demandé ce qu'ils pourraient faire. C'est tout l'enjeu de la réunion des chefs d'État et de gouvernement de Bratislava le 16 septembre prochain ; que peut-on faire pour redonner de la confiance aux citoyens dans l'Union européenne, c'est-à-dire relancer le projet européen, en le rendant plus dynamique et attractif pour les peuples ?
Q - Ce sursaut attendu à Bratislava certes, mais on n'a pas l'impression qu'il y ait un plan B très structuré susceptible de séduire les citoyens. Un François Hollande en fin de mandat peut-il relancer l'Europe et avec qui ?
R - C'est une question de responsabilité historique. L'Europe a été construite après la Seconde guerre mondiale pour éviter que des risques d'affrontements de pays qui se sont fait la guerre pendant des siècles et de façon si tragique ne reviennent. On a démarré par l'économie et aujourd'hui je pense qu'il faut franchir une nouvelle étape qui doit être plus politique. Il faut retrouver l'essence-même de l'idée européenne, c'est-à-dire celle de la solidarité mais en s'adressant aux citoyens, en leur disant : «Vous avez perdu une partie de votre confiance dans l'Europe, les partis populistes exploitent les peurs, les angoisses, les incertitudes, il faut donc maintenant que l'Europe vous adresse un message très fort.». Pour moi, ce message doit être celui d'une Europe qui protège. Elle doit protéger ses citoyens au niveau des frontières extérieures de l'Europe, on les a mises en place, mais elles ne sont pas toujours efficaces. Il faut donc des garde-corps, des garde-côtes, des garde-frontières, il faut renforcer Frontex. Ceci est la première chose.
En même temps, vous voyez bien qu'il y a de nouvelles menaces sur l'Europe : il y a la menace terrorisme, il y a une géopolitique qui ne cesse d'évoluer, il y a les États-Unis qui s'éloignent de l'Europe. Donc il faut aussi une stratégie de défense, c'est aussi cela protéger les Européens car si on ne les protège pas, les gens vont dire : «À quoi sert l'Europe ?»
Il y a donc le risque du retour au nationalisme. Il faut aussi que l'Europe investisse davantage. Nous sommes un continent économiquement fort, mais avec un chômage beaucoup trop élevé et nous avons des taux d'intérêt qui n'ont jamais été aussi bas. Il faut doubler l'investissement du plan Juncker par exemple. En même temps, il ne faut pas que ce soit n'importe quoi sur le plan social en Europe, il faut protéger les travailleurs, protéger notre modèle social et notre modèle culturel. Cela ne veut pas dire la fin des échanges à l'échelle mondiale, mais des règles du jeu qui soient équitables.
Enfin, nous devons parler à la jeunesse. J'étais récemment à Weimar, à l'occasion des 25 ans du Triangle de Weimar (Allemagne, Pologne, France) et nous avons, avec mes deux homologues, rencontré des jeunes. Nous avons parlé de l'Europe et ce qu'ils veulent c'est une Europe concrète. Je vais vous dire très précisément, il y a eu Erasmus pour les étudiants mais il faudrait qu'il y ait une chance pour tous les jeunes. Quand vous parlez avec un étudiant qui connaît Erasmus, il dit que pour lui, l'Europe c'est concret. Mais pour tous les autres, il faut que l'Europe soit également concrète et positive.
Q - Vous parlez justement de cet espoir à redonner aux jeunes et de votre visite pour resserrer les liens avec la Pologne, mais à l'est, on voit bien que les choses bougent, les populismes sont en train de prospérer ; on pense bien sûr à un référendum anti-réfugiés qui s'organisera au début du mois d'octobre en Hongrie, il y a peut-être aussi le risque du passage de l'extrême-droite à la présidence en Autriche.
R - Oui et c'est pour cela que l'Europe doit donner aux peuples des signes concrets qu'elle les protège, qu'elle prépare leur avenir et qu'en même temps, l'Europe, ce soit aussi des valeurs communes. N'oublions pas d'où nous venons. Je l'ai dit, il y a eu la Seconde guerre mondiale et il y a eu pendant 40 ans une parenthèse où l'Europe de l'est et l'Europe centrale était sous le joug de la dictature communiste, puis il y a eu la chute du mur de Berlin. Pour beaucoup de peuples qui étaient sous cette dictature, l'Europe, c'est la liberté. Va-t-on oublier cela ? Oubliera-t-on que l'Europe, c'est la démocratie, des valeurs, ce sont les droits de l'Homme ? C'est aussi cela qu'il faut mettre en valeur. Si l'on veut que cela parle aux gens, il faut que l'Europe soit concrète, qu'elle fasse reculer le chômage, que ce ne soit pas le dumping social, c'est-à-dire le «toujours moins» pour les travailleurs.
Q - On n'oublie pas que vous avez été professeur d'allemand et très germanophile, Angela Merkel semble désormais en difficulté et gênée aux entournures. Sa politique migratoire est contestée auprès de ses partenaires, alors que se pose la question de son quatrième mandat. Elle a, on le rappelle, accueilli un million de demandeurs d'asile en 2015. La politique d'asile allemande est-elle un échec ou une erreur selon vous ?
R - Il faut d'abord voir d'où viennent tous ces réfugiés et il faut en connaître la cause. C'est la guerre en Syrie. On parlait tout à l'heure du rôle de la diplomatie, eh bien la diplomatie française est engagée pour relancer le processus de paix en Syrie. Tant qu'il y aura la guerre en Irak, en Syrie, tant que Daech et le terrorisme seront là, il y aura des réfugiés. Il faut donc agir sur les causes. Le droit d'asile est un droit qui fait partie de nos engagements. Qu'a fait l'Allemagne ? - et la France aussi y prend sa part - Elle a accueilli des réfugiés parce que c'est la Convention de Genève, c'est le droit d'asile.
J'étais devant la conférence des ambassadeurs allemands lundi 29 août à Berlin, j'ai salué le courage du peuple allemand. En même temps, on ne peut pas simplement constater cette générosité, il faut aussi que l'on s'organise davantage. Il faut aller aux causes, pourquoi y a-t-il des migrations ? Pourquoi y a-t-il des réfugiés ? C'est la guerre, mais c'est aussi parce qu'il y a des causes économiques. Il y a aussi d'autres réfugiés qui fuient l'Afrique, la pauvreté, la misère. Ils passent par la Libye, empruntent des bateaux avec des passeurs qui profitent, plus que jamais, de la misère du monde et qui viennent ici parce qu'ils n'ont pas d'espoir.
Pour l'avenir, il faut non seulement protéger nos frontières, être clair sur ceux qui peuvent venir dans le cadre du droit d'asile, mais aussi aider les pays, qui sont dans la misère et en particulier l'Afrique, à se développer, pour qu'il y ait un autre horizon pour les habitants de ces pays que l'immigration.
Q - En France, suite à la crise migratoire et aussi aux attentats, le vivre-ensemble est un peu mis à mal. On sent bien que l'ambiance a changé, il y a tout un psychodrame qui s'est développé cet été autour du burkini sur les plages et de son interdiction. Nicolas Sarkozy voudrait même changer la Constitution pour l'interdire.
R - Je suis inquiet. Je peux le dire d'autant plus que, comme ministre des affaires étrangères, je vous l'ai dit, la France est souvent admirée pour son Histoire et pour les valeurs qu'elle porte et qu'elle incarne. Quand on se laisse aller à des surenchères sur des sujets de cette nature, on dégrade notre image. Je voudrais donc lancer un appel au calme, un appel à un sursaut de raison et de comportement. Heureusement, nous sommes dans un État de droit. Après la surenchère de ceux qui veulent toujours des lois supplémentaires, qui veulent tout interdire, qui veulent même changer la Constitution, mais pour faire quoi, il y a le Conseil d'État qui a pris une décision extrêmement claire. Cela a un peu calmé les choses et je souhaite qu'on en revienne à l'essentiel. Il faut mener le débat des idées. Il ne faut pas toujours être dans cette idée que l'on va interdire et encore interdire et que l'on va stigmatiser et que l'on va finir par rejeter. Je pense que cela, ce n'est pas la France. Quand la France rejette, elle ne règle aucun problème, notamment celui de l'intégration, et puis elle n'est plus en phase avec elle-même.
Q - Dans l'actualité, 6.500 migrants sont partis de Libye et qui ont été, pour la seule journée de lundi, repêchés par les garde-côtes italiens. Il y a encore eu 3.100 morts en Méditerranée depuis le début de l'année. Le drame à partir de la Libye continue.
R - C'est une tragédie. J'ai parlé des réfugiés, de ceux qui fuient la guerre, il faut combattre les passeurs. C'est pour cela que, par exemple, l'Allemagne et la France, nous nous sommes engagés à financer des bateaux garde-côtes pour lutter contre les passeurs en Méditerranée centrale. Mais il faut aller plus loin et lutter contre tout ce trafic à l'échelle internationale et, je le répète, il faut des programmes de développement pour tous ces pays.
Q - Faut-il s'accrocher à ce fameux pacte avec la Turquie qui permet de retenir les migrants sur les côtes turques, alors que Recep Tayyip Erdogan multiplie les preuves de dérive autoritaire de son régime depuis le putsch raté contre lui. Les Européens ne devraient-ils pas dénoncer ce pacte ?
R - Non. Le pacte concernant les réfugiés avec la Turquie, il faut continuer de le respecter. Il a permis de régler bien des problèmes. Nous étions la semaine dernière avec le Premier ministre grec Alexis Tsipras qui défend cet accord. En même temps, il faut parler avec les Turcs, c'est un grand pays, même si nous avons des désaccords. Je pense que cet accord sur les réfugiés, il faut le respecter car il est indispensable. (...).
* Syrie
(...)
Q - Parlons de l'action de la Turquie en Syrie. L'opération turque Euphrate vise à chasser l'État islamique de la zone mais aussi à contrer l'avancée des milices kurdes qui appartiennent aux forces démocratiques selon nous, mais qui restent terroristes aux yeux d'Ankara. Faut-il laisser faire du côté de la Turquie ?
R - La Turquie s'est engagée militairement contre Daech, c'est positif. D'ailleurs, la Turquie est attaquée et victime d'attentats. J'ai encore parlé avec mon homologue turc il y a quelques jours pour exprimer la solidarité de la France. C'est un pays qui est très touché par le terrorisme, encore plus que la France. Il lutte contre Daech et c'est une bonne chose. Il n'y a aucune ambiguïté. En même temps, la Turquie a le droit de faire respecter l'intégrité de sa frontière.
Sur les autres questions que vous évoquez, cela renvoie à la nécessité, concernant toute la question syrienne, y compris la minorité kurde en Syrie, d'une négociation pour un processus de paix en Syrie. C'est ce que la France essaie d'obtenir et j'espère d'ailleurs que nous allons avancer. Mais il faut des préalables pour cela : il faut le cessez-le-feu, il faut arrêter de bombarder Alep, il faut dénoncer l'usage des armes chimiques. C'est pourquoi la France se bat au conseil de sécurité des Nations unies pour une résolution pour condamner l'usage des armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad mais aussi par Daech. Il faut ensuite construire, par un processus diplomatique à Genève qui est aujourd'hui bloqué, la nouvelle Syrie. Une Syrie unitaire, une Syrie qui respecte ses minorités, qu'elles soient kurdes ou chrétiennes. Le combat contre Daech est militaire, mais aussi diplomatique et politique. Sinon, c'est la guerre permanente, sinon, c'est une guerre internationale qui va durer en Syrie, qui, non seulement fera des centaines de milliers de morts supplémentaires, mais qui va déstabiliser toute une région et qui, en même temps, aura un impact sur toute l'Europe. La France est directement et indirectement touchée, comme l'est la Turquie.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2016