Texte intégral
Interview à France Culture du 19 septembre :
Q - Les propositions de la Commission vont-elles, pour vous, dans le bon sens ? Peuvent-elles, à votre avis, constituer un socle commun pour les Quinze aujourd'hui ?
R - Il me semble que les événements du 11 septembre aux Etats-Unis ont provoqué une véritable prise de conscience au niveau européen. Je crois que les moyens qui existent de coopération judiciaire et policière face aux nouvelles formes de terrorisme ne sont, sinon plus adaptés, du moins insuffisants. Il faut, maintenant, que l'espace européen de liberté, de sécurité et de justice soit une réalité concrète, et pas seulement un objectif inscrit dans les traités européens. Nous avons des moyens juridiques, il y en a d'autres qui nous manquent. Il faut notamment un seul espace judiciaire européen, plutôt que 15 espaces judiciaires juxtaposés, régi par des règles classiques d'entraide judiciaire. Pour cela, par exemple, il faut une définition commune du terrorisme, qui n'existe pas encore, et un mandat d'arrêt européen qui remplacerait l'extradition, à condition que ce soit de façon efficace et bien coordonnée. Ce sont des choses qui iraient dans le bon sens. Et donc demain, Daniel Vaillant et Marylise Lebranchu, qui participeront au Conseil Justice-Affaires intérieures, feront sans doute des propositions qui iront dans ce sens.
Q - Il faudra en discuter, sans doute, à d'autres réunions, mais il y a peut être des gestes symboliques à faire pour montrer qu'il y a une meilleure unité ? Je n'en prendrai qu'un : la Grande-Bretagne, qui ne fait pas partie de l'espace Schengen, refuse d'extrader vers la France une personne, Rachid Ramda, soupçonnée d'avoir participé à des attentats en 1995. N'est-ce pas une bonne occasion de montrer une meilleure unité ?
R - Je n'ai pas envie de donner des leçons à un gouvernement ami, mais c'est vrai que c'est une situation qui ne devrait pas se produire dans une Union européenne qui aurait des règles communes.
Q - Donc, il y a peut être maintenant des symboles à faire ?
R - Des symboles, sans doute, mais il y a aussi des réalités à faire avancer. Pour l'Europe, ce qui vient de se passer est un choc, bien sûr, mais aussi un choc fondateur ; la prise de conscience que l'Europe a un message à donner dans le monde et doit se structurer comme une entité. Il y a des problèmes, comme le terrorisme, qui ne peuvent pas avoir que des réponses nationales. Pour ce qui est de la sécurité des Français, le gouvernement a fait tout ce qui était en son pouvoir. Mais on sait bien qu'à plus long terme la lutte contre le terrorisme doit être une lutte à plusieurs. Il n'y a pas que les terroristes, parce que derrière tout cela il y aussi des problèmes Nord-Sud, il y a la régulation de la mondialisation, ... Je crois que cela doit être l'occasion de montrer que l'on doit aller vers un monde multipolaire, dans laquelle l'Europe ait toute sa place.
Q - Pierre Moscovici, je voudrais que l'on essaie d'éclaircir avec vous l'autre aspect qui concerne directement les Européens, c'est à dire un engagement militaire éventuel. Il y a un adjectif qu'a utilisé Jacques Chirac hier, celui d'un engagement "concevable" de la France, et d'autres pays, aux côtés des Etats-Unis. Est-ce que l'on peut savoir ce que "concevable" veut dire ? Est-ce que c'est "concevable" dans les objectifs, dans les moyens à utiliser... ?
R - Vous savez, je crois que parmi tous les Européens, tout le monde dit la même chose mais chacun avec ses mots, chacun avec sa situation, chacun avec sa spécificité - parce que nous ne sommes pas dans les mêmes rapports avec les Etats-Unis que la Grande-Bretagne, l'Espagne ou l'Italie, par exemple. Et "la même chose" c'est la chose suivante, à savoir que nous sommes profondément solidaires du peuple américain. Nous le sommes au nom d'une Histoire commune, nous le sommes au nom de la démocratie, nous le sommes au nom des Droits de l'Homme, nous le sommes au nom de la condamnation absolue du terrorisme. Et cette solidarité là, elle ne se marchande pas, elle ne se mégote pas. Je vous signale d'ailleurs que le Conseil de sécurité des Nations unies a déjà reconnu le droit à la légitime défense des Etats-Unis et que l'article 5 de la charte de l'Atlantique Nord, qui invoque un principe de défense collective, en vertu duquel chaque nation alliée doit aujourd'hui alliance aux Etats Unis, cet article 5 a été reconnu par nous et par tous dans le cas présent. Voilà ce qui est déjà fait. Donc nous sommes solidaires, nous nous sentons engagés. Et en même temps, tout cela nous laisse une marge d'appréciation sur les modalités pratiques de cette assistance. Il faudra voir ce que l'on nous demande, il faudra voir comment nous sommes consultés, mais je crois que c'est aussi ce qu'a voulu exprimer le président de la République de son coté, le Premier ministre du sien, les deux ensemble, à savoir la solidarité pleine et entière de la France, sa disponibilité, et puis aussi sa liberté, sa souveraineté d'appréciation sur les moyens.
Q - Dans une de vos précédentes interventions vous avez dit que, au nom du passé, au nom du soutien des Américains lors des guerres de 1914-1918 ou de 1939-1945, les Européens avaient ce devoir de solidarité et qu'à l'époque les Américains avaient pu aider à corriger les erreurs qu'on avait pu faire. Vous avez dit aujourd'hui que c'était notre rôle de les aider à corriger leurs erreurs. Ce qui s'est passé donne-t-il aussi matière à réfléchir sur ce monde multipolaire, que vous évoquiez, et sur une nouvelle place des Etats-Unis ?
R - Je ne l'avais pas dit dans ce sens là. Ce que je voulais dire, c'est qu'à ceux qui répondaient "nous n'allons pas aller dans un conflit qui n'est pas le notre parce que les Etats-Unis ont fait des erreurs", je répondais "oui mais ils sont aussi venus à notre secours quand nous nous avons fait des erreurs". La solidarité doit marcher dans les deux sens ; d'eux vers nous et aussi de nous vers eux. Cela étant dit, indépendamment des erreurs, je crois qu'il y aura beaucoup de changements dans la politique internationale, beaucoup de changements dans la situation internationale. Il faudra repenser notre monde à l'avenir et dans cette planète qui est un peu déboussolée, qui a perdu du sens, des questions se posent. Pour moi, par exemple, les questions sur la mondialisation ne sont pas obsolètes. Avec ce qui s'est passé, au contraire, elles prennent une nouvelle actualité. Ce monde privé de sens a besoin d'avoir des Etats-Unis qui soient une puissance. Mais pas une puissance qui s'isole ; une puissance qui coopère, une puissance qui associe les autres, une puissance pacifique, une puissance démocratique, une puissance qui tienne compte de son environnement. Et puis il y a aussi besoin d'une Europe qui se construise pour participer à la régulation de la mondialisation. Une Europe-puissance, c'est comme ça que je l'appelle ; une puissance pacifique, démocratique, une puissance spécifique. Ce ne sera pas les Etats-Unis d'Europe. Cela doit être beaucoup plus que l'Union européenne d'aujourd'hui, par ce que nous avons, comme le disait Lionel Jospin, nous Européens, un modèle de civilisation à porter dans le monde. Un modèle qui se fonde sur les Droits de l'Homme, avec des différences par rapport Américains, mais en coopération avec eux. Et donc il faut maintenant organiser notre monde, c'est vrai, pour éviter que les déséquilibres fondamentaux de la planète ne conduisent à une trop grande instabilité et à des dangers./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 septembre 2001)
Interview à BFM le 27 septembre :
Q - C'est le branle-bas de combat au Proche-Orient et en Asie centrale. Le gouvernement français est-il informé des projets militaires précis des Etats-Unis ?
R - Il me semble que personne ne l'est exactement. Nous sommes dans une phase de solidarité, de coopération avec les Etats Unis, dans une phase de préparation d'une opération que l'on voit venir. Mais, en même temps, dans une phase qui est essentiellement de renseignement. Et, comme l'a dit le Premier ministre à plusieurs reprises, on ne nous a encore rien demandé. Il est clair que notre solidarité est pleine et entière et, en même temps, elle exige des concertations, des consultations, dont nous ne doutons pas qu'elles auront lieu le moment venu.
Q - Les Etats-Unis envisagent de se passer de l'OTAN et d'agir seuls. C'est une erreur ?
R - Là encore nous verrons bien. Mais, s'agissant de ces affaires, vous savez que nous travaillons dans le cadre de deux organisations internationales. D'abord l'ONU, avec la résolution 1368, qui a déjà reconnu que les Américains agiraient, dans le cas d'espèce, en situation de légitime défense. Ensuite l'article 5 du Traité de l'Atlantique nord, qui précise que lorsqu'un Etat de l'Alliance est attaqué, quand il est en légitime défense, il bénéficie alors du concours de tous les autres Etats membres qui se sentent, eux aussi, attaqués. Il y a des cadres internationaux, il y a des cadres légaux pour cette opération. Cela ne veut pas dire pour autant que les Etats membres de l'OTAN, par exemple, ne conservent pas une liberté d'appréciation de leur marge de manuvre, de leurs capacités ou de leurs modalités d'engagement dans une opération.
Q - Vous seriez choqué si les Etats-Unis ne consultaient ou n'informaient absolument pas l'ONU avant ou pendant leur action militaire ?
R - Le président de la République, Jacques Chirac, et le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, se sont rendus la semaine dernière aux Etats Unis : on pouvait avoir des craintes, par rapport à des excès ou à une forme d'unilatéralisme. Ils sont revenus plutôt rassurés, et convaincus que les Américains comprenaient dans cette situation le besoin de consulter. D'ailleurs, de cette crise peut aussi sortir quelques chose de nouveau. C'est à dire la découverte par les Américains qu'ils ne sont pas seuls, qu'ils ne peuvent pas faire face seuls à des crises qui ont une dimension internationale, qu'ils ont besoin de coopérer. En résumé : la sortie de l'unilatéralisme. Si cela se produit ainsi, cela peut être un élément de reconstruction d'un ordre mondial, puisque nous voyons bien que nous avons basculé dans une société plus désordonnée, privée de boussole. Et nous avons besoin, dans ce monde un peu privé de sens, de retrouver de l'ordre. Et l'ordre passe par une Amérique qui cesse de s'isoler, qui coopère, qui ne veut pas imposer sa force, mais qui veut partager son leadership. Et cela passe aussi par une Europe qui se construit. Donc, je crois que plus on a recours aux cadres internationaux, au cadre de la société internationale, mieux les choses se déroulent.
Q - Au sujet du nouvel ordre mondial, le sondage IPSOS-BFM montre que 45% des Américains et 75% des Français interrogés considèrent que la politique étrangère des Etats-Unis a favorisé la monté de l'islamisme. Vous partagez cet avis ?
R - Pas exactement. Je pense que l'on ne peut pas faire de lien de cause à effet. Rien n'excuse le terrorisme. C'est dans ce sens là que je récuse un peu cette vision. Ne croyons pas qu'il y ait d'un coté les causes du terrorisme, de l'autre coté le terrorisme, et que l'on puisse mettre les choses sur le même plan. Néanmoins, il y a des leçons à tirer, et pour nous tous. Nous ne pouvons pas refaire les choses à l'identique. Et les Américains doivent s'interroger sur les raisons pour lesquelles ces interrogations existent. Il faut y répondre. C'est ce que j'évoquais à l'instant : avoir une politique plus coopérative, accepter de traiter aussi les problèmes d'un monde déséquilibré, penser aux problèmes du développement, répondre aux questions que posent les anti-mondialisation - et je parle bien des questions et non pas des réponses qu'ils donnent -. Voilà des choses qui sont toujours à l'ordre du jour. Repenser la mondialisation reste plus que jamais d'actualité après les attentats du 11 septembre.
Q - Vous disiez que d'un mal peut sortir un bien. Après la rencontre Arafat-Peres, peut-on penser que la crise actuelle va aider à rapprocher Israéliens et Palestiniens ?
R - Vous parliez de la politique étrangère américaine. Là on voit très clairement la traduction d'une inflexion. J'étais aux Etats Unis les 10-11 septembre et les jours suivants, où j'allais rencontrer des interlocuteurs au département d'Etat, le ministère des Affaires étrangères américain. Il était clair, à ce moment là, qu'ils étaient sur les freins, et qu'ils considéraient le Proche-Orient comme un sujet qui ne les concernait pas. Ce qui voulait dire, en réalité, qu'ils laissaient se déployer la force pure sur le terrain. En cela, il y a un changement, puisque l'on sait que M. Powell est intervenu de façon répétée auprès de M. Sharon pour que la rencontre Peres-Arafat puisse avoir lieu. On voit bien, là aussi, un changement.
Les Etats-Unis se sentent davantage impliqués dans le recherche de la paix, et je crois qu'il faut prendre la rencontre Peres-Arafat comme une bonne nouvelle. Il ne faut pas penser que cela signifie que nous sommes revenus ou arrivés à la paix, mais c'est un pas important. La volonté, manifestée par l'un et l'autre, d'aller vers un cessez-le feu durable, est un élément très positif.
Q - 51 % des français, dans ce sondage BFM, et 60 % des électeurs de gauche, veulent que la France garde ses distances traditionnelles, culturelles avec les Etats Unis. Vous aussi vous voulez que l'on se tienne à distance de l'Amérique ?
R - Encore une fois, je ne suis pas de ceux qui se rallient à un anti-américanisme traditionnel et un peu primaire. Je connais bien les Etats-Unis, j'y ai vécu, c'est un pays que j'aime. En même temps je sais que tout y est gigantesque, les qualités et les défauts. Nous voyons les défauts, mais regardons aussi les qualités. N'oublions jamais que les Américains sont nos alliés historiques, qu'ils sont venus sur le sol français lors des deux guerres mondiales pour nous aider à combattre la barbarie...
Q - Ils nous font un peu moins confiance maintenant, ils ont tout à fait confiance en l'Angleterre, mais les Français, ils ne les trouvent pas très sûrs....
R - J'ai eu le plaisir de pouvoir regarder ce sondage : je me suis aperçu que, quand ils pensaient à des alliés sûrs, il y avait 77 % des Américains qui pensaient aux Français. Nous ne sommes pas des alliés prioritaires: nous ne sommes pas des vassaux des Américains, nous ne sommes pas des relais, nous ne sommes pas engagés dans l'Alliance atlantique de la même manière que l'Angleterre... Nous avons un rapport différent de celui de l'Angleterre aux Etats-Unis. Mais, de grâce, n'oublions pas que nous sommes des alliés proches des Américains, ce qui nous autorise aussi à une certaine liberté de parole. Pas d'anti-américanisme, mais un rapport franc, direct, ouvert, égal avec les Américains.
Q - Qui décidera, éventuellement, d'engager les forces françaises au coté des Américains pour des opérations militaires ? Jacques Chirac seul ou Jacques Chirac et Lionel Jospin ?
R - La Constitution à cet égard est extrêmement claire. C'est le président de la République et le Premier ministre qui exercent l'un et l'autre des fonctions constitutionnelles en matière de défense nationale.
()./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 septembre 2001)
Q - Les propositions de la Commission vont-elles, pour vous, dans le bon sens ? Peuvent-elles, à votre avis, constituer un socle commun pour les Quinze aujourd'hui ?
R - Il me semble que les événements du 11 septembre aux Etats-Unis ont provoqué une véritable prise de conscience au niveau européen. Je crois que les moyens qui existent de coopération judiciaire et policière face aux nouvelles formes de terrorisme ne sont, sinon plus adaptés, du moins insuffisants. Il faut, maintenant, que l'espace européen de liberté, de sécurité et de justice soit une réalité concrète, et pas seulement un objectif inscrit dans les traités européens. Nous avons des moyens juridiques, il y en a d'autres qui nous manquent. Il faut notamment un seul espace judiciaire européen, plutôt que 15 espaces judiciaires juxtaposés, régi par des règles classiques d'entraide judiciaire. Pour cela, par exemple, il faut une définition commune du terrorisme, qui n'existe pas encore, et un mandat d'arrêt européen qui remplacerait l'extradition, à condition que ce soit de façon efficace et bien coordonnée. Ce sont des choses qui iraient dans le bon sens. Et donc demain, Daniel Vaillant et Marylise Lebranchu, qui participeront au Conseil Justice-Affaires intérieures, feront sans doute des propositions qui iront dans ce sens.
Q - Il faudra en discuter, sans doute, à d'autres réunions, mais il y a peut être des gestes symboliques à faire pour montrer qu'il y a une meilleure unité ? Je n'en prendrai qu'un : la Grande-Bretagne, qui ne fait pas partie de l'espace Schengen, refuse d'extrader vers la France une personne, Rachid Ramda, soupçonnée d'avoir participé à des attentats en 1995. N'est-ce pas une bonne occasion de montrer une meilleure unité ?
R - Je n'ai pas envie de donner des leçons à un gouvernement ami, mais c'est vrai que c'est une situation qui ne devrait pas se produire dans une Union européenne qui aurait des règles communes.
Q - Donc, il y a peut être maintenant des symboles à faire ?
R - Des symboles, sans doute, mais il y a aussi des réalités à faire avancer. Pour l'Europe, ce qui vient de se passer est un choc, bien sûr, mais aussi un choc fondateur ; la prise de conscience que l'Europe a un message à donner dans le monde et doit se structurer comme une entité. Il y a des problèmes, comme le terrorisme, qui ne peuvent pas avoir que des réponses nationales. Pour ce qui est de la sécurité des Français, le gouvernement a fait tout ce qui était en son pouvoir. Mais on sait bien qu'à plus long terme la lutte contre le terrorisme doit être une lutte à plusieurs. Il n'y a pas que les terroristes, parce que derrière tout cela il y aussi des problèmes Nord-Sud, il y a la régulation de la mondialisation, ... Je crois que cela doit être l'occasion de montrer que l'on doit aller vers un monde multipolaire, dans laquelle l'Europe ait toute sa place.
Q - Pierre Moscovici, je voudrais que l'on essaie d'éclaircir avec vous l'autre aspect qui concerne directement les Européens, c'est à dire un engagement militaire éventuel. Il y a un adjectif qu'a utilisé Jacques Chirac hier, celui d'un engagement "concevable" de la France, et d'autres pays, aux côtés des Etats-Unis. Est-ce que l'on peut savoir ce que "concevable" veut dire ? Est-ce que c'est "concevable" dans les objectifs, dans les moyens à utiliser... ?
R - Vous savez, je crois que parmi tous les Européens, tout le monde dit la même chose mais chacun avec ses mots, chacun avec sa situation, chacun avec sa spécificité - parce que nous ne sommes pas dans les mêmes rapports avec les Etats-Unis que la Grande-Bretagne, l'Espagne ou l'Italie, par exemple. Et "la même chose" c'est la chose suivante, à savoir que nous sommes profondément solidaires du peuple américain. Nous le sommes au nom d'une Histoire commune, nous le sommes au nom de la démocratie, nous le sommes au nom des Droits de l'Homme, nous le sommes au nom de la condamnation absolue du terrorisme. Et cette solidarité là, elle ne se marchande pas, elle ne se mégote pas. Je vous signale d'ailleurs que le Conseil de sécurité des Nations unies a déjà reconnu le droit à la légitime défense des Etats-Unis et que l'article 5 de la charte de l'Atlantique Nord, qui invoque un principe de défense collective, en vertu duquel chaque nation alliée doit aujourd'hui alliance aux Etats Unis, cet article 5 a été reconnu par nous et par tous dans le cas présent. Voilà ce qui est déjà fait. Donc nous sommes solidaires, nous nous sentons engagés. Et en même temps, tout cela nous laisse une marge d'appréciation sur les modalités pratiques de cette assistance. Il faudra voir ce que l'on nous demande, il faudra voir comment nous sommes consultés, mais je crois que c'est aussi ce qu'a voulu exprimer le président de la République de son coté, le Premier ministre du sien, les deux ensemble, à savoir la solidarité pleine et entière de la France, sa disponibilité, et puis aussi sa liberté, sa souveraineté d'appréciation sur les moyens.
Q - Dans une de vos précédentes interventions vous avez dit que, au nom du passé, au nom du soutien des Américains lors des guerres de 1914-1918 ou de 1939-1945, les Européens avaient ce devoir de solidarité et qu'à l'époque les Américains avaient pu aider à corriger les erreurs qu'on avait pu faire. Vous avez dit aujourd'hui que c'était notre rôle de les aider à corriger leurs erreurs. Ce qui s'est passé donne-t-il aussi matière à réfléchir sur ce monde multipolaire, que vous évoquiez, et sur une nouvelle place des Etats-Unis ?
R - Je ne l'avais pas dit dans ce sens là. Ce que je voulais dire, c'est qu'à ceux qui répondaient "nous n'allons pas aller dans un conflit qui n'est pas le notre parce que les Etats-Unis ont fait des erreurs", je répondais "oui mais ils sont aussi venus à notre secours quand nous nous avons fait des erreurs". La solidarité doit marcher dans les deux sens ; d'eux vers nous et aussi de nous vers eux. Cela étant dit, indépendamment des erreurs, je crois qu'il y aura beaucoup de changements dans la politique internationale, beaucoup de changements dans la situation internationale. Il faudra repenser notre monde à l'avenir et dans cette planète qui est un peu déboussolée, qui a perdu du sens, des questions se posent. Pour moi, par exemple, les questions sur la mondialisation ne sont pas obsolètes. Avec ce qui s'est passé, au contraire, elles prennent une nouvelle actualité. Ce monde privé de sens a besoin d'avoir des Etats-Unis qui soient une puissance. Mais pas une puissance qui s'isole ; une puissance qui coopère, une puissance qui associe les autres, une puissance pacifique, une puissance démocratique, une puissance qui tienne compte de son environnement. Et puis il y a aussi besoin d'une Europe qui se construise pour participer à la régulation de la mondialisation. Une Europe-puissance, c'est comme ça que je l'appelle ; une puissance pacifique, démocratique, une puissance spécifique. Ce ne sera pas les Etats-Unis d'Europe. Cela doit être beaucoup plus que l'Union européenne d'aujourd'hui, par ce que nous avons, comme le disait Lionel Jospin, nous Européens, un modèle de civilisation à porter dans le monde. Un modèle qui se fonde sur les Droits de l'Homme, avec des différences par rapport Américains, mais en coopération avec eux. Et donc il faut maintenant organiser notre monde, c'est vrai, pour éviter que les déséquilibres fondamentaux de la planète ne conduisent à une trop grande instabilité et à des dangers./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 septembre 2001)
Interview à BFM le 27 septembre :
Q - C'est le branle-bas de combat au Proche-Orient et en Asie centrale. Le gouvernement français est-il informé des projets militaires précis des Etats-Unis ?
R - Il me semble que personne ne l'est exactement. Nous sommes dans une phase de solidarité, de coopération avec les Etats Unis, dans une phase de préparation d'une opération que l'on voit venir. Mais, en même temps, dans une phase qui est essentiellement de renseignement. Et, comme l'a dit le Premier ministre à plusieurs reprises, on ne nous a encore rien demandé. Il est clair que notre solidarité est pleine et entière et, en même temps, elle exige des concertations, des consultations, dont nous ne doutons pas qu'elles auront lieu le moment venu.
Q - Les Etats-Unis envisagent de se passer de l'OTAN et d'agir seuls. C'est une erreur ?
R - Là encore nous verrons bien. Mais, s'agissant de ces affaires, vous savez que nous travaillons dans le cadre de deux organisations internationales. D'abord l'ONU, avec la résolution 1368, qui a déjà reconnu que les Américains agiraient, dans le cas d'espèce, en situation de légitime défense. Ensuite l'article 5 du Traité de l'Atlantique nord, qui précise que lorsqu'un Etat de l'Alliance est attaqué, quand il est en légitime défense, il bénéficie alors du concours de tous les autres Etats membres qui se sentent, eux aussi, attaqués. Il y a des cadres internationaux, il y a des cadres légaux pour cette opération. Cela ne veut pas dire pour autant que les Etats membres de l'OTAN, par exemple, ne conservent pas une liberté d'appréciation de leur marge de manuvre, de leurs capacités ou de leurs modalités d'engagement dans une opération.
Q - Vous seriez choqué si les Etats-Unis ne consultaient ou n'informaient absolument pas l'ONU avant ou pendant leur action militaire ?
R - Le président de la République, Jacques Chirac, et le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, se sont rendus la semaine dernière aux Etats Unis : on pouvait avoir des craintes, par rapport à des excès ou à une forme d'unilatéralisme. Ils sont revenus plutôt rassurés, et convaincus que les Américains comprenaient dans cette situation le besoin de consulter. D'ailleurs, de cette crise peut aussi sortir quelques chose de nouveau. C'est à dire la découverte par les Américains qu'ils ne sont pas seuls, qu'ils ne peuvent pas faire face seuls à des crises qui ont une dimension internationale, qu'ils ont besoin de coopérer. En résumé : la sortie de l'unilatéralisme. Si cela se produit ainsi, cela peut être un élément de reconstruction d'un ordre mondial, puisque nous voyons bien que nous avons basculé dans une société plus désordonnée, privée de boussole. Et nous avons besoin, dans ce monde un peu privé de sens, de retrouver de l'ordre. Et l'ordre passe par une Amérique qui cesse de s'isoler, qui coopère, qui ne veut pas imposer sa force, mais qui veut partager son leadership. Et cela passe aussi par une Europe qui se construit. Donc, je crois que plus on a recours aux cadres internationaux, au cadre de la société internationale, mieux les choses se déroulent.
Q - Au sujet du nouvel ordre mondial, le sondage IPSOS-BFM montre que 45% des Américains et 75% des Français interrogés considèrent que la politique étrangère des Etats-Unis a favorisé la monté de l'islamisme. Vous partagez cet avis ?
R - Pas exactement. Je pense que l'on ne peut pas faire de lien de cause à effet. Rien n'excuse le terrorisme. C'est dans ce sens là que je récuse un peu cette vision. Ne croyons pas qu'il y ait d'un coté les causes du terrorisme, de l'autre coté le terrorisme, et que l'on puisse mettre les choses sur le même plan. Néanmoins, il y a des leçons à tirer, et pour nous tous. Nous ne pouvons pas refaire les choses à l'identique. Et les Américains doivent s'interroger sur les raisons pour lesquelles ces interrogations existent. Il faut y répondre. C'est ce que j'évoquais à l'instant : avoir une politique plus coopérative, accepter de traiter aussi les problèmes d'un monde déséquilibré, penser aux problèmes du développement, répondre aux questions que posent les anti-mondialisation - et je parle bien des questions et non pas des réponses qu'ils donnent -. Voilà des choses qui sont toujours à l'ordre du jour. Repenser la mondialisation reste plus que jamais d'actualité après les attentats du 11 septembre.
Q - Vous disiez que d'un mal peut sortir un bien. Après la rencontre Arafat-Peres, peut-on penser que la crise actuelle va aider à rapprocher Israéliens et Palestiniens ?
R - Vous parliez de la politique étrangère américaine. Là on voit très clairement la traduction d'une inflexion. J'étais aux Etats Unis les 10-11 septembre et les jours suivants, où j'allais rencontrer des interlocuteurs au département d'Etat, le ministère des Affaires étrangères américain. Il était clair, à ce moment là, qu'ils étaient sur les freins, et qu'ils considéraient le Proche-Orient comme un sujet qui ne les concernait pas. Ce qui voulait dire, en réalité, qu'ils laissaient se déployer la force pure sur le terrain. En cela, il y a un changement, puisque l'on sait que M. Powell est intervenu de façon répétée auprès de M. Sharon pour que la rencontre Peres-Arafat puisse avoir lieu. On voit bien, là aussi, un changement.
Les Etats-Unis se sentent davantage impliqués dans le recherche de la paix, et je crois qu'il faut prendre la rencontre Peres-Arafat comme une bonne nouvelle. Il ne faut pas penser que cela signifie que nous sommes revenus ou arrivés à la paix, mais c'est un pas important. La volonté, manifestée par l'un et l'autre, d'aller vers un cessez-le feu durable, est un élément très positif.
Q - 51 % des français, dans ce sondage BFM, et 60 % des électeurs de gauche, veulent que la France garde ses distances traditionnelles, culturelles avec les Etats Unis. Vous aussi vous voulez que l'on se tienne à distance de l'Amérique ?
R - Encore une fois, je ne suis pas de ceux qui se rallient à un anti-américanisme traditionnel et un peu primaire. Je connais bien les Etats-Unis, j'y ai vécu, c'est un pays que j'aime. En même temps je sais que tout y est gigantesque, les qualités et les défauts. Nous voyons les défauts, mais regardons aussi les qualités. N'oublions jamais que les Américains sont nos alliés historiques, qu'ils sont venus sur le sol français lors des deux guerres mondiales pour nous aider à combattre la barbarie...
Q - Ils nous font un peu moins confiance maintenant, ils ont tout à fait confiance en l'Angleterre, mais les Français, ils ne les trouvent pas très sûrs....
R - J'ai eu le plaisir de pouvoir regarder ce sondage : je me suis aperçu que, quand ils pensaient à des alliés sûrs, il y avait 77 % des Américains qui pensaient aux Français. Nous ne sommes pas des alliés prioritaires: nous ne sommes pas des vassaux des Américains, nous ne sommes pas des relais, nous ne sommes pas engagés dans l'Alliance atlantique de la même manière que l'Angleterre... Nous avons un rapport différent de celui de l'Angleterre aux Etats-Unis. Mais, de grâce, n'oublions pas que nous sommes des alliés proches des Américains, ce qui nous autorise aussi à une certaine liberté de parole. Pas d'anti-américanisme, mais un rapport franc, direct, ouvert, égal avec les Américains.
Q - Qui décidera, éventuellement, d'engager les forces françaises au coté des Américains pour des opérations militaires ? Jacques Chirac seul ou Jacques Chirac et Lionel Jospin ?
R - La Constitution à cet égard est extrêmement claire. C'est le président de la République et le Premier ministre qui exercent l'un et l'autre des fonctions constitutionnelles en matière de défense nationale.
()./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 septembre 2001)