Interview de M. Alain Madelin, président de Démocratie libérale, à France-Inter le 21 novembre 2001, sur la situation en Afghanistan, le trafic de drogue et la position de la France à la veille de la conférence inter-afghane sous l'égide de l'ONU sur l'avenir de l'Afghanistan prévue à Berlin .

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli La conférence de Berlin sur l'avenir de l'Afghanistan, la semaine prochaine, à la recherche d'une solution politique, posera-t-elle aussi la question de la drogue ? Après que l'Alliance du Nord ait reconquis la plus grande partie du territoire afghan, les semailles de pavot ont aussitôt repris. Sachant que l'opium rapporte 9.000 dollars à l'hectare, contre 180 dollars pour le blé, la route de la drogue vient-elle, sous les yeux des Occidentaux, de se rouvrir en Afghanistan ?
Vous interviendrez aujourd'hui à l'Assemblée, dans les questions sur l'Afghanistan. Pas d'alliance politique, mais les plantations reprennent. On est en train de semer du pavot, qui fera de l'opium, puis de l'héroïne...
- "Dans cette partie du monde d'Asie centrale, les semailles de pavot, ce n'est pas nouveau. Le trafic organisé et l'Afghanistan, premier fournisseur mondial de drogue, c'était du temps des taliban."
Il ne s'agit pas d'excuser les taliban. Mais sous les taliban, la production est tombée à 185 tonnes, et avant leur arrivée, 4.500 tonnes d'opium étaient produites...
- "Tous les spécialistes de ces questions sont d'accord, au niveau international, pour dire que le trafic de drogue avait comme principale place l'Afghanistan. Et que sous le régime des taliban, on avait atteint des sommes faramineuses. Le fait de faire revenir la paix dans cette partie du monde, la prospérité - je l'espère -, avec l'aide de la communauté internationale, la démocratie et un système de droits, c'est la meilleure façon d'éradiquer ce foyer de drogue qu'a été l'Afghanistan."
Est-ce que c'est une question que les politiques se posent ? Par exemple, les rivalités entre les clans ou les tribus peuvent aussi s'expliquer par les gains énormes que la drogue a rapportés...
- "Je ne comprends vraiment pas vos questions..."
Pourtant, elles se posent...
- "J'ai bien remarqué que vous me les posiez, mais je ne suis pas du tout de cette humeur-là aujourd'hui. Je suis joyeux, heureux, de voir le peuple afghan s'être libéré lui-même, avec ses propres forces, la force d'un peuple libre qui résistait, au moment où certains esprits nous pronostiquaient l'enlisement en Afghanistan, un "nouveau Vietnam." Je suis heureux qu'il n'y ait pas eu besoin de troupes américaines massives, européennes, françaises au sol. Une nouvelle donne, aujourd'hui, s'ouvre pour l'Afghanistan. Et pour peu que nous l'oubliions pas, comme nous l'avons fait en 1992, les Afghans sont totalement capables de retrouver en eux-mêmes le dynamisme nécessaire. Quant aux luttes de factions dont vous parlez, elles résultent plus, à mon avis, d'un passé où nous avons oublié l'Afghanistan que d'un futur où nous serions aux côtés d'un Afghanistan."
Le bonheur n'est pas exclusif de la lucidité. On partage le bonheur avec vous, A. Madelin. Mais est-ce que vous vous posez, en tant que politique, la question des économies de substitution qu'on va pouvoir installer en Afghanistan, pour éviter décidément que l'opium prenne la place du blé ?
- "Il y a une grande capacité en Afghanistan à redresser une économie normale. Cette question-là, je ne vous ai pas attendu pour me la poser. Je me la suis posée depuis longtemps. Et je l'ai posée au gouvernement français, à monsieur Chirac, à monsieur Jospin, comme je l'ai posée aux autorités européennes depuis de nombreuses années, pour leur dire qu'il y avait danger, qu'il y avait une catastrophe humanitaire sur place, un foyer de terrorisme et un foyer de drogue. Et ce que je regrette, c'est ce long aveuglement, pendant de longues années, à une époque où la France et l'Europe pensaient qu'il fallait être neutre et ne pas se distinguer entre le régime taliban et ceux qui résistaient. Aujourd'hui, les choses ont changé, on a ouvert les yeux sur ce qui se passait en Afghanistan. Sur le plan militaire, les choses se passent bien : monsieur Ben Laden est traqué, le régime taliban est tombé. Et va s'organiser lundi, à Berlin, une conférence qui permettra de mettre en place un gouvernement, une autorité représentative de l'ensemble de l'Afghanistan. Si nous sommes à leurs côtés, les Afghans n'attendent qu'une seule chose : c'est pouvoir vivre en paix, libres, et dans une démocratie qui, certes, fait référence à des valeurs musulmanes. Mais ce sont des musulmans modérés qui vont donner un formidable exemple au monde."
En effet, la réunion a lieu lundi, à Berlin. Cependant que le chef de la diplomatie britannique, J. Straw, va se rendre, lui, dès demain, à Téhéran puis à Islamabad. On voit beaucoup les Allemands, on entend beaucoup les Anglais. Je trouve que la France est assez discrète...
- "Moi aussi... La France, d'abord, devrait être sur place. Il y a, à Kaboul, des diplomates russes, indiens, iraniens, anglais ; les Américains vont y venir. On ne voit pas la France et c'est dommage parce que, comme le rappelait il y a quelque temps B. Kouchner, la France a toujours eu un rôle dans cette partie du monde. Elle a été présente par ses organisations humanitaires. Et je comprends mal cette absence de la France. Pas plus d'ailleurs que je n'avais très bien compris le plan qu'avait proposé la France pour l'avenir de l'Afghanistan et qui avait tout simplement oublié - petit détail ! - les forces de l'Alliance du Nord, c'est-à-dire ceux qui résistaient depuis toujours au régime taliban, à l'instar de ce plan qui, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, prévoyait un avenir de la France où on oubliait le général de Gaulle, la Résistance ou les FFI. Tout donne le sentiment que la France n'a pas prévu cette victoire."
Le marquage politique pour la course à la présidentielle peut-il expliquer cette discrétion de l'un et de l'autre, du président de la République et du Premier ministre ?
- "Je ne crois pas. Sur ce point, ils ont fait cause commune. La France n'a pas voulu [cette victoire], ne l'a pas prévue. Un ministre des armées, bien informé, disait qu'on n'était pas près d'arriver à Mazar-i-Sharif, et puis si on était à Mazar-i-Sharif, on n'était pas près d'aller à Kaboul, et puis si on était aux portes de Kaboul, on n'était pas près de rentrer dans Kaboul... Vous avez un président de la République à qui, interrogé par la presse étrangère, on vient dire qu'une très mauvaise nouvelle vient d'arriver, que Kaboul est tombée aux mains des forces de l'Alliance du Nord. Et le président de la République de répondre qu'on n'a pas pu les empêcher..."
C'est quand même assez grave. Je posais la question de la politique politicienne, pour essayer de trouver une réponse, et vous me dites que c'est de l'incompétence...
- "Je ne vous ai pas dit cela. Ce n'est pas de l'incompétence..."
Un politique qui ne prévoit pas, c'est qu'il s'est trompé quelque part...
- "On a été longtemps aveugle sur l'Afghanistan. On a chargé l'Alliance du Nord de tous les péchés qui, en réalité, étaient les péchés de notre lâche abandon de l'Afghanistan, quand nous aurions dû l'aider. On n'a pas compris la force d'un peuple libre qui résiste. On a peut-être surestimé les taliban, peut-être pour expliquer notre lâcheté d'hier. Les taliban, ce sont 40.000 personnes sur une population de 17 millions d'habitants. J'ai toujours dit, depuis le début, que l'objectif de guerre était d'éliminer Ben Laden bien sûr, mais aussi de libérer l'Afghanistan, et que les Afghans s'en chargeraient très bien tout seuls, pour peu qu'on les aide un peu. Aujourd'hui, on vole au secours de la victoire et j'ai même parfois qu'on va chercher de voler une part de cette victoire."
Qu'est-ce qui va se passer, lundi, à Berlin ? Est-ce qu'il y a véritablement une chance de trouver un système qui mette en place un gouvernement de coalition ?
- "Oui, bien sûr. J'ai encore été en rapport avec mes amis de l'Alliance du Nord, hier soir. Ils vont à Berlin dans un esprit constructif. Je me souviens de ce que me disait Massoud, dans la vallée du Panchir. Il n'a jamais prétendu représenter l'Afghanistan à lui tout seul. Il a toujours souhaité une solution qui fasse une large place à tout le monde. Cette solution, elle va s'esquisser, je l'espère, à Berlin. Mais après Berlin, il faudra revenir à Kaboul, parce qu'il est normal que l'avenir de l'Afghanistan se décide entre les Afghans eux-mêmes et en Afghanistan, et que l'on cesse un peu les ingérences étrangères, surtout de la part des pays qui ont été si indifférents, si longtemps, aux malheurs du peuple afghan."
Cette réflexion que vous menez, c'est aussi le discours d'un candidat à la présidentielle, sur la place que la France doit tenir dans un conflit et dans un enjeu de cette importance ?
- "Sûrement, c'est une vision d'avenir en même temps. J'ai pesté contre cet aveuglement pendant des années, et je me dis qu'aujourd'hui, si je vois la première dame des Etats-Unis et la femme du Premier ministre britannique s'émouvoir pour le sort des femmes afghanes, enfin, bravo ! Mais, si on est aujourd'hui, au moment où ce problème est en train de se régler - le sort des femmes afghanes - il faudra bien, demain, s'émouvoir pour le sort de ces femmes martyrisées au Nigeria ou au Soudan, ou alors, notre intervention en Afghanistan n'aurait aucun sens. Si l'on se réjouit d'avoir abattu le régime des taliban, il faudra bien regarder les autres régimes qui n'ont rien à envier à ceux des taliban un peu partout dans le monde. Donc, il va falloir remettre un peu de morale, d'éthique dans notre politique étrangère. C'est un message tourné vers l'avenir. Oui, il va falloir changer."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 23 novembre 2001)