Déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur la crise des réfugiés et sur les relations internationales, à Rotterdam le 21 novembre 2016.

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Circonstance : Rencontre avec les étudiants de l'université Érasme, à Rotterdam (Pays-Bas) le 21 novembre 2016

Texte intégral


Le conflit syrien, la guerre en Syrie, l'atrocité de ce qui s'y passe, a conduit un nombre considérable de Syriens à fuir leur pays, à devenir des réfugiés. Ces réfugiés ne sont pas seulement en Europe, il y en a beaucoup qui y sont venus - notamment en Allemagne - mais la majorité d'entre eux sont en Turquie, en Jordanie ou au Liban. En Turquie, j'ai visité un camp de réfugiés. La Turquie accueille 2,5 millions réfugiés. Donc, c'est tout cela qu'il faut prendre en compte. Il faut rappeler que la Turquie est aussi membre de l'OTAN. C'est une situation extrêmement complexe. De notre point de vue, il est important de garder un contact, d'échanger avec la Turquie, de pousser jusqu'au bout cette relation, à condition qu'elle soit franche, qu'elle soit sincère et qu'elle ne se traduise pas par un renoncement à nos principes et à nos valeurs.
Q - What is your answer to the people who chose to turn away from the established parties in favour of nationalistic ones?
R - Vous avez parlé de votre pays, l'Allemagne, qui était jusqu'à présent plutôt épargné par la montée des partis populistes, mais qui malheureusement est touché aussi de la même façon depuis quelques temps.
Il y a toujours plusieurs causes aux motivations des électeurs. Certains ne se sentent pas représentés et ne votent plus. J'ai constaté que, lorsqu'il y a une offre politique qui conteste le système, qui conteste les élites, il y a une envie de certains de revenir dans les bureaux de vote. J'ai remarqué, par exemple, que dans la région de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, qui est une région à l'est de l'Allemagne, il y a eu des élections du gouvernement régional où il y a eu 10 points de plus de participation et beaucoup de ceux qui sont venus voter, et qui n'avaient pas voté depuis des années, ont voté pour le parti AfD, un parti d'extrême droite, populiste, nationaliste.
Les motivations sont - un peu comme en France avec le Front national - liées à la question des migrants. Parfois on vote par peur des migrants alors que l'on n'en a jamais rencontrés, de peur d'en rencontrer un jour. C'est complexe et c'est vrai dans ces régions mais ce n'est pas vrai partout. Et puis, il y a aussi la peur du déclassement, la peur de la globalisation, de la mondialisation des échanges ; la peur de perdre son emploi, des jeunes mal formés ou peu formés qui ne voient pas d'avenir. Il y a donc un mélange, les motivations sont assez confuses et assez mélangées.
Et puis il y a un retour du passé, un retour de l'Histoire dans ce que j'évoquais : le monde incertain. Avec une question : qui nous protège ? Sommes-nous suffisamment protégés ? Sommes-nous protégés par rapport à nos frontières, à notre mode de vie, à nos standards sociaux, à notre modèle culturel ? Donc, il y a des angoisses et des peurs.
Je pense que notre réponse ne peut pas simplement être une réponse morale ou moralisatrice. Certes, il ne faut pas céder sur les valeurs et sur les principes, c'est ce que j'ai dit par rapport à la Turquie, cela doit être vrai aussi dans nos sociétés. Je vais prendre un exemple franco-français pour m'expliquer. Puis, en même temps, il faut traiter le problème à la racine. Dans chacun de nos pays, il faut réfléchir sur les politiques publiques que l'on mène. Ces politiques, par exemple, lorsqu'elles sont trop libérales, ne provoquent-elles pas trop de déclassés, trop de victimes ? A-t-on suffisamment d'équilibre dans ce que l'on fait ? C'est-à-dire à la fois le marché ouvert et, en même temps, des politiques plus inclusives : éducation, formations professionnelles, aide à l'insertion, etc. Je crois qu'il faut vraiment s'interroger. Et chacun de nos pays doit le faire par rapport à son propre gouvernement, par rapport à sa majorité parlementaire.
C'est vrai aussi des politiques européennes qui sont conduites. Par exemple, les politiques uniquement budgétaires ; certes, il faut lutter contre la dette, il faut lutter contre le déficit, je ne vous dirai pas le contraire, nous avons des efforts à faire y compris en France. Mais, en même temps, jusqu'au doit-on aller si cela doit provoquer trop de dégâts humains et trop de dégâts sociaux ? Ces questions doivent se poser. Si on ne se les pose pas, d'autres répondront à notre place et c'est dangereux.
En même temps, il ne faut pas céder sur les valeurs.
Je vais vous prendre un exemple. Nous avons, en France, démantelé la jungle de Calais.7.000 à 8.000 personnes étaient là dans des conditions épouvantables. Le gouvernement a décidé de démanteler ces camps improvisés où les gens vivaient dans des conditions absolument déplorables, soutenus souvent par des bénévoles associatifs, des ONG dont il faut saluer le courage et la disponibilité. Nous avons décidé de démanteler, mais pas simplement pour démanteler en disant «on dégage et on nettoie» mais pour prendre en compte la situation de chacune des personnes qui sont là, en les accueillant dans des centres d'accueil et d'orientation dans différentes régions de France. Ce sont des personnes qui, pour 90% d'entre elles, peuvent prétendre au droit d'asile parce que ce sont des réfugiés d'Irak, d'Érythrée, du Soudan, des régions en guerre. Que s'est-il passé dans les régions où nous avions envisagé d'accueillir ces personnes dans des centres où tout était préparé pour héberger, orienter, étudier les dossiers ? Il y a eu des réactions violentes, des réactions d'hostilité, des réactions de rejet, des menaces, un certain nombre de manifestations. Mais le gouvernement a tenu bon sur la ligne politique. C'est important pour bien comprendre où l'on va chercher les forces positives dans la société. Nous avons dit : ces personnes sont des victimes, elles ont des droits, la France s'est engagée pour le droit d'asile, les accords de Genève, elle doit les respecter. Nous étudierons donc leur situation au cas par cas pour les accueillir correctement. Nous n'avons pas mis 1.000 ou 1.200 personnes en même temps, nous avons mis 20, 30 à 50 personnes dans des endroits où elles seraient accueillies correctement. Que s'est-il passé ? Il y a eu une réaction positive des Français qui, malgré les manifestations, malgré les protestations, sont venus accueillir ces personnes qui arrivaient. Bien sûr, il y a eu les associations mais pas seulement, il y a des citoyens qui sont fiers d'apporter leur aide, fiers que la France respecte ses engagements. Les choses ne se font pas dans n'importe quelles conditions, il faut organiser les choses, on évite qu'il y ait des malentendus et des peurs, mais on est dignes de nos valeurs et de ce que nous sommes. Je crois qu'il faut tenir bon, il faut régler les problèmes sans renoncer aux valeurs fondatrices de notre République, la France, mais aussi celles qui ont été à l'origine de la construction de l'Europe.
Q - How can the new generation hope to keep the EU alive while recognising the reforms that are required?
R Je crois que ces doutes et ces peurs plaident en faveur d'un monde régulé, un monde multilatéral et organisé, et pas le chacun pour soi. Je le redis, attention au repli national, face aux difficultés c'est la tentation la plus simple : quand les choses ne fonctionnent pas, on revient aux nations seules ; pour les États-Unis, c'est l'isolationnisme - une vieille conception politique qui revient à l'ordre du jour. Tout cela part d'un problème qu'il ne faut pas nier. Il y a eu un tournant très important - ou plutôt le paroxysme - c'est la crise de 2008 qui a révélé cette insuffisance de régulation. Je pense que l'économie mondiale, les échanges mondiaux, sont nécessaires et ont également apporté des bénéfices, si l'on veut que ces bénéfices se poursuivent au service du plus grand nombre, il faut davantage de régulation.
Des progrès sont faits : l'accord de Paris sur le climat est un accord multilatéral exceptionnel. La question est de savoir si on va le respecter, si on va le mettre en oeuvre, ou si on va revenir en arrière. Vous savez que c'était un débat aux élections américaines et c'est un point d'interrogation. Voilà un exemple concret : face à un désordre, face à des menaces, on tente de trouver ensemble des solutions. C'est très important.
C'est la même chose pour régler les risques majeurs : la menace de l'arme nucléaire en Iran a été réglée - en tout cas je souhaite qu'elle le soit durablement et que cet accord ne soit pas remis en cause - par une négociation qui fut longue et lente mais qui a permis de parvenir à un résultat et à une solution. Notre monde appelle à davantage de régulation. La lutte contre les paradis fiscaux, la lutte contre la fraude fiscale : on a fait des progrès en Europe, on a fait des progrès à l'échelle mondiale, avec le G20 par exemple. Il y en a encore d'autres à faire, mais si nous ne prenons pas cela en compte, il n'y aura pas de freins face à la montée du populisme et du nationalisme car il y a une attente de quelque chose de neuf, de quelque chose qui protège, qui soit juste et qui nous aide à comprendre le monde qui vient avec plus de confiance.
Regardez la campagne aux élections américaines : on a vu la confrontation entre Hillary Clinton et Donald Trump, mais il ne faut pas oublier qu'il y a eu des primaires dans chaque camp. Pour le camp républicain, c'est Trump qui l'a emporté, mais dans le camp démocrate, jusqu'au bout, il y a eu une bataille très intense : Bernie Sanders, un inconnu mais quelqu'un de très respectable, a fait une campagne remarquable, il a pointé du doigt les difficultés de la société américaine et les injustices.
Je prends un exemple qui peut vous concerner, j'ai eu l'occasion d'en discuter avec des étudiants américains à plusieurs reprises. J'ai demandé à l'un d'entre eux quel était le choix de ses études, il m'a répondu qu'il aimerait faire des études littéraires ou sociologiques puis m'a indiqué ensuite qu'il n'a pas choisi ces options car il n'est pas totalement certain d'avoir du travail par la suite. Il a ajouté avoir choisi une filière plus technologique, parce qu'il est sûr de trouver du travail afin de pouvoir rembourser son emprunt pour payer ses études et pour lequel il travaillera toute sa vie. Dans sa campagne lors des primaires, M. Sanders a pointé cela car c'est une inégalité. En Europe, nous sommes loin de cela, mais faisons attention. Le choc de 2008 a révélé des fractures dans nos sociétés et a montré que la finance pour la finance, ce n'était pas l'avenir de l'humanité. Il faut donc instaurer des règles du jeu et de la régulation. S'il y a quelque chose à améliorer en Europe notamment, nous le pouvons, mais pas en détruisant l'Europe, car l'Europe, c'est exactement le contraire d'un monde sans règles. L'Union européenne, ce sont des règles communes. Elles peuvent être insuffisantes ou pas toujours assez offensives, elles ne portent peut-être pas assez sur les priorités comme la croissance ou la formation de la jeunesse, mais ne détruisons pas ce qui est déjà un ensemble organisé et régulé dans un monde qui demande davantage d'organisation et de régulation. C'est vers cela qu'il faut aller.
Le populisme et le nationalisme ne proposent pas de solutions à l'échelle mondiale. Et il ne faut surtout pas oublier que nous vivons à l'échelle mondiale, avec des échanges mondiaux. Le populisme et le nationalisme proposent des solutions nationales qui ne correspondent plus au monde tel qu'il est aujourd'hui et, comme ils jouent sur un malaise, alors ils peuvent triompher. C'est bien le danger pour les démocraties.
C'est ensemble - les hommes politiques bien sûr, les formations politiques, mais aussi les citoyens - que nous devons tenter d'y voir clair. Il faut bien comprendre ce qui se passe dans ce monde compliqué et incertain dans lequel nous vivons en apportant des réponses d'espoir et d'avenir. Nous ne devons pas faire de condescendance ni de jugements de valeurs quand tel ou tel serait tenté par un vote populiste. Essayons de comprendre les raisons qui les poussent, ils ne sont pas tous xénophobes ou racistes - il y en a - mais il faut combattre la xénophobie et le racisme, tout ce qui va faire reculer les droits, l'égalité entre les femmes et les hommes ou le respect de l'identité sexuelle. On sait que tout cela est à l'oeuvre dans ces mouvements, mais ce n'est pas ce que pense la majorité. Parfois la majorité peut souffrir et elle peut être tentée d'aller dans cette direction. C'est à nous, les politiques, mais aussi les citoyens, de se demander quelle société nous voulons, quel idéal nous souhaitons et quelles valeurs nous défendons, c'est à nous de nous donner les moyens d'y répondre et d'apporter espoir, confiance et dignité.
C'est la raison pour laquelle il est important de discuter. J'ai été très heureux de vous rencontrer, je vous souhaite bonne chance dans vos études et j'espère aussi que vous vous engagerez comme citoyens et citoyennes parce que nous avons vraiment besoin de vous.
Merci.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 novembre 2016