Déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur la construction européenne, sur la politique étrangère des Etats-Unis et sur les conflits syrien et ukrainien, à Paris le 28 janvier 2017.

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Circonstance : Entretien avec M. Sigmar Gabriel, ministre allemand des affaires étrangères, suivi d’un point de presse, à Paris le 28 janvier 2017

Texte intégral


* Allemagne - Union européenne
Madame, Monsieur,
C'est un grand plaisir pour moi d'accueillir de ce matin le ministre des affaires étrangères de la république fédérale d'Allemagne, M. Sigmar Gabriel, c'est sa première visite aujourd'hui à moins de 24 heures de son entrée en fonction après avoir prêté serment devant le Bundestag et avoir été nommé par le président de la république fédérale d'Allemagne comme ministre des affaires étrangères. Jeudi dernier j'ai reçu ici au ministère des affaires étrangères M. Frank-Walter Steinmeier qui nous a fait l'immense amitié de passer la soirée à Paris pour nous dire «au revoir» comme ministre des affaires étrangères mais que nous reverrons, j'en suis sûr, dans d'autres fonctions éminentes.
À cette occasion, nous nous sommes rappelés, jeudi, les nombreux chantiers, les nombreux déplacements, les nombreuses réunions et les propositions que nous avons élaborées ensemble au cours des derniers mois en tant que représentant de la France et de l'Allemagne. Je sais, mon cher Sigmar, que nous allons poursuivre ce travail.
D'abord, nous nous connaissons de longue date, nos chemins politiques se sont régulièrement croisés depuis au moins dix ans. M. Sigmar Gabriel est une personnalité politique majeure de l'Allemagne et de l'Union européenne, une figure essentielle de la social-démocratie européenne. J'apprécie l'homme ; je connais la force de ses convictions et de son engagement. Aussi, j'ai totale confiance dans ce que nous pouvons faire ensemble pour nos pays, pour l'Europe dans un contexte difficile. Nous avons partagé les mêmes constats : les menaces et les incertitudes sont nombreuses, les populismes exploitent ces inquiétudes et ces angoisses. Partout, une défiance s'installe vis-à-vis du projet européen et la tentation nationaliste qui a provoqué tant de malheurs en Europe fait son retour. Les conflits sont à nos portes, l'absence de perspectives dans un nombre croissant de pays de notre voisinage, les flux migratoires qui en résultent, tout cela constitue un immense défi pour notre continent, peut-être le plus grand depuis des décennies.
Nous partageons les principes et les convictions qui guident notre action. Le premier de ces principes est la conscience de l'importance fondamentale du travail franco-allemand. Fondamental parce que l'histoire nous lie : nous sommes ici dans le salon de l'horloge où Robert Schuman, avec à ses côtés Jean Monnet, avait lancé son appel le 9 mai 1950 tendant la main à l'Allemagne dans un contexte difficile. Nous étions quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale qui fut une immense tragédie. Cette main tendue fut celle de la réconciliation qui permettait à l'Allemagne de retrouver sa place en Europe et dans la communauté internationale. C'est l'étape fondatrice et nous en sommes comptables. C'est donc cette histoire qui nous lie, cette responsabilité qui nous lie parce nous sommes convaincus - et nous l'avons redit dans la réunion que nous venons de tenir - que c'était pour nous une évidence, encore plus vraie que jamais, que lorsque l'Allemagne et la France regardent dans la même direction, alors c'est l'Europe toute entière qui avance.
Ce travail bien sûr, nous ne devons pas le faire seuls, nous devons le faire en lien étroit avec chacun de nos partenaires. Ce matin nous avons décidé de le poursuivre et de le renforcer. La situation de l'Europe l'exige, les liens déjà étroits qui existent dans nos équipes vont être renforcés. Dès lundi matin, des contacts vont être pris pour, à chaque fois que cela est nécessaire, construire des positions communes sur les questions de court terme mais aussi sur les questions de moyen terme.
La deuxième conviction que nous partageons, c'est celle de la nécessité de l'Europe pour l'avenir de chacune de nos nations. Nous pensons que les réponses aux crises et aux doutes qui traversent le continent doivent être européennes. Les réponses sont centrées sur quelques priorités :
- la sécurité et la maîtrise de nos frontières extérieures,
- la prospérité économique et l'investissement dans la croissance de demain, c'est-à-dire réussir efficacement en créant aussi des emplois et de la valeur pour réussir la transition énergétique mais aussi aborder de front, avec efficacité, la transition numérique et,
- redonner à la jeunesse l'espoir que l'Europe est vraiment son avenir et son destin à travers des mesures concrètes, des mesures claires, des mesures ambitieuses. Nous avons la responsabilité de préserver un modèle européen, un modèle qui nous est propre et qui est lié à notre histoire, à notre culture, à notre civilisation. Cela inclus une capacité de peser sur la scène mondiale et en particulier dans le domaine des échanges internationaux et commerciaux pour que la globalisation, la mondialisation soit juste et équitable et non pas une peur.
Ces réponses sont guidées par une exigence d'unité et de solidarité entre européens aussi. Nous allons, le 25 mars prochain à Rome, célébrer le 60ème anniversaire du traité de Rome. Cela doit nous permettre de rappeler ce qui a été réalisé : la paix, les libertés, la démocratie, la primauté du droit mais aussi le progrès, le plus haut niveau au monde en matière de standards économiques, sociaux, environnementaux et culturels. Mais, dans le même temps, il faut nous projeter dans l'avenir et non pas seulement commémorer ce qui serait évidemment insuffisant. Il faut marquer notre volonté et notre ambition d'être des européens de l'avenir. C'est notre responsabilité car nous avons la conviction qu'une Europe forte est dans l'intérêt de tous les européens mais aussi dans l'intérêt du monde et, disons-le franchement, aussi dans l'intérêt des États-Unis eux-mêmes.
Nous partageons également la même détermination à agir pour répondre aux crises. Certaines portent en elles des menaces qui pèsent directement sur notre continent. Je pense à notre action dans le cadre de la coalition contre Daech et aux efforts à poursuivre pour parvenir à une transition politique crédible en Syrie. Nous avons aussi évoqué les efforts partagés dans le cadre du format Normandie pour mettre en oeuvre concrètement et le plus rapidement possible - parce que c'est une nécessité pour obtenir des solutions durables - les accords de Minsk. Cela passe par un dialogue fructueux, constructif qui est à la fois ferme et ouvert avec la Russie en évitant toute logique de guerre froide qui ne pourrait que nous faire revenir en arrière. Clarté, conviction, solidarité et ouverture ; c'est ce que nous voulons continuer à mettre en oeuvre ensemble.
Voilà ce que nous pouvons faire. Nous aurons bien des occasions de nous rencontrer, de travailler ensemble dans les prochains jours, dans les prochaines semaines peut-être aussi de faire des déplacements ensemble pour montrer cette unité franco-allemande mais d'ores et déjà, je me réjouis que M. Sigmar Gabriel soit aujourd'hui à Paris avec nous, avec la France.
[Traduction des mots prononcés par le ministre en allemand] : Nous sommes confrontés aujourd'hui à de nombreux défis, cher Sigmar. C'est pourquoi je tiens aujourd'hui à vous assurer que l'action diplomatique de nos deux pays ne connaitra pas de répit. Nous ne pouvons pas nous le permettre. Je me réjouis, cher Sigmar, que tu sois à Paris ce matin et je te dis un très grand merci.
À mon tour de vous répondre. Nous appartenons tous les deux à la même famille politique, il n'y a pas à avoir de complexes et toute contribution au débat public qui éclaire les citoyens est utile pour aujourd'hui et pour demain. C'est d'autant plus nécessaire que nous voyons monter les doutes, les partis nationalistes qui reviennent sans solution mais qui exploitent les peurs. Nous avons une responsabilité dans nos fonctions de ministre des affaires étrangères, Sigmar et moi qui est celle de contribuer à apporter des réponses
Je crois que nous devons aussi travailler jusqu'à la fin de chacun de nos mandats pour montrer à nos concitoyens que face aux défis et aux risques, la France et l'Allemagne sont convaincues que pour gérer la sortie du Royaume-Uni de l'Union Européenne nous devons être de plus en plus étroitement associées et travailler ensemble. Il nous faut être plus unis que jamais face aux incertitudes et aux questions posées par la nouvelle administration américaine, ou par les autres incertitudes du monde dans lequel nous vivons.
Cela sera aussi notre contribution à créer les conditions qui donnent de la sécurité pour l'avenir de l'Europe. Et je pense que nous devons le faire tous les deux. Nous avons la liberté de parole, mais nous avons aussi la responsabilité de l'exercice du pouvoir.
(...).
* Allemagne - Union européenne - États-Unis
(...)
Q - Bonjour, une question pour les deux ministres. Deux questions, en fait. La première question : quelle est votre réaction aux mesures prises par le président Trump pour restreindre l'immigration des immigrés et des réfugiés aux États-Unis ?
R - Alors d'abord, concernant les réfugiés. Nous, nous sommes confrontés, et l'Allemagne encore plus, aux conséquences des guerres. Le plus grand nombre des réfugiés vient de Syrie ; la moitié de la population est déplacée ou réfugiée dans les pays voisins et aussi en Europe. Et nous avons des engagements internationaux que nous avons signés. Aussi, l'accueil des réfugiés qui fuient la guerre, qui fuient l'oppression, cela fait partie de nos devoirs. Nous devons nous organiser pour faire en sorte que cela se passe de façon équitable, juste et solidaire. C'est pourquoi la concertation et la solidarité européennes doivent continuer à jouer pleinement et chaque nation doit y prendre sa part afin que nos sociétés ne soient pas déstabilisées, mais qu'elles tiennent en même temps nos engagements et qu'elles soient fidèles à nos valeurs.
Vous me posez une question sur une décision récente, elle ne peut que nous inquiéter. Mais il y a beaucoup d'autres sujets qui nous inquiètent. C'est la raison pour laquelle nous avons aussi échangé, Sigmar et moi, sur ce que nous allons faire. Lorsque notre collègue américain, Rex Tillerson, sera officiellement nommé, l'un comme l'autre nous prendrons contact avec lui. Moi j'ai déjà envisagé un rendez-vous téléphonique pour, ensuite, l'inviter à Paris afin de discuter point par point et d'avoir une relation claire sans invectives. Ce sera une relation avec de la clarté, de la cohérence et si nécessaire de la fermeté, pour défendre nos convictions, nos valeurs, notre vision du monde et nos intérêts, parce que nous avons aussi des intérêts à défendre, Français, Allemands, Européens. C'est tout ce que nous avons à faire maintenant.
(...).
* Allemagne - Syrie
(...)
Q - Et deuxième question, suite aux négociations qui se sont tenues à Astana, est-ce que vous sentez que les Russes veulent remplacer le processus à Genève avec le processus à Astana ? Merci.
R - Ensuite, sur la Syrie. Astana c'est une étape. Nous devons donner toutes ses chances à la paix, même si c'est par la porte étroite qu'il faut passer. Et Astana c'est une petite lueur, mais nous avons voulu lui donner sa chance. Et, on le voit, c'est difficile de réunir toute l'opposition : à Astana ce n'était pas complètement le cas. Mais il y a eu cette initiative conjointe de la Russie, de la Turquie et de l'Iran, qui a abouti à une déclaration pour un cessez-le-feu, les trois signataires de cette déclaration s'engageant à mettre en oeuvre les conditions de ce cessez-le-feu. Hier soir j'ai eu un entretien avec le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, qui m'a redit, comme me l'avait aussi dit Staffan de Mistura, que les Nations unies étaient prêtes, avec leur expérience et leur capacité, à contribuer aussi à ce mécanisme de contrôle pour un cessez-le-feu effectif. Ce n'est pas encore le cas, mais c'est la condition pour la suite.
Et la suite, c'est de rester dans le cadre des Nations unies et de retourner le plus vite possible à Genève. La date du 8 février était envisagée, mais les conditions ne sont apparemment pas encore réunies. Il faudra que tout le monde soit autour de la table : régime et toute l'opposition pour que s'engage une vraie négociation pour une transition politique dans le cadre de la déclaration de Genève de 2012 et de la résolution 2254 du conseil de sécurité qui fixent les conditions de la transition. Il n'y a pas d'autre voie pour l'avenir que la voie de la négociation et la voie politique.
Par ailleurs, et ce n'est pas contradictoire, nous avons aussi à continuer à nous mobiliser pour lutter contre Daech, qui reste très fortement présent en Syrie, et pas seulement à Raqqa qui sera aussi un objectif. Voilà ce qui nous motive de façon claire. Et nous serons vigilants pour faire le maximum pour que les négociations à Genève, dans le cadre de l'ONU, reprennent le plus vite possible.
(...).
Allemagne - Russie - Ukraine
(...)
Q - (...) Question en allemand sur l'Ukraine.
R - Vous m'avez demandé aussi mon point de vue sur cette question. Pour nous c'est très clair, il y a eu une guerre - il ne faut pas l'oublier - lorsque la Russie a voulu s'emparer d'une partie de l'Ukraine. Il y a eu un conflit, qui a été arrêté, même s'il y a encore des atteintes au cessez-le-feu, avec des morts encore. Mais il y a eu 10.000 morts dans cette guerre, il ne faut pas l'oublier. Pour nous qui sommes attachés à la paix, et nous l'avons rappelé ici, nous sommes aussi attachés à l'inviolabilité des frontières, et en particulier les frontières qui sont issues de la Seconde Guerre mondiale. Et pour la première fois dans l'histoire européenne, il y a eu une atteinte à ce principe, à cette règle de base pour garantir une paix durable. Comme il y a des sanctions, on pense que c'est une punition, mais il faut rappeler les raisons pour lesquelles il y a des sanctions, sinon elles n'existeraient pas. Les sanctions ne sont pas un but en soi. Et la levée des sanctions est liée à ce qui a été négocié et qui est positif. Des négociations ont eu lieu - l'Allemagne et la France y jouent un rôle essentiel - pour arriver aux accords de Minsk et pour mettre fin à cette guerre, même si, je l'ai dit, il y a encore des atteintes au cessez-le-feu.
Ce qui compte maintenant, c'est la mise en oeuvre des accords de Minsk. Et Français et Allemands n'ont pas ménagé leur peine pour ça. Et nous sommes prêts, Sigmar et moi, à faire tout ce qu'il faut pour y participer encore davantage, et pour que des deux côtés - côté russe avec les séparatistes et côté ukrainien - le nécessaire soit fait. Nous attendons, notamment que des réformes soient faites de la part du gouvernement ukrainien. Nous parlons sans cesse avec les uns et avec les autres. Notre but c'est la paix, la sécurité mais aussi le respect du droit. C'est ce qui nous a permis de nous retrouver là, et nous serons toujours disponibles pour continuer ensemble. Merci.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2017