Entretien de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec TV5 Monde le 19 février 2017, sur les enfants dans les conflits armés, les relations euro-américaines, la situation en Syrie, la crise ukrainienne et sur la question israélo-palestinienne.

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  • Jean-Marc Ayrault - Ministre des affaires étrangères et du développement international

Média : TV5

Texte intégral

* Nations unies - Conférence internationale «Protégeons les enfants de la guerre» - UNICEF
Q - Sur l'agenda, un élément qui intéresse naturellement le monde entier, c'est la situation des enfants, 250 millions d'enfants qui vivent en zone de guerre. Vous prenez l'initiative pour tenter de les protéger de leur venir en aide, 250 millions, c'est tout à fait dramatique !
R - C'est considérable. C'est souvent ce que l'on appelle les enfants soldats qui ne sont même pas des adolescents et que l'on voit sur les photos qui sont terribles. La France a déjà pris il y a dix ans une initiative pour établir ce qu'on appelait les principes et les engagements de Paris concernant la protection des enfants dans les conflits qui avait été établie avec l'UNICEF, 105 pays qui ont endossé ces engagements de protection des enfants. Dix ans après, avec l'UNICEF, nous allons faire un point complet sur la situation et ce qui peut être fait davantage. Le président Hollande fera un discours et il y aura beaucoup de participants pour que cette grande cause de l'enfance ne soit pas oubliée. Il y aura des témoignages d'enfants soldats ou d'anciens enfants soldats qui viendront raconter la tragédie de ce qu'ils ont vécu pour que cette grande question reste à l'agenda international. (...).
* Union européenne - États-Unis
(...)
Q - Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères, vous avez rencontré votre homologue Rex Tillerson, le secrétaire d'État. Est-ce qu'aujourd'hui vous, vous voyez plus clair sur la diplomatie américaine un mois après l'installation du 45ème président ?
R - Un début de clarification mais pas de clarification complète. Je comprends qu'une nouvelle administration doive prendre un peu de temps pour se mettre en place, organiser ses équipes. Simplement il n'y a pas de temps à perdre parce que la situation exige des décisions...
Q - D'urgence...
R - Absolument, vous avez tout à fait raison. L'impression que j'ai en particulier dans l'organisation des équipes à Washington, c'est que c'est assez fluctuant et ce n'est pas rassurant. Alors il y a eu plusieurs rencontres, vous l'avez évoqué. Il y a eu le G20 à Bonn et puis beaucoup de rencontres bilatérales, notamment avec Rex Tillerson. Et puis à Munich, c'était la conférence annuelle sur la sécurité - le Davos de la sécurité - où il y avait effectivement beaucoup de monde. Alors avec Rex Tillerson, j'ai posé beaucoup de questions. J'ai évoqué la situation en Ukraine et là, j'ai eu une clarification qui part dans la bonne direction. Il a admis qu'il y avait eu des sanctions à l'égard de la Russie parce que celle-ci a dérogé au droit international, en tentant d'annexer une partie de la Crimée et une partie...
Q - L'Ukraine, la Crimée...
R - Absolument. Je crois que sur ce point, il a admis que les sanctions avaient un sens et a reconnu que le travail qui est fait avec l'Allemagne...
Q - Donald Trump était plutôt contre les sanctions.
R - Oui mais j'ai expliqué qu'annuler unilatéralement les sanctions sans contrepartie - la mise en oeuvre des accords de Minsk qui ont été négociés avec la France et l'Allemagne, et qui sont suivis par la France et l'Allemagne dans le Format Normandie où on joue notre rôle de médiateur - n'auraient pas de sens. Nous avons d'ailleurs tenu une réunion hier à Munich en Format Normandie.
Ensuite, il y a eu une autre clarification puisque nous avons avec mon collègue Sigmar Gabriel, le nouveau ministre des affaires étrangères allemand, coprésidé une réunion des pays affinitaires, c'est-à-dire des pays qui ont la même approche de la transition politique en Syrie et de la lutte contre Daech. Et Rex Tillerson a participé et il a effectivement indiqué que pour lui, il ne pouvait pas y avoir de lutte efficace contre Daech si, dans le même temps, il n'y a pas une transition politique en Syrie. Et je pense que ça c'est une première étape...
(...)
Q - Vous évoquiez à propos de Donald Trump l'art du deal, qui est d'ailleurs le livre qu'il écrit. Est-ce que vous craignez là-dessus justement que Trump d'une certaine façon aille dans ce sens d'un ordre où tout se négocie...
R - La gestion du monde et des grandes questions qui se posent à l'humanité, ce n'est pas simplement un projet de construction de tours où on négocie le prix du terrain et les conditions de la hauteur de la tour. C'est plus grave et plus sérieux que ça. Cela ne peut pas se traiter par des deals et cela ne peut se traiter que sur la base du droit international. Ce droit international est basé sur des valeurs qui a permis à l'humanité de faire des progrès.
Qu'est-ce que c'est que l'accord de Paris ? L'accord de Paris, c'est une négociation internationale dans le cadre du droit international. C'est un traité qui permet de faire face à l'énorme défi du réchauffement climatique et de la transition énergétique et qui a été ratifié en moins d'un an. Cela veut dire que le droit international fait faire des progrès. C'est la même chose pour l'accord iranien sur le nucléaire. Le droit international, c'est la négociation, c'est la diplomatie et c'est la bonne méthode.
Q - Monsieur le Ministre, nous venons de parler de la Syrie, de l'Ukraine, de la Russie. Il y a un autre thème dans l'actualité après l'arrivée de Donald Trump, c'est une vision d'une Europe qui serait en train de se déliter, une sorte de Brexit qui allait contaminer comme ça peu à peu les différents pays. Avez-vous le sentiment que la réponse à cette administration américaine - et à votre homologue américain que vous avez rencontré ? redoutez-vous que ce désenchantement puisse en effet se traduire par des sorties de pays, par un délitement, un affaiblissement de cette Union européenne ?
R - J'ai lu les interviews de Donald Trump à la presse européenne, où il se félicitait du Brexit qu'il avait lui-même prévu et en se demandant quel serait le prochain.
Ce n'était pas très amical à l'égard de l'Union européenne. D'ailleurs j'ai noté une chose dans le discours de Mike Pence, le vice-président américain, il a parlé d'Europe mais il n'a jamais cité une fois l'Union européenne. L'Union européenne, c'est une construction politique, à 28 aujourd'hui mais à 27 demain puisque les Britanniques ont décidé de partir et les négociations vont bientôt commencer dans le cadre de l'article 50.
Mais l'Union européenne, cette construction politique originale qui s'est faite après la Seconde Guerre mondiale, qui a commencé cinq ans à peine après la fin de la Seconde Guerre mondiale. C'est un bien précieux pour les Européens, pour chacune de nos nations, mais c'est encore plus vrai aujourd'hui. Cette situation du Brexit et des déclarations inamicales du président américain devrait avoir pour effet de stimuler les Européens et de les convaincre encore davantage que leur intérêt, l'intérêt de chacune des nations qui compose cette Union, c'est de rester ensemble et d'être encore plus fort ensemble. Si...
Q - Est-ce qu'il n'y a pas un aspect théorique, même quand Angela Merkel parle de multiculturalisme. Est-ce qu'on n'est pas en train de mettre des concepts en avant qui en fait ne se traduisent pas dans les faits...
R - Pourquoi vous parlez de multiculturalisme ? Ce n'est pas le sujet de l'Europe, ce n'est pas le sujet de l'Union européenne. L'Union européenne ce sont des Nations qui ont des capacités qui, face au monde de plus en plus globalisé, ont besoin d'être ensemble pour être plus fortes et défendre les intérêts de leurs concitoyens.
Mais je ne suis pas ignorant de la réalité. ! Il y a à la fois un désenchantement, parce que pendant longtemps l'Europe a eu du mal à prendre des décisions et à les mettre en oeuvre. On a vu qu'avec la crise des réfugiés et avec un certain nombre de risques nouveaux - dont la menace terroriste - l'Europe avait été beaucoup plus rapide, non seulement dans ses décisions, mais dans leur mise en oeuvre.
On le voit dans la lutte contre le terrorisme, c'est évident, et c'est un résultat positif. Il faut que cela puisse devenir durable. Mais en même temps, vous avez noté qu'à Bratislava et puis aussi à Malte - et je pense que ce sera encore le cas le 25 mars à Rome à l'occasion du 60e anniversaire du Traité de Rome - les Européens ont réaffirmé leur engagement à continuer ensemble, pour le bien de chacun de leurs Nations.
Q -Simplement, je parlais du multilatéralisme, où est-ce qu'on le rencontrait ? Pour l'instant, nous avons de plus en plus affaire à des relations bilatérales, c'est ce que prônent les Russes, les Américains.
R - Nous avons une nécessité d'un ordre mondial. Il ne faut pas oublier que la crise de 2007-2008, est née d'un système financier qui était devenu fou - la crise des subprimes. Crise qui est partie des États-Unis et qui s'est étendue au monde entier. Elle a touché l'Europe lui a fait subir une crise économique dont nous sommes à peine sortis. Crise qui a frappé au coeur une grande partie des salariés, des hommes et des femmes du monde du travail, en particulier les classes moyennes, qui crée une vraie frustration et souvent de la colère. Mais la réponse à cela, ce n'est pas le retour au nationalisme, ce n'est pas le retour au chacun pour soi. Au contraire, il faut renforcer les règles de régulation mondiale.
Et je parlais du G20, et que s'est-il notamment lors du dernier G20 présidé par la Chine ? On a parlé de lutte contre les paradis fiscaux, contre la fraude fiscale, on a rappelé aussi la nécessité de règles plus précises pour des échanges internationaux plus équitables ; c'est-à-dire, nous progressons !
Il y a eu aussi l'Accord de Paris sur le climat. C'est un accord multilatéral et non pas chacun pour soi. Maintenant, la question est de savoir si cela va durer, ou si l'on va revenir en arrière ? Moi je crois que dans l'intérêt des peuples, de chacune de nos Nations, revenir en arrière serait une catastrophe pour les classes les plus fragilisées.
Aujourd'hui, la question réside dans l'avenir de l'Union européenne. Que fait-on de cette construction originale, qui a permis la prospérité, la paix et la sécurité, mais qui est aujourd'hui en danger ?
Q - Elle est en danger...
R - Oui, elle est en danger. Mais s'en sert-on à la fois pour mieux défendre les intérêts des Européens, et comme une réponse aux défis mondiaux au moment où de nouvelles puissances sont en train de s'installer à l'échelle mondiale. La Russie a une nouvelle stratégie et les États-Unis veulent revenir sur la défense de leurs intérêts d'abord. Je crois que l'Europe peut servir justement de référence et de réponses à ces questions qui se posent à l'échelle de la planète.
Q - Oui, mais Monsieur le Ministre, après le choc du Brexit on avait dit : il faut arrêter les incantations. Les défis qui se posent notamment à l'Europe, c'est celle d'une politique étrangère et de sécurité commune, vu les dangers qui entourent l'Europe. Est-ce qu'aujourd'hui, concrètement, vous pensez que l'Europe a avancé là-dessus ? Et sinon, que peut-on faire pour arriver... ?
R - L'Union européenne a avancé. Le conseil européen de défense a adopté une stratégie en matière de défense qui est venue d'initiatives franco-allemandes, aussi bien au niveau des ministres des affaires étrangères que de la défense. Nous avons mis sur la table toute une série de propositions : autonomie stratégique de l'Union européenne, capacité de projection, capacité de management, et un fonds de financement d'une industrie de défense et de recherche. Maintenant il s'agit de le mettre en oeuvre. Mais cela a été adopté. Cela ne vient pas à la place de l'OTAN mais en complément de l'OTAN, pour garantir la sécurité des Européens. C'est un engagement très concret, très politique et très stratégique. Cela veut dire que le monde tel qu'il est, s'il reste inorganisé et s'il conduit au retour du chacun-pour-soi, nous conduit à la catastrophe. L'Europe, justement, peut-être la référence pour apporter une vraie réponse multilatérale. Et c'est la raison pour laquelle d'ailleurs Français et Allemands nous parlons le même langage. Vous avez montré l'intervention de Mme Merkel à Munich hier, nous disons la même chose.
Q - Vous avez l'impression par exemple, quand on pense à l'action de la France en Afrique, sur le terrain africain, la France est très seule encore.
R - Mais elle l'est moins. Lorsque je suis allé avec mon collègue M. Steinmeier - qui est devenu président de la République fédérale d'Allemagne - au Mali et au Niger, nous avons été à Gao, et nous avons vu qu'il y avait à la fois des troupes françaises et des troupes allemandes dans la MINUSMA, l'opération de maintien de la paix des Nations unies. Il n'y en a jamais eu autant. Par exemple aujourd'hui il y a eu du matériel, notamment des hélicoptères qui ont été mis en place, en service au Mali. Il y a quelque chose qui est en train de changer. Et ce qui est en train de changer, c'est une prise de conscience, pas seulement des Français et des Allemands - la France il y a longtemps qu'elle est consciente du défi africain - mais aussi de toute l'Europe qui est en train de changer.
Le G20 qui s'est réuni au niveau des ministres à Bonn, avait à son ordre du jour l'Afrique. L'Afrique est confrontée à la fois au défi de la sécurité et de la menace terroriste, mais aussi au défi du développement. Jamais on n'a autant parlé de l'Afrique au sein de l'Union européenne. Il y a eu une prise de conscience, c'est nouveau. Et l'Union européenne, c'est l'organisation qui finance le plus au monde l'aide au développement. Nous avons là une capacité à aider l'Afrique à construire un avenir, un projet et notamment à aider sa jeunesse, sans uniquement traiter la question africaine sous l'angle migratoire et des problèmes qui en découlent ; mais de la voir aussi comme une perspective et une chance pour l'avenir de l'humanité.
(...)
Moi, je suis ministre des affaires étrangères et je peux vous dire que tous les jours il y a un problème qui se pose, et qu'on demande à la France à la fois son point de vue et son engagement. Je vais prendre un exemple : la lutte contre le terrorisme. Le 20 mars il y aura cette conférence à Washington, je vais y participer, mais d'ici là il y aura sans doute un certain nombre de moments où, entre partenaires, nous aurons des réponses à apporter.
Quand par exemple les Américains nous demandent notre aide pour lutter contre Boko Haram en Afrique, on peut l'apporter parce que nous en avons la capacité. Nous sommes un grand pays, avec une défense nationale qui en a les moyens, et nous sommes souvent les seuls. Vous croyez qu'ils vont mettre tout cela entre parenthèses, si la question se posait, en attendant le résultat des élections ? Non. Jusqu'au bout, nous sommes là, et nous agissons. Moi je m'en rends compte, d'ailleurs que la situation internationale ne fait pas de pause. (...).
* Syrie - Irak - Turquie
(...)
Q - Bachar al-Assad ?
R - C'est une première étape de clarification. Nous n'avons pas abordé précisément ce point, mais comme nous sommes à quelques jours du début des négociations de Genève, il était important que les pays qui ont une approche similaire - la France, l'Allemagne, l'Italie, le Royaume-Uni, les États-Unis mais aussi les pays arabes et la Turquie - aient un échange. Ca a été une réunion tout à fait utile.
Q - Justement Monsieur le Ministre, qu'est-ce que vous attendez de ce prochain rendez-vous à Genève de la part des Américains, sur le dossier syrien effectivement. Il y a eu des discussions préliminaires à Astana, sous le parrainage des Turcs, des Iraniens et des Russes à Genève. Est-ce que vous vous attendez à ce que les Américains reviennent sur le devant de la scène ?
R - Nous souhaitons que les choses soient claires. J'ai dit un début de clarification sur le dossier syrien, mais il y a encore beaucoup de questions à régler. À Genève d'abord, comment cela va-t-il se passer ? J'ai discuté avec mon collègue russe Sergueï Lavrov et j'ai indiqué que la France avait travaillé pour que la délégation - qui représente l'opposition syrienne - soit la plus inclusive possible, c'est-à-dire qu'elle représente toutes les sensibilités de l'opposition. Avec le Haut conseil pour les négociations, qui a son siège à Riyad et qui est présidé par Riad Hijab, mais aussi les composantes des forces militaires, des groupes militaires qui devront être également représentés. Et puis, il était souhaitable que la plateforme de Moscou et la plateforme du Caire soient aussi représentées. Avec cette délégation large, inclusive, il y a un message qui est adressé, un message constructif, positif de la part de l'opposition.
De l'autre côté, il y aura une délégation du régime de Damas. Quelle sera son attitude ? Quel sera son état d'esprit ? J'ai dit à mes interlocuteurs, à tous ceux que j'ai rencontrés - y compris aux Russes - qu'il fallait faire pression - et je l'ai dit aussi à mon collègue iranien Zarif - sur le régime pour qu'il y ait une vraie négociation. Parce que ce que j'ai retenu de ce qui s'est passé la semaine dernière - l'interview de Bachar al-Assad à des médias français - c'est que le président syrien considère que toute l'opposition est constituée de terroristes. Alors, si d'un côté, vous avez les représentants du régime et de l'autre côté l'opposition avec toutes ses sensibilités qui sont tous des terroristes, comment voulez-vous qu'il y ait des discussions ? Nous attendons que le groupe des pays qui ont la même approche que j'ai évoquée tout à l'heure, ainsi que les Russes mais aussi les Iraniens fassent pression sur le régime pour qu'il y ait une vraie négociation en vue d'une transition politique dans le cadre de la résolution du conseil de sécurité des Nations unies, la résolution 2254.
Q - Alors Monsieur le Ministre, quels moyens de pression avons-nous sur ceux qui peuvent faire pression, à savoir les Russes et les Iraniens, parce qu'aujourd'hui militairement, l'opposition est quand même quasiment hors-jeu. Les Russes et les Iraniens ont la main totalement sur le terrain. Quels moyens de pression avons-nous pour obliger les Russes et les Iraniens à faire pression sur le régime pour qu'il fasse des concessions ?
R - Le moyen de pression pour moi le plus efficace, c'est la clarté de ceux qui sont favorables à une transition politique en Syrie, dans le respect encore une fois d'une décision unanime du conseil de sécurité des Nations unies que je viens de rappeler. Et puis nous sommes - la France et les États-Unis notamment - engagés dans une coalition contre Daech, contre le terrorisme. Et j'ai expliqué à mes interlocuteurs que si nous voulions être efficaces dans cette lutte contre le terrorisme, il ne fallait pas faire l'impasse sur la nécessaire transition politique en Syrie, car cela serait une victoire à la Pyrrhus. On voit bien que plus la lutte est brutale - pas seulement contre Daech et al-Nosra - en Syrie de la part du régime mais aussi des Iraniens et des Russes, plus, en même temps, l'opposition est aussi attaquée et cela conduit à une radicalisation.
Le terrorisme ne sera pas vaincu par la seule voie militaire ; il ne peut l'être que par la voie d'une transition politique. Et j'ai ajouté également dans la discussion avec mes interlocuteurs - et pas seulement américains - qu'il y avait la question de Raqqa. Nous sommes engagés dans la coalition internationale contre Daech en Irak et nous soutenons le gouvernement irakien et l'armée nationale irakienne pour vaincre Daech à Mossoul, qui est son sanctuaire. Nous allons y parvenir même si ce sera long et coûteux, il faut en être conscient. Mais après, il y a un autre objectif qu'il ne faut pas tarder à mettre sur la table, c'est Raqqa, et je l'ai dit aussi aux Américains.
Le 20 mars prochain, il y aura une réunion de la coalition internationale contre Daech à Washington et je m'y rendrai. Je souhaite que, d'ici là, pour la question de Raqqa - de cet autre sanctuaire de Daech qui organise des attentats dans la région et qui organise des attentats partout et notamment en France -, nous nous donnions les moyens de le faire tomber. Et cela veut dire une vraie discussion politique avec les Américains, mais aussi avec les Turcs et avec les autres partenaires de la coalition. Il y a une urgence, on ne peut pas laisser cette situation. La situation en Syrie reste extrêmement chaotique, extrêmement violente, extrêmement dangereuse.
Q - Il y a une partie au conflit aussi dont on n'entend plus trop parler, ce sont les Kurdes qui sont quand même sur le terrain très bien positionnés, justement pas loin de Raqqa non plus. Que devrait-il se passer ? Estimez-vous qu'il soit normal qu'ils soient totalement en marge maintenant des discussions qui se tiennent ?
R - Il ne peut pas y avoir de solution durable sur l'avenir de la Syrie si d'abord il n'y a pas, dans le cadre de la résolution 2254, les conditions d'une transition politique, de la gouvernance, la préparation d'une constitution et puis l'organisation d'élections. C'est, en quelque sorte, la feuille de route sur laquelle on doit travailler. J'ai vérifié avec mon collègue russe qui est d'accord pour faire référence à cela. Après on va voir comment cela se passe. Il est évident - je l'ai dit à tous mes interlocuteurs et aux Turcs notamment - que la future Syrie doit rester unitaire, il ne s'agit pas de laisser faire une partition de la Syrie, ce ne serait pas acceptable.
En même temps, il faut que cette Syrie soit inclusive, que toutes les composantes de la société - pas seulement la minorité chiite alaouite qui dirige le pays avec le régime de Damas, mais aussi les sunnites, les chrétiens et les Kurdes - doivent trouver une place. Et j'ai souhaité que dans les négociations de Genève, les Kurdes puissent aussi trouver une place, sinon il n'y aura pas de paix durable.
Q - À cet égard, les Russes ont proposé - après la réunion d'Astana - aux gens de l'opposition à Moscou un projet de constitution qui est quasiment la Suisse. Ils prévoient, notamment, une décentralisation mais, pour le moment, l'opposition et certains des pays qui la soutiennent - comme les Turcs - ont refusé. Quelle est la position de la France par rapport à ce projet ? Ou est-ce est mettre la charrue avant les boeufs que de faire ce projet de constitution ?
R - Le ministre russe m'a parlé de cette initiative russe. Il a parlé de non-papier dans lequel un projet de constitution est mis sur la table. Il a même ajouté «ce n'est pas à prendre ou à laisser». J'ai répondu «pourquoi pas». Mais c'est l'affaire des gens qui seront autour de la table, c'est-à-dire de l'opposition et des représentants du régime puisque c'est à l'ordre du jour, c'est le deuxième chapitre de la résolution 2254. Il faudra bien parler d'un projet de constitution, avec ou non ce projet russe.
Ce qui compte c'est d'avancer mais nous, nous ne devons pas baisser les bras. Et c'est vrai qu'aujourd'hui, on est loin du compte. Je ne veux pas parler d'optimisme ou de pessimisme, mais il y a encore un cessez-le-feu qui est loin d'être respecté sur le terrain - c'était l'objet des rencontres d'Astana. Maintenant il y a une date qui a été fixée, bien qu'elle ait été reportée à plusieurs reprises, pour qu'il y ait une reprise des pourparlers à Genève...
Q - Y a-t-il le moindre calendrier pour l'instant ? Est-ce qu'il y a un agenda ?
R - L'agenda c'est d'abord la reprise des discussions à Genève le 23 février. Cela va être le test et c'est la semaine prochaine. Est-ce que les gens qui seront face à face accepteront de se parler ou non ? Nous, nous faisons pression en particulier sur ceux qui sont belligérants sur le terrain mais nous ne sommes pas belligérants. Les belligérants c'est bien sûr le régime, avec une armée très faible, et s'il n'y a pas les soutiens russe et iranien, Bachar al-Assad et son armée seraient tombés. C'est sur les Russes et les Iraniens que nous faisons pression et nous avons là-dessus une approche tout à fait commune avec les pays qui se sont réunis vendredi matin à Bonn. (...).
* Ukraine - Russie
(...)
Q - Autre point de tension, ce qui se passe actuellement en Ukraine avec une reprise des tensions, il y a eu la Crimée. Vous avez rencontré votre homologue, vous le disiez, Sergueï Lavrov, quels sont les arguments qu'il vous donne ? Est-ce qu'il accepte de reconnaître une intervention en sous-main de la Russie ou c'est toujours le déni ?
R - Ils ne peuvent pas être dans le déni puisqu'ils sont autour de la table pour mettre en oeuvre les accords de Minsk. Il y a toujours une référence aux accords de Minsk. Ceux qui pensaient que les accords de Minsk étaient morts se sont trompés parce que les deux parties - Ukrainiens et Russes - s'y réfèrent et acceptent ce qu'on appelle le Format Normandie, c'est-à-dire la médiation franco-allemande. Nous avons fait cette réunion -, il y en aura d'autres - mais en même temps, c'est assez démoralisant sur le terrain parce que la situation empire. Nous avons abordé les choses très concrètes avec Sigmar Gabriel, mon collègue allemand.
On voulait des résultats : à savoir un cessez-le-feu et le déplacement et l'abandon des armes lourdes à partir du 20 février. Et il y a eu un accord des Ukrainiens et des Russes. Les Russes parlent à la place des séparatistes, ils sont donc bien impliqués et ils sont bien obligés de reconnaître qu'ils sont venus en appui aux séparatistes ce qui a déclenché les hostilités. Je rappelle que la guerre en Ukraine a fait plus de 10.000 morts en Europe. C'est la première fois qu'après la Seconde guerre mondiale on portait atteinte aux frontières, et l'intangibilité des frontières fait partie de l'ordre international. On avance à petits pas, notamment avec des échanges des prisonniers, mais ce sont des petites avancées.
Y a-t-il une réelle volonté, aussi bien du côté russe qu'ukrainien, d'aller plus vite sur la mise en oeuvre des accords de Minsk ? Parfois j'en doute et c'est pourquoi nous, nous tenons un langage très ferme, aussi bien en direction des Russes que du côté des Ukrainiens.
Q - Y a-t-il aujourd'hui, Monsieur le Ministre, une porosité entre les deux dossiers, le dossier syrien et le dossier ukrainien, c'est-à-dire à partir du moment où les Russes sont à l'initiative sur le dossier syrien, que peut-on leur demander...
R - Je ne crois pas que l'on soit dans un marchandage où on pourrait faire des avancées sur un dossier et puis en faire aussi sur d'autres, une espèce de deal à la Trump, je ne crois pas à cela. Je crois qu'il faut toujours rester sur les principes, et les principes, c'est le droit international. Et là, je m'interroge parce que j'ai écouté aussi le discours de Sergueï Lavrov qui a parlé d'un nouvel ordre international post-occidental.
Q - Post-occidental, qu'est-ce que cela veut dire exactement ce concept ?
R - Je pense que ce n'est pas l'Occident et les valeurs de l'Occident qui sont la cause des difficultés du monde aujourd'hui, c'est plutôt quand on s'en détourne. Et ces valeurs sont-elles occidentales ou universelles ? Je suis surpris qu'un pays comme la Russie tienne ce langage. C'est un pays qui a énormément souffert de la Seconde guerre mondiale, celui qui a subi le plus grand nombre de victimes, de destructions et on a toujours rendu hommage - et à juste titre - au peuple russe et à son courage, à l'Union soviétique qui s'est battue, qui était alliée des États-Unis et des Français et des Anglais, je crois qu'il ne faut jamais oublier cette souffrance terrible. Et à partir de là, il y a un ordre international qui s'est construit sur des valeurs, notamment la Déclaration universelle des droits de l'Homme, est-ce que c'est un texte occidental ? C'est l'héritage de la Déclaration des droits de l'Homme de 1789, c'est vrai...
Q - Et Poutine abandonnerait cet héritage ?
R - Si on abandonne cela, on va vers le retour des nationalismes, on va vers le retour des rapports de force, de règlement au cas par cas des questions alors que le monde est incertain et dangereux et même plus dangereux qu'il y a quelques années, notamment depuis le tournant de la chute de l'Union soviétique et la chute du mur de Berlin. La réunification allemande a été traitée de manière intelligente.
J'ai l'impression qu'il y a un cycle qui est en train de se terminer et qu'un cycle dangereux pourrait commencer qui est celui du retour de l'isolationnisme américain mais aussi des nationalismes, du chacun pour soi, que ce soit pour le règlement des crises, pour le règlement des questions d'échanges économiques et commerciaux ou pour régler par exemple la question du réchauffement climatique. Je crois qu'on ne peut que rappeler la nécessité d'un ordre mondial multilatéral basé sur des valeurs, et, plus la mondialisation avance, plus on a besoin de régulations. Et c'était notamment l'intérêt de cette réunion du G20 qui a eu lieu à Bonn... (...).
* Israël - Territoires palestiniens - États-Unis
(...)
Q - Il y a un dossier qui est réellement dans l'impasse, ce sont les relations israélo-palestiniennes, et justement il y a une sorte de bouleversement maintenant avec l'administration Trump. Quelle va être la position de la France par rapport à ça ? Est-ce qu'il y a encore moyen de faire quelque chose pour en sortir ?
R - Je vous rappelle que nous avons tenu une conférence, le 15 janvier à Paris, où 70 pays étaient représentés avec les Nations unies, l'Union européenne et la Ligue arabe. C'était quelques jours avant la prise de fonction officielle du président Trump aux États-Unis. Cela ne nous a pas empêchés d'agir. Et cela nous a permis de rappeler, de façon forte, que la solution des deux États était la seule perspective pour sortir de ce conflit.
D'une part, la colonisation se poursuit mais elle a fait l'objet d'une condamnation par le conseil de sécurité des Nations unies. Et d'autre part il y a eu la rencontre du Premier ministre Netanyahu avec le président Trump, qui s'est conclue par une très grande ambiguïté, notamment sur la perspective de deux États, comme l'a confirmé Rex Tillerson. Je dois vous dire que je suis inquiet et que nous n'allons cesser de répéter, notamment aux États-Unis - parce qu'ils ont leur place dans la solution des deux États pour contribuer à la négociation entre Palestiniens et Israéliens - qu'effectivement il ne faut pas abandonner cette perspective. J'ai dit à M. Tillerson qui s'ils abandonnaient cette perspective, ils prenaient le risque de créer une énorme frustration et de laisser s'installer le désespoir, ce qui contribue à la propagande de Daech dans cette région. Mon collègue jordanien m'a dit la même chose. Ainsi, toucher par exemple à Jérusalem - en transférant l'ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem - serait une faute très grave et tous les pays de la région sont d'accord. Nous n'avons cessé de mettre en garde les États-Unis, et de leur rappeler que la perspective des deux États c'était à la fois la perspective qui redonnait de l'espoir aux Palestiniens, mais c'était aussi la contribution à la paix et à la sécurité d'Israël, à laquelle nous sommes attachés, comme les Américains.
Q - Et alors quelle est la prochaine étape ? La prochaine initiative, la prochaine étape pour faire avancer... ?
R - La prochaine étape c'est qu'enfin, sur toutes les questions qui se posent - et elles sont nombreuses et j'ai parlé de l'accord nucléaire iranien -, l'administration américaine se mette vraiment en place.
Q - Elle n'y est pas, pour vous ?...
R - Un conseiller à la sécurité qui a été obligé de démissionner, pour les raisons que vous savez, c'est-à-dire ambiguïté par rapport à la Russie. Moi, je respecte le temps qu'il faut pour se mettre en place...
Q - Mais Trump est déjà en campagne, vous avez vu, en Floride, il a tenu un grand meeting de campagne...
R - Il ne faut pas se tromper de moment. Il est libre de dire ce qu'il veut, il assume ses responsabilités en tant qu'homme politique et pour sa politique intérieure. Je ne vais pas m'ingérer dans la politique intérieure américaine. Mais s'agissant des affaires du monde, chaque pays a son rôle à jouer, la France joue le sien, et on aimerait que les Américains puissent le faire aussi sans tarder. (...).
* Cybersécurité
(...)
Q - Vous venez de mentionner le départ de ce conseiller de Donald Trump en raison des ambiguïtés avec la Russie. Quelle est votre réaction par rapport à toutes les allégations qui planent sur ce que les Russes sont capables de faire au niveau piratage informatique, etc. dans les campagnes qui vont se dérouler en Europe, que ce soit aux Pays-Bas, en Allemagne, en France ? Et vous êtes sur une chaîne qui a failli en mourir.
R - Vous savez ce que c'est qu'une cyber-attaque, et ce n'est pas une question théorique. C'est une menace qui existe. Le dernier sommet de l'OTAN à Varsovie, dans ses nouvelles priorités en matière de défense et d'organisation, a mis effectivement la cyber-sécurité comme une des priorités avec des investissements, des capacités.
La France le fait aussi. Nous tiendrons vendredi prochain un conseil de défense consacré essentiellement à cette question de la protection des données. Nous avons des outils pour ça. Quand j'étais Premier ministre nous avions renforcé l'agence nationale qui s'en occupe, sous l'autorité du secrétaire général de la sécurité nationale - l'ANSSI - et qui fait un très bon travail. D'ailleurs, pour la campagne électorale des présidentielles, l'ANSSI est à la disposition des candidats et des partis politiques qui le souhaitent, en termes d'accompagnement et de conseil, sans s'ingérer évidemment dans les affaires intérieures des partis. Mais en même temps il faut qu'on adresse des messages très clairs : nous ne pouvons pas accepter qu'un État, que des organisations financières...
Q - Cet État, c'est la Russie ?
R - Pas forcément la Russie, moi je ne mets pas en cause spécialement tel ou tel État. Mais vous avez subi une cyber-attaque, qui aurait pu vous mettre complètement k-o, pourquoi ? Parce que peut-être vous êtes une télévision en langue française, qui diffuse dans le monde entier. Je crois que vous pouvez être une cible. Donc il faut se protéger et adresser des messages à tous ceux qui pourraient nous menacer que nous ne nous laisserons pas faire.
Il y a des risques. Même chaque personne qui possède un téléphone portable sait qu'il y a des risques. Il vous arrive parfois de recevoir des mails vous demandant de venir au secours d'une personne qui se retrouverait à l'étranger alors qu'en réalité si vous répondez, vous risquez de voir vos données pillées. Cela veut dire que la révolution du numérique offre des perspectives et des possibilités considérables mais en même temps, elle présente aussi des dangers dont il faut se protéger. (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 février 2017