Texte intégral
Q - Pensez-vous que la guerre en Afghanistan connaît un tournant décisif avec cette offensive de l'Alliance du Nord ?
R - C'est en tout cas un tournant important. On a beaucoup parlé ces dernières semaines de "piétinements", de "stratégies qui ne portaient à rien". Et puis on a assisté à la prise très importante de cette ville de Mazar-i-Sharif par les adversaires des Taleban sans que ceux-ci ne livrent combat. Avec, semble-t-il, une progression des opposants aux Taleban qui est assez forte.
Q - La faiblesse de la résistance taleb justifie donc la politique de bombardements américaine ?
R - Je ne dirais pas cela, mais l'inverse, que les bombardements américains ont peut-être affaibli les Taleban. Il faut être extrêmement prudent à ce sujet. On observe effectivement, alors que l'on semblait être dans une très grande immobilité, que les choses bougent, et qu'elles bougent vite.
Q - Et peut-on penser que l'action militaire va cesser plus vite que prévu ?
R - Nous verrons bien. Je crois que les Américains incitent notamment l'Alliance du Nord à ne pas poursuivre son avantage trop avant, notamment sur Kaboul, pour éviter des guerres ethniques. Car cela aussi ce serait un autre revers, avec tout ce que cela peut avoir comme conséquences en chaîne, y compris sur le Pakistan. Je crois donc qu'il faut continuer à maîtriser cette avancée.
Q - Vu ce qu'il a déjà montré, vous croyez aux menaces nucléaires de Ben Laden ?
R - Honnêtement, je n'y crois pas. J'ai plutôt interprété cela, personnellement, comme un signe de faiblesse. "Si vous m'attaquez je vous ré-attaquerai", c'est un peu une communication négative, contrairement à celle dont il a l'habitude.
Q - Est-ce que vous ne vous moquez pas un peu de nous quand vous titrez votre dernier livre "l'Europe une puissance dans la mondialisation ?", alors que l'Europe est justement totalement absente de ce conflit afghan ?
R - Ce n'est pas du tout mon sentiment. Je crois que l'Europe, dans cette crise, a réagi avec beaucoup de cohérence. Pour une fois, les Européens disent tous la même chose ; ils disent qu'ils sont solidaires des Américains, car c'est la démocratie qui a été frappée. Ils disent aussi que l'on doit réagir et être présent dans ce conflit. Et nous y sommes, avec les Anglais, avec les Allemands, avec des différences de degrés, avec des différences de style....
Q - Mais pas l'Europe, les Nations ?
R - Vous avez raison. Ce qu'il s'agit de faire maintenant, et c'est pour cela que le titre de mon livre est au moins autant un appel qu'un constat, c'est de faire en sorte que ce soit l'Europe qui agisse, et pas seulement les Européens. Mais nous n'avons pas, aujourd'hui, les instruments d'une réelle politique européenne de défense et d'une réelle politique étrangère. Ne serait-ce que pour dire qu'il faudrait une personne qui incarne d'avantage cette Europe....
Q - C'est M. Solana?
R - M. Solana fait un travail absolument remarquable. On sous-estime considérablement sa présence et son importance. Mais en même temps, M. Solana est le plus haut fonctionnaire de l'Union européenne. C'est le "secrétaire général du Conseil". A un moment donné, il faudra passer à la vitesse supérieure. Je souhaite que puisse se constituer une légitimité européenne. Cela, c'est la réforme des institutions européennes. Vous savez que l'on parle beaucoup d'un gouvernement européen, d'un Président européen. La question de savoir ce que l'on met au niveau européen et au niveau national se posera. Et moi, je suis pour que l'on "européanise" - excusez ce barbarisme - les politiques, notamment en France.
Q - Le chef de l'Europe depuis deux mois, par défaut, c'est Tony Blair?
R - Pas du tout! N'exagérons pas : j'ai toujours considéré la Grande-Bretagne, que l'on a souvent mise à la lisière de l'Union européenne, comme une nation qui avait son avenir dans l'Europe, qui voulait exercer un leadership en Europe. Mais n'exagérons pas, la Grande-Bretagne n'est pas encore le premier pays européen aujourd'hui.
Q - A l'heure où la Chine est entrée dans l'Organisation mondiale du commerce, pourquoi ne pas envisager l'entrée de la Russie dans l'Union européenne, pour équilibrer cette puissance émergente ? Pourquoi êtes-vous contre cette entrée de la Russie ?
R - Je suis contre parce que, pour moi, l'Union européenne est un ensemble qui a des valeurs communes, qui a des politiques communes. C'est un ensemble qui a une culture, sinon totalement commune, du moins assez largement partagée. Je crois que la Russie est un autre espace géopolitique et un autre espace culturel. D'ailleurs, je ne sais pas bien si ce serait la Russie qui entrerait dans l'Union européenne ou l'Union européenne qui entrerait dans la Russie. Il y aurait là un risque de dilution totale. L'Europe n'est pas qu'un continent. On serait alors en train de bâtir un monstre.
Q - Alors contre cette dilution, pourquoi ne pas envisager les "Etats-Unis d'Europe", une grande fédération, une seule grande nation ?
R - Pourquoi pas ? Je pense que nous le verrons, en tout cas je l'espère. C'est la vieille formule de Victor Hugo. Mais nous avons tout de même des différences avec les Etats-Unis. Les Etats-Unis d'Europe ne seraient pas les Etats-Unis d'Amérique, ne serait-ce que parce que nous ne partageons pas la même langue. C'est pour cela que, comme Jacques Delors et comme Lionel Jospin, je préconise ce que l'on appelle une fédération d'Etats Nations, c'est à dire aller très loin dans le cadre des transferts de souveraineté vers l'Union européenne, tout en respectant les Nations. Je crois que la France n'est pas morte, même si l'Europe doit prendre plus de place./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 novembre 2001)
R - C'est en tout cas un tournant important. On a beaucoup parlé ces dernières semaines de "piétinements", de "stratégies qui ne portaient à rien". Et puis on a assisté à la prise très importante de cette ville de Mazar-i-Sharif par les adversaires des Taleban sans que ceux-ci ne livrent combat. Avec, semble-t-il, une progression des opposants aux Taleban qui est assez forte.
Q - La faiblesse de la résistance taleb justifie donc la politique de bombardements américaine ?
R - Je ne dirais pas cela, mais l'inverse, que les bombardements américains ont peut-être affaibli les Taleban. Il faut être extrêmement prudent à ce sujet. On observe effectivement, alors que l'on semblait être dans une très grande immobilité, que les choses bougent, et qu'elles bougent vite.
Q - Et peut-on penser que l'action militaire va cesser plus vite que prévu ?
R - Nous verrons bien. Je crois que les Américains incitent notamment l'Alliance du Nord à ne pas poursuivre son avantage trop avant, notamment sur Kaboul, pour éviter des guerres ethniques. Car cela aussi ce serait un autre revers, avec tout ce que cela peut avoir comme conséquences en chaîne, y compris sur le Pakistan. Je crois donc qu'il faut continuer à maîtriser cette avancée.
Q - Vu ce qu'il a déjà montré, vous croyez aux menaces nucléaires de Ben Laden ?
R - Honnêtement, je n'y crois pas. J'ai plutôt interprété cela, personnellement, comme un signe de faiblesse. "Si vous m'attaquez je vous ré-attaquerai", c'est un peu une communication négative, contrairement à celle dont il a l'habitude.
Q - Est-ce que vous ne vous moquez pas un peu de nous quand vous titrez votre dernier livre "l'Europe une puissance dans la mondialisation ?", alors que l'Europe est justement totalement absente de ce conflit afghan ?
R - Ce n'est pas du tout mon sentiment. Je crois que l'Europe, dans cette crise, a réagi avec beaucoup de cohérence. Pour une fois, les Européens disent tous la même chose ; ils disent qu'ils sont solidaires des Américains, car c'est la démocratie qui a été frappée. Ils disent aussi que l'on doit réagir et être présent dans ce conflit. Et nous y sommes, avec les Anglais, avec les Allemands, avec des différences de degrés, avec des différences de style....
Q - Mais pas l'Europe, les Nations ?
R - Vous avez raison. Ce qu'il s'agit de faire maintenant, et c'est pour cela que le titre de mon livre est au moins autant un appel qu'un constat, c'est de faire en sorte que ce soit l'Europe qui agisse, et pas seulement les Européens. Mais nous n'avons pas, aujourd'hui, les instruments d'une réelle politique européenne de défense et d'une réelle politique étrangère. Ne serait-ce que pour dire qu'il faudrait une personne qui incarne d'avantage cette Europe....
Q - C'est M. Solana?
R - M. Solana fait un travail absolument remarquable. On sous-estime considérablement sa présence et son importance. Mais en même temps, M. Solana est le plus haut fonctionnaire de l'Union européenne. C'est le "secrétaire général du Conseil". A un moment donné, il faudra passer à la vitesse supérieure. Je souhaite que puisse se constituer une légitimité européenne. Cela, c'est la réforme des institutions européennes. Vous savez que l'on parle beaucoup d'un gouvernement européen, d'un Président européen. La question de savoir ce que l'on met au niveau européen et au niveau national se posera. Et moi, je suis pour que l'on "européanise" - excusez ce barbarisme - les politiques, notamment en France.
Q - Le chef de l'Europe depuis deux mois, par défaut, c'est Tony Blair?
R - Pas du tout! N'exagérons pas : j'ai toujours considéré la Grande-Bretagne, que l'on a souvent mise à la lisière de l'Union européenne, comme une nation qui avait son avenir dans l'Europe, qui voulait exercer un leadership en Europe. Mais n'exagérons pas, la Grande-Bretagne n'est pas encore le premier pays européen aujourd'hui.
Q - A l'heure où la Chine est entrée dans l'Organisation mondiale du commerce, pourquoi ne pas envisager l'entrée de la Russie dans l'Union européenne, pour équilibrer cette puissance émergente ? Pourquoi êtes-vous contre cette entrée de la Russie ?
R - Je suis contre parce que, pour moi, l'Union européenne est un ensemble qui a des valeurs communes, qui a des politiques communes. C'est un ensemble qui a une culture, sinon totalement commune, du moins assez largement partagée. Je crois que la Russie est un autre espace géopolitique et un autre espace culturel. D'ailleurs, je ne sais pas bien si ce serait la Russie qui entrerait dans l'Union européenne ou l'Union européenne qui entrerait dans la Russie. Il y aurait là un risque de dilution totale. L'Europe n'est pas qu'un continent. On serait alors en train de bâtir un monstre.
Q - Alors contre cette dilution, pourquoi ne pas envisager les "Etats-Unis d'Europe", une grande fédération, une seule grande nation ?
R - Pourquoi pas ? Je pense que nous le verrons, en tout cas je l'espère. C'est la vieille formule de Victor Hugo. Mais nous avons tout de même des différences avec les Etats-Unis. Les Etats-Unis d'Europe ne seraient pas les Etats-Unis d'Amérique, ne serait-ce que parce que nous ne partageons pas la même langue. C'est pour cela que, comme Jacques Delors et comme Lionel Jospin, je préconise ce que l'on appelle une fédération d'Etats Nations, c'est à dire aller très loin dans le cadre des transferts de souveraineté vers l'Union européenne, tout en respectant les Nations. Je crois que la France n'est pas morte, même si l'Europe doit prendre plus de place./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 novembre 2001)