Déclaration de M. Edouard Balladur, Premier ministre, sur l'exclusion sociale, l'intégration sociale des RMIstes et les mesures en faveur des personnes en difficulté, à Paris le 13 octobre 1994.

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Circonstance : Colloque de la Fondation de France sur le thème Emploi, activité pour une nouvelle dignité, Paris le 13 octobre 1994

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux d'être des vôtres, pour conclure les travaux du colloque que vous avez consacré aux problèmes de l'emploi et de l'exclusion.
Des réponses qui seront apportées à ces deux questions dépendront pour une large part la cohésion de notre pays et son rayonnement dans le monde.
La Fondation de France est au premier rang de tous les organismes qui oeuvrent au service des causes les plus nobles : la solidarité, la santé, la recherche médicale, la culture, la protection de l'environnement.
En cette année du 25ème anniversaire de la Fondation de France, créée en 1969 par le Général de Gaulle, j'ai tenu à rendre hommage à l'action que vous avez menée. C'est pourquoi le Gouvernement a attribué, pour l'année 1994, le label "campagne d'intérêt général", aux initiatives que vous avez prises dans la lutte contre toutes les formes d'exclusion.
Je n'ignore pas que les deux tiers des actions que vous encouragez concernent les domaines de la solidarité et de la santé. L'importance de cette proportion illustre la capacité de mobilisation de nos compatriotes. 370 fondations privées, 460 000 donateurs, 200 bénévoles au sein de la seule Fondation de France : ces quelques chiffres traduisent l'élan de générosité qui entraîne notre pays lorsque sa cohésion et son avenir sont en cause.
Vous aidez ceux qui veulent aider.
A travers les remerciements et les félicitations que je tiens à vous adresser, Monsieur le Président, je voudrais exprimer la gratitude des pouvoirs publics à l'égard de tous ceux de nos compatriotes qui ne ménagent ni leur peine, ni leur temps, ni leur argent au service des autres.
L'expression quotidienne et concrète des liens de solidarité qui font la force de notre société est plus que jamais nécessaire.
Ce n'est pas la première fois que notre pays doit lutter contre l'exclusion d'une partie des siens.
C'est le sens de toute notre histoire sociale depuis deux siècles, histoire fondée sur la mise en oeuvre de la justice et de la solidarité. La crise a marqué un arrêt, voire un recul, sur le chemin du progrès. Nous devons absolument reprendre la marche en avant. Toute la difficulté aujourd'hui vient de ce que l'exclusion prend des formes diverses et que la lutte en faveur de l'insertion ou de la ré-insertion est une oeuvre de longue haleine, passant plus par une inlassable action de proximité que par des décisions générales.
Refaire de notre pays une société plus unie et mieux rassemblée : tel est l'enjeu.
L'exclusion menace l'équilibre de notre société. Ce péril se présente sous des formes différentes de celles auxquelles le modèle français avait su, jusqu'alors, faire face. Tout se passe, en réalité, comme si le consentement français traditionnel, issu des idéaux de la Révolution et fait d'esprit de justice et de fraternité était lui-même menacé. Ce consentement reposait sur un ensemble de valeurs, au premier rang desquelles figuraient l'égalité de droits et de devoirs des citoyens, notamment à l'égard de l'Etat, la tolérance, l'égalité des chances, symbolisée en particulier par l'école de la République, une protection sociale de mieux en mieux garantie.
Ces valeurs ont longtemps permis à notre pays, moyennant un progrès continu du pouvoir d'achat, de la couverture sociale et de la formation, de pallier le risque de pauvreté, au moins au cours des années pendant lesquelles ce risque était lié à l'absence d'une législation du travail et d'une protection sociale suffisantes.
La crise intervenue en 1973 a cassé ce mouvement continu vers le progrès, porté par un sentiment d'optimisme et de dynamisme. Les mécanismes du creuset républicain se sont progressivement grippés. Notre société est devenue plus dure, moins fraternelle, d'abord à l'égard de ceux qui ont perdu leur travail.
La stagnation de la croissance économique, la multiplication du chômage par 6 en 20 ans, la désertification des campagnes et la prolifération simultanée des banlieues sont les marques les plus visibles de cette dégradation. Celle-ci est d'autant plus sensible que, dans le même temps, le développement technologique n'a cessé de s'accentuer, apportant au mode de vie de nos compatriotes des changements brutaux, qui n'ont fait qu'accroître le sentiment d'isolement des plus démunis et des plus âgés.
Pour toutes ces raisons, l'exclusion est devenue, sans que l'on y prenne garde, un phénomène complexe, auquel notre système de protection sociale lui-même n'apporte que des remèdes imparfaits.
Elle affecte d'abord les populations les plus fragiles, qu'il s'agisse des jeunes en situation d'échec scolaire, des femmes ou des parents isolés, des immigrés ou des personnes âgées. Selon les critères que l'on retient, ce sont entre 2 et 4 millions de personnes qui vivent ou survivent en marge de notre société.
Il en résulte, depuis de longues années, des problèmes sociaux graves, qu'illustrent le développement de la violence dans les banlieues, la consommation de tranquillisants, voire de drogues, la désespérance face à la recherche de l'emploi, l'augmentation du nombre de personnes sans domicile fixe.
En d'autres termes, et l'action conduite par la Fondation de France en apporte la démonstration : lutter contre l'exclusion, c'est lutter contre les exclusions.
Le dynamisme retrouvé de l'économie et la diminution du chômage n'y suffiront pas. Nous devons inventer une autre société, qui ne soit ni la reproduction de la société des "trente glorieuses" ni la répétition de la société dans laquelle nous vivons depuis vingt ans.
La construction du nouvel exemple français que j'appelle de mes voeux passe par la lutte contre les exclusions.
En premier lieu, c'est le maintien de l'unité nationale qui est en cause. Notre pays ne peut s'accommoder d'une société à deux ou trois vitesses, minée par la constitution d'une économie parallèle reposant sur le travail au noir. Il ne peut s'accommoder de la situation qui est celle d'un trop grand nombre de jeunes, frappés par l'éclatement des familles, menacés par l'échec scolaire, confrontés à la difficulté de se loger et à l'absence de perspectives professionnelles. Il ne peut non plus s'accommoder de l'insécurité du plus grand nombre face au chômage.
En deuxième lieu, la lutte contre les exclusions est affaire de justice et de morale. Les personnes qui se retrouvent en marge de la société ne sont pas responsables de cette situation. Nous ne pouvons accepter qu'un nombre important de nos compatriotes soient dans le désarroi et trop souvent dans la détresse. La dignité du travail est le ressort de toute société organisée. Elle est l'aspiration de toute personne responsable.
Enfin, les exclusions entraînent un inacceptable gaspillage de la richesse humaine. Elles se traduisent par des dépenses si élevées pour la collectivité que leur poids engendre, par lui-même, d'autres formes d'exclusion du travail.
A ce titre, je récuse le débat qui s'instaure ici ou là entre la priorité économique et la priorité sociale. C'est un débat qui n'a pas de sens. Il n'y a pas de progrès économique durable s'il ne profite à tous. Il n'y a pas de progrès social qui ne s'appuie sur une économie forte.
C'est pourquoi je suis convaincu que la lutte contre les exclusions ne peut être couronnée de succès qu'au prix d'une politique globale. Une croissance retrouvée ; une politique sociale mieux adaptée ; un effort de formation mieux adapté aux besoins ; un effort accru en faveur de l'intégration sociale : tel est le sens de l'action engagée par le Gouvernement depuis plus de dix-huit mois. Tel est l'objectif des mesures complémentaires que le Gouvernement a arrêtées ce matin même.
Le redressement de notre économie est la première des priorités du Gouvernement, car le retour de la croissance est la condition du développement de l'emploi.
Grâce à l'ensemble des mesures prises il y a plus d'un an, notre pays a renoué avec la croissance. Personne ne conteste qu'en 1995, l'activité devrait croître à un rythme supérieur à 3 %.
D'ores et déjà, cette croissance est créatrice d'emplois. Près de 120 000 emplois ont été créés au cours du 1er semestre de 1994.
Aussi ai-je proposé que notre pays se fixe comme objectif de réduire d'un million en cinq ans le nombre des chômeurs. Il s'agit d'un objectif ambitieux. Il s'agit aussi d'un objectif à notre portée, pour peu que l'ensemble de la collectivité nationale se mobilise et que chacun, là où il se trouve, prenne sa part de responsabilités.
Naturellement, je n'ignore pas que, même forte, la croissance ne permettra pas à elle seule d'assurer la réinsertion de ceux de nos compatriotes qui sont le plus en difficulté. Des mesures spécifiques sont nécessaires et c'est la deuxième priorité que nous devons nous assigner.
Gardons-nous cependant des faux remèdes et des illusions. Ni le versement incontrôlé de prestations supplémentaires, ni la stimulation artificielle de la demande par l'accroissement des déficits publics, ni le développement des emplois précaires lié à la suppression des protections légitimes accordées au travail ne sont de bonnes solutions.
La voie étroite du succès passe plutôt par les mécanismes permettant de mettre ou de remettre en activité les personnes privées d'emploi. C'est pourquoi le Gouvernement s'est attaché, après mûre réflexion, à promouvoir une aide à l'embauche, par les entreprises, des personnes allocataires du RMI et sans emploi depuis plus de deux ans. J'ai bon espoir que cette mesure permettra à quelque 200 000 personnes d'avoir une chance de retrouver un emploi stable dans un délai raisonnable.
D'autres mesures concourent à la réalisation du même objectif. Le Gouvernement entend ainsi réserver une part prioritaire des contrats emploi solidarité et des contrats du retour à l'emploi aux personnes les plus en difficulté. Le système du CES dit consolidé qui permet d'offrir une activité durable sera fortement développé grâce à l'aide de l'Etat. Les départements, responsables de l'insertion des RMIstes, seront invités à compléter l'effort de l' Etat.
Une politique sociale mieux adaptée, ce n'est pas seulement une politique de l'emploi, c'est aussi et surtout une politique globale. C'est tout le sens des efforts déployés par le Gouvernement dans le domaine de la politique de la ville et en faveur de l'aménagement du territoire. Ainsi, plus de 18 milliards de francs ont été dégagés en faveur de la politique de la ville, afin de réduire l'écart entre le taux de chômage des jeunes des banlieues et celui des jeunes des agglomérations concernées, afin de réduire la délinquance, de réhabiliter les logements collectifs et d'accroître la présence des services publics, notamment en matière d'éducation.
De même, l'accent mis par le Gouvernement sur la formation et l'apprentissage est un élément de la politique de lutte contre l'exclusion, tant il est vrai que l'absence de la qualification est bien souvent l'antichambre de l'exclusion.
Aujourd'hui, les trois objectifs que le Gouvernement s'était assignés sont en passe d'être atteints. Les contrats de formation en alternance pour les jeunes et les chômeurs de longue durée connaissent un succès croissant. L'apprentissage se développe, pour la première fois depuis quatre ans. Le "nouveau contrat pour l'école" tend à favoriser, dès l'école primaire, la maîtrise des enseignements de base. Enfin, le projet de loi sur la formation professionnelle que le Parlement examinera dans les prochaines semaines donnera une impulsion nouvelle à notre système de formation.
J'ajoute que la politique du logement social, mise en oeuvre au bénéfice des plus démunis, la politique de la famille, après des années de déshérence, et la politique de santé publique définies par le Gouvernement visent à améliorer les conditions de vie des plus défavorisés et à faciliter leur réinsertion dans la société.
En dépit de tous ces effort, il restait au Gouvernement à favoriser l'intégration sociale des personnes en difficulté.
Les mesures décidées aujourd'hui même et dont Madame le Ministre d'Etat, Ministre des affaires sociales, de la santé et de la ville, présentera demain le détail, ont pour objectif de répondre à cette attente. Elles ont été définies après consultation des associations les plus impliquées dans la lutte contre toutes les formes d'exclusion.
- Elles visent à mieux faire face aux situations d'urgence. Ainsi, les crédits pour l'hébergement d'urgence feront l'objet d'une majoration de plus de 20 %. Par ailleurs, j'ai décidé la création de 30 SAMU sociaux dans les 30 plus grandes villes ;
- elles visent à favoriser l'insertion professionnelle dans les entreprises, pour les RMIstes notamment, et à développer les emplois d'utilité sociale sous forme de contrats emplois solidarité consolidés ;
- elles visent à généraliser de manière effective l'accès aux soins, en développant les réseaux de soins et les missions de soutien psychique et sanitaire en faveur des jeunes ;
- elles visent à augmenter le parc de logement social et très social. Le nombre de prêts locatifs aidés pour l'insertion est ainsi doublé ;
- elles visent à mieux protéger les personnes les plus en difficulté en veillant à mieux prévenir les expulsions locatives et à humaniser les procédures. J'ai ainsi décidé que le revenu insaisissable serait dorénavant apprécié à l'échelon de la famille et non plus de l'individu ;
- elles visent à améliorer les relations institutionnelles et financières entre l'Etat et les associations. A ce titre, j'ai décidé de relever à 20 000 F dès 1995 l'abattement sur la taxe sur les salaires payée par les associations.
J'ai bon espoir que ces dispositions concrètes, dont je viens de donner quelques exemples, répondront de manière efficace aux besoins des plus démunis de nos compatriotes.
Ces mesures se traduisent, de la part de l'Etat, par un effort financier important. Aux 215 millions de francs dégagés à cette fin au titre de 1994, et qui permettront de faire face aux problèmes les plus urgents, l'Etat ajoutera 1,5 milliard de francs au titre de 1995.
En d'autres termes, la politique conduite par le Gouvernement pour lutter contre les exclusions est une politique ambitieuse, équilibrée et pragmatique. Tous les moyens humains, juridiques et financiers sont mobilisés. L'effort s'amplifie et je ne doute pas que les premiers résultats seront bientôt perceptibles.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, la lutte contre les exclusions est l'oeuvre d'une génération. C'est une tâche collective, une tâche de longue haleine, une grande tâche nationale.
Mieux que d'autres, vous savez qu'il faut, en cette matière tout particulièrement, se défier des marchands d'illusions.
Si nous savons résoudre les problèmes que je viens d'évoquer, nous saurons créer cette autre société que notre pays appelle de ses voeux. Cette autre société, nous devons l'inventer avec tous les Français, sans exclusive, quels que soient leurs choix et leurs opinions, en les rassemblant autour de cette grande tâche nationale qui transcende les frontières idéologiques traditionnelles.
Il y faut une volonté, et une conviction.
La volonté est une volonté de réforme. L'oeuvre de réforme en est à ses débuts. Il reste beaucoup à faire pour bâtir un nouvel exemple français. Mais, dorénavant, le choix est clair : entre le conservatisme et le renouveau, nous avons choisi le renouveau.
Ma conviction est double. Le progrès économique est le moteur du progrès social. Il est vain de chercher à les opposer. L'effort doit être mené de front.
La France est un grand pays, capable du meilleur à condition qu'on lui dise la vérité et qu'on lui offre l'espoir, un espoir raisonnable, fondé sur la lucidité et sur la volonté de transformer la société.
Vous êtes, Mesdames et Messieurs, au premier rang de ceux qui peuvent offrir un nouvel espoir à notre pays.Cette capacité, je suis sûr que vous saurez la témoigner, pour qu'ensemble nous puissions mieux aider les Français dans le besoin, mieux servir la France,