Déclaration de Mme Simone Veil, ministre des affaires sociales de la santé et de la ville, sur la lutte contre le trafic de drogue et l'amélioration de l'action du PNUCID (Programme des Nations Unies pour le contrôle international de la drogue), New York, le 27 octobre 1993.

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Circonstance : 48ème assemblée générale des Nations Unies le 27 octobre

Texte intégral

Lutte internationale contre la drogue
Monsieur le Président,
Nous sommes réunis ici pour un rendez-vous d'une importance toute particulière. Il s'agit, trois ans après la session extraordinaire de l'Assemblée générale, en février 1990, de dresser le bilan de l'action entreprise afin de tenter de tracer, à la lumière de ce bilan, les pistes nouvelles pour améliorer, si besoin est, l'efficacité de notre action.
A première vue, le tableau parait extrêmement sombre. Un hebdomadaire français titrait récemment sur ce sujet "drogue, la guerre perdue ?". En sommes-nous vraiment à ce point ?
Je ne crois pas possible d'affirmer que la lutte contre la drogue soit déjà perdue et serait, donc devenue inutile.
Je suis en revanche d'accord pour dire qu'il s'agit bien d'une guerre, qui a désormais la planète pour théâtre et la misère pour support.
On évoquait jadis quelques zones bien délimitées. Tel n'est plus le cas. On opposait le Nord consommateur au Sud producteur. La situation s'est considérablement modifiée; chacun désormais est atteint; chacun a aussi sa part de responsabilité, petite ou grande. Il y a maintenant des pays du Nord qui produisent du cannabis, tandis qu'au Sud la géographie de la production ne cesse de se déplacer.
Le fléau s'abat aussi sur les pays de transit, frappés eux aussi par la porosité propre à l'installation de réseaux de corruption ; les routes du circuit de la drogue épousent les lignes de moindre résistance politiques, économiques et sociales.
Par ailleurs, la gamme des stupéfiants s'est enrichie : les grands laboratoires pharmaceutiques livrent maintenant une palette de produits, amphétamines ou hallucinogènes, qui s'exportent illégalement dans les pays pauvres.
Ces réalités accusent encore davantage le caractère déstabilisateur au plan géopolitique du trafic des drogues illicites.
L'inclusion d'un pays dans les réseaux du trafic signifie à court terme l'aggravation des problèmes sociaux de tous ordres pour ce pays. Je voudrais à ce sujet appeler l'attention avec gravité sur la situation particulièrement préoccupante de l'Afrique à cet égard.
Ce continent, où certains ports, certains aéroports servent de voie de passage est actuellement le plus menacé alors que les efforts des grandes agences des Nations unies qui essaient de répondre au problème sont encore trop concentrées sur d'autres parties du monde.
Pour l'Afrique, le paramètre "lutte contre la drogue" doit désormais être présent dans tous les programmes d'aide et de coopération approuvés ou financés par les agences de développement, qu'il s'agisse du PNUD ou de la Banque mondiale ou encore des programmes d'aide bilatérale.
L'augmentation du trafic signifie bien sûr une augmentation corrélative de la demande. Le nombre des consommateurs de drogues illicites ne cesse de s'accroître; il se répand rapidement dans les pays du Sud, ajoutant un mal supplémentaire aux problèmes sociaux de tous ordres que connaissent ces sociétés. Le problème dramatique de la diffusion de la pandémie de SIDA est encore aggravé par la toxicomanie et les carences de la prévention dans ce domaine.
Il n'est plus question d'un fléau limité aux pays riches pour une population qui cherche des sensations inédites pour répondre à un mal de société : nous sommes aujourd'hui tous frappés.
Le résultat de cette situation aggravée, c'est une richesse fantastique du trafic. Le chiffre d'affaires, évalué à 500 milliards de dollars, atteint plus de quatre fois le produit national brut de l'ensemble des 53 pays les moins avancés.
Le défi est donc global et l'enjeu fondamental.
Car il s'agit bien de l'avenir même de nos sociétés, et ce d'abord parce que partout la principale cible de la drogue, ce sont les jeunes.
En France, l'âge moyen du consommateur de cannabis est de 22 ans, celui de l'héroïne de 26 ans, et celui de la cocaïne de 28 ans.
Comme s'il n'était pas assez noir, ce tableau est encore aggravé pas les ravages provoqués par le SIDA dans les rangs des toxicomanes. On ne peut en effet sous-estimer l'importance de ce facteur dans la diffusion du virus HIV.
On doit donc consacrer à cette lutte une énergie considérable.
La détermination et la permanence de l'effort sont les clés de la réussite ; elles doivent être totales. C'est pour cela qu'il faut être extrêmement attentifs à ne pas céder devant un combat que certains considèrent comme perdu d'avance, à ne pas céder à la tentation du défaitisme. La situation est trop grave pour se résigner.
Mais est-ce à dire qu'en trois ans nous n'avons rien fait ? Le tableau brossé doit-il nous conduire à désespérer ? Quelques points de lueur apparaissent tout de même. Relevons-les.
Tout d'abord, la prise de conscience de l'ampleur du défi à relever a beaucoup progressé. Certains débats, qui portaient à controverses il y a peu, semblent désormais dépassés. Par exemple, celui qui opposait les pays du Nord, obsédés à juste titre par la question de l'offre, et les pays du Sud, prompts à considérer que le problème était surtout un "problème de riches" qu'il revenait essentiellement à ceux-ci de régler. Une partie du débat sur la souveraineté semble elle aussi caduque.
Nous avons dû nous plier à la réalité du monde des trafiquants qui fait fi des frontières et des législations nationales.
Il me semble par conséquent que si nous n'avons pas encore agi à la hauteur du défi, nous sommes en tout cas mieux disposés à le faire, et ce d'abord parce que nous sommes dotés des moyens juridiques, opérationnels et riches de potentialités.
Au plan national tout d'abord, les pays ont réagi. En France, par exemple, nous avons adopté un arsenal réglementaire et législatif adapté aux enjeux.
Nous avons en particulier veillé à nous donner les moyens de lutter contre le blanchiment. Au plan administratif, nous nous sommes dotés d'une structure de coordination interministérielle, la délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie, placée sous mon autorité de ministre de la Santé et des Affaires sociales : tous les ministères concernés y sont représentés.
Nous avons parallèlement considérablement accru les moyens financiers consacrés à la lutte contre la toxicomanie.
La drogue est devenue pour nos pays un véritable enjeu de société. Il est illusoire de penser que des solutions, exclusivement répressives, permettront de résoudre un problème aussi complexe qui, s'il concerne au premier chef les pouvoirs publics n'en concerne pas moins l'individu, son comportement personnel et sa santé ainsi que ses relations avec son environnement social et familial.
Phénomène dramatique par ses conséquences, c'est un phénomène complexe qu'il convient donc d'appréhender sous tous ses aspects, si l'on veut atteindre une réelle efficacité en matière de prévention.
Certes, on ne peut nier les pressions exercées par les trafiquants sur les consommateurs potentiels et le piège qui se referme sur les petits "dealers" - qui, après avoir cherché à gagner de l'argent facile, finissent par devenir eux-mêmes consommateurs.
Tout cela n'explique pas tout. Il faut se demander les raisons pour lesquelles les jeunes cherchent dans l'excitation ou l'apathie procurées par la drogue les moyens d'échapper à leur condition.
Crise d'identité propre aux sociétés modernes ? Perte des repères - et des interdits -traditionnels ? Fuite devant un avenir assombri par les crises économiques et les incessantes mutations sociales ?
Quoiqu'il en soit, cela impose aux pouvoirs publics un effort tout particulier pour adapter la prévention aux publics spécifiques : l'expérience nous enseigne qu'un message préventif n'a de sens qu'en fonction des âges ou des groupes visés. Il doit ainsi être élaboré en liaison avec ceux psychologues, sociologues, éducateurs - qui maîtrisent justement ces spécificités. C'est en tout cas ce à quoi la France s'attache, sous mon autorité, ainsi qu'à une meilleure prise en charge des malades afin de réinsérer le maximum d'entre eux dans la société.
Action de l'ONU - PNUCID
Au plan international, la Convention de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes est entrée en vigueur. Le nombre des Etats qui l'ont ratifiée atteint désormais le chiffre de 80. Permettez-moi, Monsieur le Président, de lancer un appel à la ratification la plus large possible de cet instrument.
Mais ratifier ne suffit pas. Sans doute nous faudrait-il veiller avec plus de rigueur que nous ne le faisons déjà au respect des engagements que nous avons souscrits au titre de la convention. Les Nations unies, à travers le PNUCID ont fait des efforts méritoires pour promouvoir une application pleine et entière de la convention, et créer localement le terrain favorable au respect des engagements. Elles se préoccupent également d'améliorer l'environnement, notamment juridique et administratif, indispensable au succès de cette coopération.
C'est encore insuffisant. Nous attendons du PNUCID une démarche plus volontariste sur ce sujet essentiel. Chaque année, le directeur exécutif du PNUCID devrait dresser, devant l'Assemblée générale, le bilan de l'action entreprise, des succès comme des échecs.
Il devrait aussi recommander au bénéfice des pays qui ont fait des efforts sérieux pour appliquer la convention, surtout s'il s'agit de pays en développement, l'application de mesures positives, en termes d'accès aux crédits internationaux de la part des grandes agences de développement ou de financement, universelles ou régionales. Il devrait également souligner les insuffisances, voire les manquements caractérisés.
Mais il nous faut aller plus loin. Je suggère que très rapidement nos experts se mettent au travail pour trouver les moyens de renforcer le contrôle et l'application de la convention de 1988, éventuellement en élaborant un protocole créant une instance qui pourrait infliger des pénalités et, dans les cas ultimes, les sanctions. Il s'agirait bien sûr d'une extension considérable mais à nos yeux nécessaire des compétences de l'Organisation internationale de contrôle des stupéfiants.
Le PNUCID qui n'a que deux ans d'âge, a suscité et continue de susciter de la part des Etats membres et des Etats contributeurs de grandes attentes. Sous la houlette efficace de M. Giacomelli, il commence à donner des résultats intéressants. Mais nous sommes encore loin du compte. Le PNUCID doit d'abord voir accroître substantiellement les moyens mis à sa disposition par les Etats.
Le PNUCID doit aussi agir avec détermination et autorité dans ses secteurs d'intervention, affirmer résolument sa vocation à la coordination de l'action menée par ailleurs dans les organisations du système des Nations unies et hors des Nations unies. Il doit travailler sur une base plus régulière avec Interpol; beaucoup de progrès ont été accomplis, mais cette coopération devrait pouvoir être rendue encore plus étroite, dans le respect de l'autonomie de chacun.
Ce que nous devons éviter par-dessus tout, c'est la prolifération institutionnelle, nuisible à l'efficacité du combat que nous avons à mener, il faudrait sans doute tailler dans le maquis des organismes existants, et je souhaiterais à ce sujet que la commission des stupéfiants se penche sur ce problème. La France présentera un document faisant sur ce point des propositions concrètes.
Le PNUCID doit également s'ouvrir résolument à de nouveaux champs d'action. J'en vois trois qui méritent une priorité particulière.
1) L'action à mener en matière d'investigation des réseaux financiers utilisés par les trafiquants, ce qu'on appelle la lutte contre le blanchiment.
Nombre d'Etats, parmi lesquels la France, se sont déjà dotés des moyens législatifs indispensables ; une coopération très efficace s'est établie dans le cadre du G.A.F.I, dont la France a assuré la présidence. Dans chaque région, des structures similaires sont en train de se mettre en place. Il faut maintenant assurer une cohérence d'ensemble - ce que le PNUCID pourrait être chargé de faire.
Le PNUCID devrait également assurer la diffusion de l'expertise technologique, pour identifier en amont les zones de production et les points de passage.
La surveillance satellitaire offre des perspectives qui peuvent se révéler extrêmement intéressantes.
Le PNUCID devrait en outre réfléchir aux moyens de surveiller plus efficacement les dizaines milliers de conteneurs qui transitent chaque jour dans les ports, à travers le monde comme pour la surveillance satellitaire, la France est disposée à apporter un ferme soutien, voire à accroître sa coopération dès lors que les moyens existeront.
2) L'action dans le domaine prioritaire de la prévention.
On oppose trop souvent action répressive et action de prévention. Une politique de lutte contre les drogues illicites, ne peut que s'articuler sur ces deux priorités, sans en privilégier aucune, sous peine de faire fausse route.
Conscient de cette complémentarité, le gouvernement français a décidé de mettre en place une commission composée, non pas d'experts mais de "sages" ouverts aux problèmes de société et chargés de réfléchir aux principales questions - d'ordre social et économique, médical, bien sûr, et plus largement éthique, voire philosophique - que pose à notre pays le phénomène de la toxicomanie.
Il doit, toutes proportions gardées, en être de même au plan international. Le PNUCID doit s'investir plus qu'il ne le fait actuellement dans la collecte d'informations sur les catégories les plus touchées, les motivations des intéressés, ainsi que sur les expériences tentées dans le monde pour agir en amont, pour sensibiliser l'enfant, puis le jeune, et enfin assurer des conditions de thérapie satisfaisantes.
De ce point de vue, nous attendons beaucoup du Forum mondial des ONG, qui doit se tenir en décembre 1994 à Bangkok, sous l'égide du PNUCID, car nous disposerons là d'un capital de "vécu", d'expérience irremplaçable.
Monsieur le Président,
Ces mesures suffisent-elles ? A l'évidence, non. Tout au plus pourrons-nous endiguer plus ou moins efficacement le mal. C'est un troisième champ d'action que la situation nous commande d'explorer. Dans un certain nombre de pays la lutte contre la production et le trafic de drogues illicites se pose pour l'Etat en termes de survie car la pénétration des trafiquants y est désormais trop profonde, trop diffuse, trop générale. Elle y a gangréné trop profondément les institutions du pays, notamment celles qui comme la Justice, la Police, sont les garantes de l'Etat de droit, pour que la solution soit à l'échelle de ces pays eux-mêmes, quelle que soit la volonté d'y parvenir.
Je pense en particulier à des situations où les milieux du trafic de drogue se sont alliés à des mouvements terroristes qu'ils équipent, qu'ils financent, pour tenter de déstabiliser des régimes qui osent s'opposer à leur mainmise.
Dans ce cas extrême, il nous faut le reconnaître la persistance de tels phénomènes peut avoir des effets sur la situation des Etats et la stabilité régionale. La réponse de la communauté internationale doit alors être à la hauteur de l'enjeu.
Je propose que nous réfléchissions ensemble, sans exclure a priori la moindre formule, à la création d'un mécanisme spécifique destiné à concentrer l'action aux plans bilatéral et multilatéral pour une durée limitée, sur la solution du problème.
Cette action exceptionnelle ne pourrait-il va sans dire, être déclenchée qu'à la demande du pays concerné. Elle pourrait comprendre une coopération renforcée par l'envoi de personnels de police spécialisés et devrait également mettre en jeu les grands organismes de financements internationaux et les grandes agences du système des Nations unies.
Monsieur le Président,
Le combat que nous menons ne sera pas gagné en un an, ni en cinq. C'est l'enjeu de toute une décennie, mais il est urgent que nous nous mobilisions pour y répondre, que nous fassions taire nos divergences devant l'étendue du défi qui s'impose à tous.Croyez, en tous cas que vous trouverez toujours la France aux côtés de la communauté internationale pour ce combat. Dans cette mobilisation l'opinion publique internationale, et celle de nos pays sera la garante, en définitive, de notre victoire. Car c'est le fondement même de nos sociétés qui est en jeu. La communauté internationale avait au 19ème siècle su trouver les réponses adéquates à la piraterie. Dans un contexte tout différent il est vrai, et bien plus difficile, nous devons trouver les réponses communes à la hauteur de ce nouveau et terrible défi. Je ne doute pas, Monsieur le Président, que nous sachions y faire face.