Déclaration de M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre, en réponse à une question sur les perspectives d'aide au développement de l'Afrique à la suite du sommet franco-africain de Libreville, au Sénat le 15 octobre 1992.

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Texte intégral

M. le président. La parole est à M. de Villepin.
M. Xavier de Villepin. Monsieur le Premier ministre, vous vous êtes rendu du 5 au 7 octobre dernier à Libreville, avec M. le ministre délégué à la coopération et au développement. Ma question porte donc sur les relations de la France avec les pays francophones d'Afrique.
Ce sommet a été particulièrement important parce qu'il s'est tenu à un moment où l'Afrique tout entière s'inquiète de voir le monde détourner son regard d'elle.
L'Afrique est inquiète et elle a raison de l'être : la demande d'investissements dans le monde est telle que peu d'aides lui sont actuellement apportées.
La situation économique du continent africain en général et de l'Afrique francophone en particulier s'aggrave, notamment parce que le prix des matières premières diminue très régulièrement au point de créer une situation véritablement infernale du point de vue de la gestion de ces pays.
La situation s'aggrave également - vous connaissez particulièrement ce problème, monsieur le Premier ministre – en raison des attaques et des critiques contre le franc CFA, de la part notamment de certains de nos partenaires. Voilà pour l'environnement.
L'Afrique éprouve trois grandes difficultés : la première concerne son adaptation à la démocratie à la suite du sommet de La Baule, en juin 1990 ; la deuxième tient évidemment à son développement si difficile à réaliser dans les conditions actuelles ; enfin, la troisième, dont on ne parle pas assez, résulte des problèmes de sécurité, y compris militaires.
Des décisions qui ont été prises au sommet de Libreville, je retiendrai deux points.
Il s'agit, tout d'abord, du fonds de conversion des créances de la France : 4 milliards de francs pour quatre grands pays africains. Pourquoi ces quatre pays, monsieur le Premier ministre, et pourquoi pas les autres ?
Il s'agit, ensuite, de la critique qui a été faite de l'action des organismes multilatéraux, je pense en particulier au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale. Pourriez-vous me préciser quelle action plus adaptée vous souhaiteriez mener en direction de l'Afrique ?
Je conclurai en vous disant que, dans ce monde très incertain, les 126 000 Français qui vivent en Afrique francophone et qui se battent pour défendre la cause de notre pays sont inquiets. Avez-vous rapporté de ce sommet un rayon d'espoir que nous pourrions leur communiquer ? (Applaudissements sur les travées de l'union centriste, du RPR, de l'UREI, ainsi que sur certaines travées du RDE.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Monsieur le sénateur, votre intervention témoigne de l'attention que vous portez à la situation de l'Afrique. Je pourrais ne répondre qu'à une question : pourquoi le fonds de conversion des créances n'intéresse-t-il que les pays aux revenus intermédiaires ?
Avec M. Debarge, nous avons vécu un sommet franco-africain d'une grande densité, qui a confirmé les appréhensions que vous venez d'exposer et souligné la nécessité du devoir de solidarité des pays industrialisés, dont la France, et des organismes financiers internationaux envers ce continent.
Quelle a été la signification de ce sommet ?
Outre des pays francophones, il réunissait des pays lusophones, hispanophones et anglophones. Autrement dit, bien au-delà de la zone franc et de nos relations traditionnelles, cette rencontre franco-africaine a permis aux pays du Maghreb, à l'Egypte également, ainsi qu'aux pays de l'Afrique noire, autrefois colonisés par la France, la Belgique, le Portugal, l'Espagne et la Grande-Bretagne, non seulement de se retrouver, d'échanger leurs vues sur les grandes questions du moment, mais aussi, à l'occasion de relations bilatérales, d'aborder les conflits qui subsistent sur le continent africain.
J'ai noté avec beaucoup d'intérêt que la démocratie avait fait des progrès. Plusieurs chefs d'Etat élus étaient présents à Libreville. Des nouveaux venus y assistaient également ; je pense aux représentants du Cameroun et de la Namibie. Nous avons rencontré un responsable de très grande qualité qui a combattu pour l'indépendance de la Namibie face à l'Afrique du Sud. Il a évoqué les relations entre ces deux pays et a salué le travail remarquable accompli par le président De Klerk en Afrique australe pour essayer de faire en sorte que la société multiraciale puisse enfin se développer.
Nous notons un progrès de la démocratie mais, dans le même temps, nous constatons la nécessité d'un développement plus soutenu. En effet, la démocratie, qui aboutit au pluralisme des opinions et à la compétition entre des partis rivaux, est parfois source de surenchères. De même, la liberté d'expression, la liberté de réunion, la reconnaissance du droit syndical aboutissent à des revendications qui s'expriment dans la rue, parfois avec sang-froid, parfois avec violence.
Nous sommes là au coeur de la difficulté. Ces pays lourdement endettés - quelquefois en raison d'une mauvaise gestion, mais très souvent du fait de l'effondrement des cours des matières premières - ont à mettre de l'ordre dans leurs affaires, dans leurs finances, au moment même où la revendication démocratique s'exprime avec plus de force qu'autrefois, ce qui est une bonne chose.
Si nous voulons que le processus démocratique aille à son terme, il faut aider ces pays. La France s'y emploie. Elle a pris toutes les initiatives en faveur des pays les moins avancés et des pays à revenu intermédiaire. Elle l'a encore fait récemment, j'y reviendrai.
Par ailleurs, l'ensemble des pays industrialisés doivent apporter leur concours. Enfin, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale doivent adopter un comportement qui prenne en compte le caractère spécifique des pays d'Afrique.
Les pays qui participent à ces institutions. monétaires ont des devoirs à leur égard, mais ils ont également des droits, notamment le droit à la solidarité.
Il est important que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale changent d'attitude, car ils imposent actuellement de telles conditions à ces pays qu'ils risquent d'étouffer le processus de développement démocratique.
M. Charles Lederman. Il est temps de s'en apercevoir !
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Monsieur Lederman, puisque vous avez prétendu tout à l'heure que je n'avais pas répondu à vos questions - je me suis demandé si vous ne vouliez pas entendre ou si je ne savais pas m'exprimer - je me dois d'ajouter que beaucoup de ces pays qui connaissent aujourd'hui de graves difficultés sortent de l'idéologie marxiste-léniniste, d'une idéologie qui a mis leurs finances publiques dans un état dramatique, …
M. Charles Lederman. Le FMI y a contribué aussi !
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. ... et qu'il faut bien du courage aux démocrates, aujourd'hui, pour essayer de redresser la situation. (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur les travées du RDE, de l'union centriste, du RPR et de l'UREI.)
J'ai rencontré le président du Bénin, M. Soglo, qui m'a dressé le triste état des finances de son pays.
Un autre chef d'Etat, le président du Burkina Faso, qu'on appelait autrefois la Haute-Volta, a pendant longtemps appliqué la doctrine que vous savez. Aujourd'hui, il en mesure malheureusement les étranges et douloureuses conséquences. Il est obligé de remettre de l'ordre dans les affaires.
Veuillez m'excuser de cette parenthèse, mais votre interruption méritait une réponse, monsieur Lederman. (Sourires.)
J'en viens au troisième point de ma réponse : la sécurité.
Comme vous l'avez dit, monsieur de Villepin, on ne peut pas séparer démocratie, développement et sécurité.
Au nord de l'Afrique sub-saharienne, au Mali, au Niger, à cause de la guerre du Liberia et de la situation à Djibouti, sévissent de véritables bandes armées. Or, comme l'a déclaré le président Houphouët-Boigny, ce ne sont pas les Africains qui ont apporté les armes ; elles viennent des pays industrialisés, des deux parties de l'Europe comme l'on disait autrefois.
L'Europe qui se trouvait sous le joug de l'ex-Union soviétique a apporté une contribution importante à la fourniture des armes dans cette région du monde. On en voit encore malheureusement les effets en Somalie. Aujourd'hui, les armes circulent librement.
Nous avons donc non seulement un devoir de solidarité, mais également un devoir de sécurité vis-à-vis de ces pays. Je peux vous assurer que la France assume complètement ses responsabilités, dans le strict respect des accords bilatéraux qui l'unissent à la plupart de ces pays.
Enfin, monsieur le sénateur, vous avez posé une question à propos de la zone franc. Cette zone établit un franc CFA convertible en monnaie française et en monnaies internationales. Depuis de nombreuses années, le Fond monétaire international et la Banque mondiale souhaitent une dévaluation du franc CFA pour rendre plus compétitives les matières premières minérales et végétales produites sur le continent africain.
Cette opinion mérite examen. Etant très endettés - ils sont producteurs de matières premières et achètent l'essentiel des produits manufacturés et tout ce qui est nécessaire à la vie quotidienne à l'extérieur - ces pays connaîtraient une inflation encore plus redoutable avant de tirer bénéfice de cette dévaluation. Cela signifie qu'il faudrait serrer la consommation et la situation serait plus grave s'agissant du processus démocratique. C'est ce que les ministres français actuellement en charge de l'économie ont dit à plusieurs reprises au FMI et à la Banque mondiale.
Après tout, ce problème concerne d'abord les Africains. Les chefs d'Etats ou de gouvernements africains ont manifesté leur souci de maintenir la stabilité du franc CFA. Nous avons pris acte de leur décision, et j'ai demandé aux institutions monétaires internationales de faire de même.
La situation de l'Afrique est en effet très préoccupante. Telle est la raison pour laquelle, après avoir annulé la dette publique des pays les plus pauvres, après avoir réduit celle des pays à revenu intermédiaire, à l'exception du Gabon qui se situe dans une tranche élevée, nous avons mis en place, sur l'initiative de MM. Sapin et Debarge, un fonds de conversion de créances.
Je m'en explique en prenant un exemple simple. Un pays qui doit un milliard de francs pourra recevoir une somme équivalente sous forme d'aides immédiates pour investir dans les infrastructures ou dans la formation. Dès lors, il sera toujours redevable de un milliard de francs et non pas de deux milliards de francs.
Cette conversion coûtera un peu au Trésor français, mais c'est un moyen que nous avons trouvé pour venir concrètement en aide à ces pays en liant intimement désendettement et développement.
Il ne faut pas nous désintéresser de l'Afrique. Ce continent comptera, vers l'an 2010, plus d'un milliard d'habitants, et ce malgré toutes les épidémies. Son sous-sol contient sans doute les plus grandes richesses du monde. Il a des capacités considérables en matière de productions végétales. Mais, face au désordre monétaire mondial actuel, face à la chute des cours des matières premières, ce continent a non seulement besoin de solidarité, mesdames, messieurs les sénateurs, mais aussi et surtout d'un nouvel ordre international.
Mme Hélène Luc. Eh oui !
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Il est clair qu'on ne peut pas continuer à faire fonctionner l'économie mondiale suivant les règles d'un ultralibéralisme, dont, aujourd'hui, nous subissons les conséquences, comme, d'ailleurs MM. Major et Bush.
Rappelez-vous ! Voilà quelques années, dans cette enceinte, j'entendais dire que la France devait prendre exemple sur la Grande-Bretagne et la politique de M. Reagan.
Mme Hélène Luc. Mais l'Europe de Maastricht va pourtant dans ce sens !
M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Il ne fallait pas s'en inspirer pour la France et il ne faut pas s'en inspirer pour le monde. Le monde a besoin de solidarité et d'organisation. Tel est le message que M. Debarge et moi avons reçu à Libreville. (Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes.)
source http://www.senat.fr