Texte intégral
La situation en Afghanistan a changé de manière rapide. Ayant d'emblée considéré la riposte américaine aux attentats du 11 septembre comme légitime, n'étant ni une guerre contre le peuple afghan et encore moins contre l'Islam, je me réjouis de la chute du régime des Talibans qui protégeait l'organisation terroriste d'Oussama Ben Laden. Plusieurs questions se posent désormais, d'abord sur l'intervention et le cadre d'emploi d'unités militaires françaises déjà présentes dans la région et ensuite sur l'action la plus utile que peut mener la France non seulement pour combattre le terrorisme mais aussi pour assécher le terreau sur lequel il a pu se développer.
1. La France, membre permanent du Conseil de Sécurité, doit veiller en premier lieu à ce que la crise afghane soit surmontée dans le cadre de l'Organisation des nations unies.
Au moment où des troupes françaises d'appui au dispositif humanitaire ont quelque peine à se mettre en place, le cadre de leur intervention doit être défini dans la clarté. Le Gouvernement doit obtenir et fournir au Parlement toutes les informations et les garanties concernant les missions et les objectifs assignés aux forces françaises ainsi que celles qui concernent les décisions opérationnelles. Il n'est pas normal que nos troupes puissent être engagées sans un vote du Parlement.
Je suis tout à fait prêt à approuver la présence sur le territoire afghan de nos forces militaires pour contribuer à sécuriser l'action humanitaire. Il est légitime d'apporter une aide substantielle à la population afghane qui a beaucoup souffert dans cette crise et qui se trouve déjà confrontée aux rigueurs de l'hiver. Tel est l'objectif raisonnable auquel doit répondre notre présence militaire. Mais l'histoire nous apprend qu'il est très facile de passer comme en Bosnie d'une intervention humanitaire à une intervention militaire. Dans une région du monde où les enjeux pétroliers et gaziers sont déterminants et qui n'a jamais été dans notre zone d'influence, nous courons le risque d'être entraînés rapidement bien au-delà des objectifs assignés à nos forces. C'est pourquoi la contribution que la France doit apporter est avant tout de nature politique.
Il appartient à la France, membre du conseil de sécurité de l'ONU, de veiller à ce que l'avenir de l'Afghanistan, après la chute du régime des Talibans, soit organisé par les Nations Unies, sur les fondements des règles du droit international.
Les Etats Unis, fondés à exercer leur droit de légitime défense, en poursuivant le réseau terroriste Al Qaida et ceux qui le protégeaient, ne peuvent assumer seuls la mission de trouver une issue politique, capable de rassembler le peuple afghan.
Les forces de l'Alliance du Nord qui ont obtenu la victoire militaire à la suite des frappes américaines, ne représentent pas la totalité du peuple afghan. Elles ne doivent pas chercher à imposer le pouvoir d'une minorité sur une majorité et ne peuvent, à elles seules, opérer la recomposition politique après la chute des Talibans. Nous devons avoir en vue l'équilibre de la région, et particulièrement les risques que ferait peser sur le Pakistan, déjà sérieusement éprouvé du point de vue politique, l'exclusion du pouvoir de la population pachtoun.
Seules les Nations Unies sont fondées à apporter une impulsion décisive et il est souhaitable que la réunion de Berlin permette d'enclencher le processus de la réconciliation de tous les Afghans. La réconciliation des forces politiques -même si la tâche se révèle particulièrement difficile- ne peut aboutir que dans ce cadre.
La France se doit donc d'apporter un soutien actif à l'action du représentant spécial de l'ONU, M. Lakhdar Brahimi, en vue de mettre en place un gouvernement représentatif du peuple Afghan dans son ensemble.
En même temps que la recherche d'une solution politique, la communauté internationale doit oeuvrer pour apporter une aide à la reconstruction de l'Afghanistan.
Une présence internationale peut être envisagée sous l'égide de l'ONU et sous forme d'une force de maintien de la paix, de manière limitée dans le temps, car il appartiendra au futur gouvernement afghan de trouver les conditions de l'établissement de la paix civile et du désarmement des factions.
La résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies du 14 novembre, d'origine franco-britannique, permet la constitution d'une force multinationale ; elle constitue une base sérieuse, car elle réaffirme en même temps l'attachement à la souveraineté, à l'indépendance, à l'intégrité territoriale et à l'unité nationale de l'Afghanistan.
Il s'agit bien pour l'ONU de jouer un rôle décisif dans une période de transition. C'est le premier rôle de la France que de le rappeler.
Nous devons faire preuve de discernement lorsqu'il s'agit d'impliquer l'OTAN, d'une manière ou d'une autre, dans le règlement de la crise afghane. L'article V de la Charte de l'Atlantique Nord, mis en uvre au lendemain des attentats du 11 septembre, autorise l'OTAN à intervenir hors de la zone de ses missions traditionnelles, pour assurer la défense de l'un de ses membres.
Est-on encore dans ce cas de figure dès lors que l'on examine les modalités logistiques d'appui à une action humanitaire destinée aux populations civiles en Afghanistan ? C'est peu probable, et la France doit le dire clairement. En tout domaine la France se doit de jouer les éclaireurs et non les suiveurs.
2. La lutte contre le terrorisme n'est nullement achevée.
Pour lutter contre le terrorisme il faut mobiliser aussi d'autres moyens que les seuls moyens militaires ; une lutte efficace passe par la mise en commun des moyens de renseignement, des enquêtes policières et financières approfondies. De ce point de vue les huit recommandations du GAFI restent insuffisantes sans doute parce que l'on touche à des domaines sensibles comme la protection du secret bancaire, les privilèges des paradis fiscaux et le contrôle de l'utilisation des pétrodollars.
Il serait important que la police puisse avoir accès, sur réquisition d'un juge, aux archives informatiques des banques pour établir la traçabilité des mouvements des capitaux. Je ne sache pas que le GAFI ait repris cette proposition qui est la seule à pouvoir tarir les circuits de financement du terrorisme et de la grande criminalité mondialisée.
En France, la lutte contre le blanchiment est coordonnée par un service du Ministère des Finances, TRACFIN, constitué d'une trentaine de fonctionnaires seulement.
Il s'agit d'un dispositif qui n'est pas à la hauteur de la tâche et, pour donner l'exemple de l'année 2000, TRACFIN a reçu 2600 déclarations de soupçons de la part des établissements assujettis à la réglementation et seulement 160 dossiers ont été traités par la Justice.
Il est souhaitable d'accroître les moyens alloués à TRACFIN. Mais la faiblesse de ce service repose surtout sur le fait que ce sont les banques qui ont la responsabilité de dénoncer des opérations douteuses sans contrôle de la part des autorités de tutelle.
Or, si les banques ont les moyens de détecter les opérations suspectes, elles sont souvent incapables d'en déterminer l'origine.
Les récentes décisions prises sous l'égide du FMI en vue de s'engager plus résolument dans la lutte contre le financement du terrorisme et contre le blanchiment d'argent impliquent que les pays concernés s'engagent à collaborer davantage à l'échange de renseignements à l'échelle internationale et à mettre sur pied une unité de renseignements financiers, pour les pays qui n'en n'ont pas encore.
3. Une Défense confortée dans ses missions.
Cette crise a révélé aussi les faiblesses de notre dispositif de défense comme je l'indiquais déjà lors de mon intervention du 3 octobre dernier.
Notre Défense Nationale, pour être crédible, doit enrayer le déclin de la part de la richesse nationale consacrée aux armées qui n'atteint plus que 1,96 % du P.I.B. en 2001, alors qu'elle était de près de 3,7 % en 1991. Ce déséquilibre croissant a pénalisé l'activité et l'équipement de nos forces ainsi que la maintenance des matériels.
Il faudra en particulier s'interroger sur l'équilibre entre les opérations extérieures et les outils de défense opérationnelle du territoire et de protection des populations civiles. Les vulnérabilités multiples de nos sociétés manifestent à quel point ces impératifs majeurs ont été négligés dans notre pays.
Il est important aussi de se pencher sur la condition militaire. La distension du lien armée-nation et le relâchement du lien civique consécutifs à la suppression du service national conduisent à une perte de visibilité de l'utilité sociale de la défense.
J'ai noté avec beaucoup d'intérêt, Monsieur le Premier ministre, que vous repreniez l'idée que j'avais maintes fois exprimée ces dernières semaines, d'assurer la montée en puissance opérationnelle des forces de réserve. Vous souhaitez faire appel notamment à des jeunes directement venus du monde civil, afin d'atteindre un niveau d'environ 50 000 personnes dans les trois années à venir. Cette orientation va bien sûr dans le bon sens même si elle ne me paraît pas suffisante en l'état pour faire face à des crises qui menacent la sécurité intérieure du pays.
Une défense réellement nationale implique un nouvel équilibre entre les trois fonctions de dissuasion, de projection et de protection des populations. Bien entendu on ne saurait envisager de revenir aujourd'hui sur la constitution de forces professionnelles adaptées aux nécessités d'une projection à longue distance. Encore faudrait-il qu'elles soient convenablement équipées et qu'elles puissent agir le cas échéant de manière autonome.
Surtout un service militaire court de dix semaines permettrait à la fois de mieux assurer la défense opérationnelle du territoire et la protection des populations civiles, en fortifiant le lien armée-nation et en donnant à notre Défense la profondeur et les ressources dont elle manque aujourd'hui.
4. La France, puissance méditerranéenne, doit enfin et surtout jouer un rôle utile de médiation.
La guerre contre les réseaux terroristes islamistes n'est pas une guerre contre l'islam. Les peuples musulmans sont les premières victimes du fanatisme meurtrier des intégristes. Nous savons par exemple le tribut que les Algériennes et les Algériens ont dû payer aux actions des GIA, du Groupe salafiste de prédication et de combat, et de ceux qui précisément se faisaient nommer " les Afghans ".
Parce que nous sommes riverains de la Méditerranée, parce que notre histoire, pour le meilleur et pour le pire, nous a mêlés à nos voisins, notre intérêt est de construire des relations pacifiques en Méditerranée comme dans le Golfe et de fonder une relation plus sereine et plus confiante avec le monde arabo-musulman.
La France peut jouer un rôle de médiation irremplaçable. Pour contrer le projet des intégristes, qui voudraient creuser un fossé infranchissable entre le Nord et le Sud, il faut tarir les motifs de haine ou de ressentiment qui risquent de précipiter les masses arabes dans les bras de ceux qui détournent la religion de ses fins spirituelles pour en faire un instrument de domination, de terreur et d'enfermement dont les peuples musulmans seraient les premières victimes.
Ni les attentats contre New-York et Washington, ni la prise d'otages à Jolo, ni les assassinats en Algérie n'ont leur source dans la situation au Proche-Orient. Car il y a une logique folle propre à l'intégrisme. Elle trouve ses racines dans une longue Histoire. Elle se déploie aujourd'hui sous des formes théorisées il y a plus d'un demi-siècle en opposition avec les mouvements nationalistes modernisateurs. L'échec de ceux-ci à sortir le monde arabe de la misère et de l'humiliation a ouvert depuis trente ans un boulevard à la radicalisation intégriste.
La France peut et doit agir pour contribuer à tarir les sources de conflit qu'instrumentalisent les intégristes et les fanatiques.
·Une initiative rapide s'impose au Proche-Orient pour relancer le processus de Paix Israélo-Palestinien.
Sans doute l'intervention directe de la Communauté Internationale sera-t-elle nécessaire pour mettre fin à ce conflit.
Le gouvernement d'Ehud BARAK avait accompli des efforts méritoires. Les avancées accomplies ou esquissées alors -retrait des territoires occupés, démantèlement des colonies, double capitale à Jérusalem, création d'un Etat palestinien viable, mais en contrepartie renonciation des Palestiniens à exercer autrement qu'à la marge un droit au retour sur le territoire d'Israël qui reviendrait à nier son droit à l'existence, et cela avec les compensations que cela implique- demeurent ou s'imposent comme les bases d'une relance de la négociation. Plus que jamais il est nécessaire de réaffirmer qu'il n'y a pas d'alternative à la paix, et que la meilleure garantie de la sécurité d'Israël à long terme réside dans l'institution d'un Etat palestinien viable.
·De la même façon, il convient de lever l'embargo cruel qui pèse depuis plus de dix ans sur l'Irak pour que ce pays retrouve la voie d'un développement pacifique, si possible dans le cadre d'un accord régional de limitation des armements. La France, là aussi, peut être à l'initiative, à l'occasion de la prochaine réunion du Conseil de Sécurité. Elle doit retrouver une voix claire dans cette région et la place qui lui revient.
·Enfin il faudra engager plus avant une normalisation des rapports avec l'Iran.
La France, qui a les pieds dans la Méditerranée, doit parvenir à faire partager aux autres pays occidentaux son expérience du monde arabo-musulman. Elle doit pleinement jouer son rôle de médiation. Nous devons être les avocats d'un rééquilibrage des relations commerciales et économiques avec les pays de la rive sud et d'abord avec ceux du Maghreb auxquels tant de liens nous attachent. Il est vital de protéger les pays les plus pauvres des effets de la mondialisation libérale et de sa déferlante, à un moment où non seulement les disparités entre l'Europe et ces pays persistent mais tendent même à se creuser. La coopération avec ces pays doit aussi être d'ordre culturel et s'inscrire dans le cadre plus large d'un co-développement qui reste encore à inventer.
La France se doit d'être une puissance d'équilibre, d'ouverture et de propositions car rien de ce qui se passe autour de notre mer commune ne doit nous être indifférent. Il convient de lancer une initiative méditerranéenne de co-développement qui soit le pendant vers le Sud de l'élargissement de l'Europe à l'Est. En effet, la croissance et le progrès social peuvent seuls apporter à la rive Sud les moyens de faire reculer la misère, terreau de l'intégrisme. Celui-ci serait, s'il venait à l'emporter, une terrible régression pour ces pays, et une grave menace pour notre sécurité. La politique étrangère de la France doit donc tenir un cap clair vis-à-vis du monde arabo-musulman pour soutenir les forces de la modernité et contribuer à leur développement.
Il convient ainsi de réveiller le processus de Barcelone. A Marseille, en novembre 2000, une enveloppe de 13 milliards d'euros a été dégagée dans la perspective des années 2000/2006 pour fonder la co-prospérité sur les deux rives de la Méditerranée. Nous devons veiller à ce que ces moyens soient utilisés car, je le rappelle, seul un tiers des crédits prévus en 1995 pour financer le processus de Barcelone, soit 5 Milliards d'euros, a été engagé à ce jour.
Pour lutter contre l'intégrisme, le développement qui est inséparablement économique, social, culturel et politique, est le meilleur outil.
La France doit donc clairement s'opposer à certaines voix venant de l'administration américaine qui envisageraient d'étendre les opérations militaires à certains pays arabes comme l'Irak, sous le prétexte qu'ils entretiendraient des liaisons qui restent à démontrer avec des réseaux terroristes. La légitime défense ce n'est pas la croisade. Rien ne serait plus contraire à nos intérêts et à celui de la civilisation elle-même qu'une politique qui aboutirait à souder les pays arabes modérés et leurs opinions publiques contre des interventions armées tous azimuts injustifiées.
Les Etats-Unis ont un effort considérable à faire pour repenser leur relation avec le monde arabo-musulman sur des bases plus saines. Aidons-les par une attitude qui ne soit pas pusillanime. Les Etats-Unis ont besoin d'alliés stables et avisés.
Il faudra du courage et de la lucidité pour mener une politique étrangère capable de nous prémunir contre les nouveaux dangers du terrorisme.
L'envoi d'unités protégeant l'aide humanitaire ne peut que recueillir l'approbation. Mais la voix de la France doit se faire entendre aussi sur le terrain politique pour ouvrir la voie à un monde rééquilibré et multipolaire dont les Etats-Unis ont besoin autant que nous. Aucune paix durable ne pourra être fondée que sur l'esprit de justice et le respect de l'identité et de la dignité de chaque peuple. C'est aussi de cette manière que nous assurerons la sécurité de la France et des Français.
(Source http://www.chevenement2002.net, le 23 novembre 2001)